Lisbonne, le Tage est tout.

16 juin 2021

Il y avait, dans les années 80, à Liège, rue du Pont, ou était-ce rue Neuvice, je perds ma géographie, un petit restaurant portugais qui s’appelait « Lisboa, Tejo e tudo ». Le patron était un sympathique barbu. Il s’appelait Manuel et sa femme était italienne. La brandade de morue était délicieuse. Avec la camarade Marcelle Imhauser, Manuel animait un petit bulletin de poésie ronéotypé. A l’époque, je n’étais jamais venu au Portugal et n’en connaissais pas grand chose. J’avais bien sûr suivi avec passion la Révolution des oeillets, et les débats déchirants entre socialistes réformistes, communistes sévères et révolutionnaires radicaux, cependant mes tropismes d’alors furent espagnols et napolitains. Plus tard, je fus un peu amoureux de la lectrice de portugais, qui n’était pas portugaise et qui m’appelait son amant platonique (en réponse, je lui ai envoyé une enveloppe avec dix capsules de bouteille de Schweppes). Je faisais une double erreur de lecture. Je lisais « Lisboa, o Tejo é tudo », c’est à dire « Lisbonne, le Tage est tout » et non, comme il cela aurait dû être, « Lisbonne, et le Tage et tout ». Marcelle m’avait indiqué que le nom du restaurant venait d’un poème, mais je ne savais pas de qui. La belle lectrice m’avait un peu parlé de Fernando Pessoa et de ses hétéronymes, mais je n’en savais pas plus. Ce n’est que bien plus tard que j’ai découvert « Lisbon revisited », d’Alvaro de Campos, un des hétéronymes du dit Pessoa:

« Outra vez te revejo — Lisboa e Tejo e tudo —,
Transeunte inútil de ti e de mim,
Estrangeiro aqui como em toda a parte,
Casual na vida como na alma,
Fantasma a errar em salas de recordações,
Ao ruído dos ratos e das tábuas que rangem
No castelo maldito de ter que viver… »

Ce que Patrick Quillier, dans l’édition Bibliothèque de la Pléiade, traduit

« Encore une fois je te revois – Lisbonne, Tage, tout –
Passant inutile en toi et en moi,
Etranger ici comme partout ailleurs,
Tombé fortuitement dans ma vie, dans mon âme,
Fantôme errant de salle en salle au milieu de ressouvenances,
Parmi les bruits des rats et des planchers qui grincent
Dans le manoir maudit du devoir vivre… »

Le traducteur a abandonné la préposition, peut-être pour éviter la distraction phonique qu’aurait représenté un étage, peut-être pour se distinguer de la traduction antérieure, de Michel Chandeigne et Pierre Léglise-Costa, dans l’édition Christian Bourgeois, « Une fois de plus je te revois – Lisbonne, et le Tage, et tout » . L’effet d’accumulation reste, néanmoins. Malgré le titre, le poème n’est pas une méditation sur Lisbonne, mais sur cet ailleurs de l’être si particulier au poète. Néanmoins, ma lecture erronée, « Lisbonne, le Tage est tout », je l’aime bien, je la trouve très juste : depuis Ulysse fondateur, le fleuve est l’histoire, l’essence de la ville. Mais, bien que poètes, ou parce que poètes, les Lisboètes préfèrent l’énonciation des choses à leur essentialisation.

Le « Lisboa e Tejo e tudo » de Pessoa se trouve également lié à l’histoire de la photographie lisboète. Il est cité en exergue, sur la page de titre de Lisboa cidade triste e alegre, livre des photographes Costa Martins et Victor Parra, ouvrage classique, paru en 1959, qui est un peu à Lisbonne ce que La banlieue de Paris de Doisneau et Cendrars est à la capitale française, un manifeste de la photographie réaliste poétique. Le vieil alfarrabiste de la Calçada do Carmo me dit que l’édition originale est le livre le plus côté dans sa catégorie : il se vend aux alentours de 3000 euros et est introuvable. Mes amis lisboètes ne m’en ont jamais parlé, je dois à Françoise Lerusse, photographe liégeoise et cosmopolite, de me l’avoir signalé il y a quelques jours. Même la réédition, en format réduit, est rare, mais j’en trouve un exemplaire à la librairie Livraria Sá da Costa, l’alfarrabiste de la Rua Garrett. J’ajouterai encore que Lisboa e Tejo e tudo est le titre de deux autres recueils photographiques, l’un, paru en 2012 du photographe Eduardo Gageiro, l’autre, paru en 2017, du journaliste, écrivain et ancien directeur du Centre culturel de Belém (CCB), António Mega Ferreira.

Je vous explique tout cela avec mon zeste habituel de pédanterie, aussi nécessaire ici que la cannelle sur le pastel de nata, pour introduire quelques photos modestes des bords du Tage, du côté de Bélen.

Aujourd’hui, nous allons à Belém avec quatre objectifs, manger du poisson à l’un des trois restaurants du Circulo naval, au bord du fleuve ; aller voir l’exposition « Rapture » d’Ai Weiwei à la Cordoaria nacional ; voir également une autre exposition, « Post-Globalização » au MAAT ; écouter, au CCB, une conférence sur la Salomé de Richard Strauss par notre ami Nuno Vieira de Almeida. En prime de ce programme chargé, une découverte nous attend.

Espaço Entre a Palavra e a Cor  (Photographie André Lange-Médart)

Le chauffeur de taxi n’a pas bien compris où il devait nous déposer, mais cela n’est pas bien grave. Son erreur nous permet de découvrir le mémorial Espaço Entre a Palavra e a Cor (« Espace entre la Parole et la Couleur »), dont l’existence nous aurait probablement échappé. sans cet aléa Ce monument-espace aurait dû être inauguré le 18 décembre 2019, à l’occasion du centenaire de la poète Sophia de Mello Breyner Andresen. Sophia, comme l’appellent familièrement les Portugais, n’aimait pas le terme poetisa, et j’évite donc ici poétesse. L’inauguration a été reportée suite au passage de la tornade Elisa et je ne sais pas si la pandémie l’a rendue possible. Le monument, conçu par la galerie Ratton, à partir d’un projet de Menez, nom d’artiste de la plasticienne Maria Inês da Silva Carmona (1926-1995) est composé de deux demi-cercles où sont disposés des poèmes de Sophia, choisis par sa fille, Maria Andresen de Sousa Tavares et des azulejos dessinés par Menez. Le lieu choisi pour ce monument-espace, plus près de la voie rapide qui mène du centre ville à Belém que du fleuve est un peu étrange, et même les promeneurs attentifs qui suivent le quai en regardant le Tage risquent de ne pas voir cet ensemble, à vrai dire plus beau par les dessins de Menez que par les poèmes de Sophia, que l’on ne prend pas le temps de lire dans le bruit de la tornade automobile. Des brosses posées là à l’occasion de travaux sur la chaussée trivialisent encore un peu plus l’hommage à la poète, dont le chant fut si pur.

Espaço Entre a Palavra e a Cor  (Photographies André Lange-Médart)

Navegámos para Oriente ―
A longa costa
Era de um verde espesso e sonolento

Um verde imóvel sob o nenhum vento
Até à branca praia cor de rosas
Tocada pelas águas transparentes

Então surgiram as ilhas luminosas
De um azul tão puro e tão violento
Que excedia o fulgor do firmamento
Navegado por garças milagrosas

E extinguiram-se em nós memória e tempo

Que Michel Chandeigne traduit :

Nous avons navigué vers l’Orient
La longue côte
Etait d’un vers dense et somnolent


Un vert immobile sous aucun vent
Jusqu’au sable blanc comme des roses
D’une plage effleurée par les eaux transparentes

Alors ont surgi les îles lumineuses
D’un bleu si pur et si violent
Qu’il excédait l’éclat du firmament
Navigué par des grues miraculeuses

Et en nous s’abolirent et la mémoire et le temps.

Monument aux Découvertes, Bélem (Photographie André Lange-Médart)

J’aurais pu choisir un poème de Sophia sur le Tage et non celui-ci, extrait de ses Navigaçoes en haute mer. C’est que, chaque fois que je viens ici sur les bords du Tage, à Belém plus qu’au centre ville, je ne puis pas ne pas penser aux navigateurs portugais partant à la découverte du monde. Les Lisboètes n’y pensent pas tous les jours, cela va de soi, et ceux de ma génération ont une relation contradictoire avec le monument aux découvertes que fit élever Salazar, le dictateur, mais aussi le fantôme historique de l’impérialisme, toujours haï. Ils se moquent volontiers du style grandiloquent de ce massif, mais s’offusquent lorsqu’ils voient de jeunes Espagnols sacrilèges en escalader les contreforts.

La globalisation du monde s’est inventée à partir de ce fleuve. Moi qui ne suis même pas un marin d’eau douce, je ne puis pas ne pas être ému lorsque je vois des enfants portugais apprendre le métier de la voile, sur de petites embarcations aux voiles blanches, des Optimistes, à peine plus grandes que des pots de yaourt.

Ecole de voile sur le Tage (Photographie André Lange-Médart)

La classe est finie. Un dingy tire les trois voiliers vers la marine. Les jeunes matelots crient à tue-tête, est-ce leur joie, est-ce leur peur, je ne sais. Nous les retrouvons, peu après, remontant leurs embarcations sur le quai. Ce sont des garçons. Des femmes amènent les châssis de remorque.

Après la leçon de voile (Photographie André Lange-Médart)

En attendant ma dorade grillée, je parodie Héraclite : « Toujours tu regarderas le même fleuve ». Mina proteste. Le fleuve est toujours différent. C’est vrai, bien sûr, la lumière et les choix photométriques en changent les couleurs. La diversité des embarcations en modifie le trafic. Les industries, les réservoirs sur l’autre rive en enlaidissent les contours. Mais, du point de vue photographique, le fleuve ne change pas : il est vaste, plan et linéaire. Jouer avec les lignes du quai qui fuit vers l’estuaire est tentant, mais, à la longue, facile, répétitif. La plus belle diversité du fleuve, ce n’est pas lui-même, mais les hommes et les femmes qu’il attire. C’est eux qu’il me faut fixer, et d’autres lignes, qui en brisent l’horizontalité.

Ecoliers le long du Tage (Photographie André Lange-Médart)
Conversation poétique au bord du Tage (Photographie André Lange-Médart)
Journaliste devant le Tage (Photographie André Lange-Médart)
Athlète le long du Tage (Photographie André Lange-Médart)
Deux athlètes le long du Tage (Photographie André Lange-Médart)

P.S. 20 juin 2021. Une amie liégeoise m’apprend que Manuel da Costa, qui animait le restaurant « Tejo e tudo » puis la galerie Orpheu nous a quitté le 31 mai. Pour beaucoup de Liégeois, il a été le premier visage du Portugal. Saudade.

Manuel da Costa (photographe à identifier).

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