Le touriste attentif qui se rend du centre de Lisbonne vers Belém peut remarquer, sur sa droite, un long bâtiment de style pombalien, peint en jaune, d’une longueur inhabituelle. Il s’agit de la Cordoaria Nacional, la corderie nationale.

Quoi de plus naturel que de trouver une corderie dans un port historique ? J’ai longtemps pensé que ce bâtiment était unique en Europe, mais un peu d’investigation m’en fait découvrir une à Rochefort, la Corderie royale, une à Chatham, dans le Kent, toujours active avec ses machines de 1810, une autre encore sur l’île de Karlskrona en Suède. Le modèle d’une corderie couverte paraît être la Corderie royale de Rochefort, construite entre 1666 et 1669 à l’initiative de Colbert. Avec ses 374 mètres de long, elle a longtemps été le plus long bâtiment industriel d’Europe. Celle de Lisbonne fait 353,3 mètres sur une largeur de 12,3 mètres. Elle a été construite en 1771, à l’initiative du Marquis de Pombal, dans le cadre des travaux de restructuration de la ville qui ont suivi le tremblement de terre de 1755.
La longueur des corderies s’expliquait par la nécessité de tendre les fils pour les torsader. Ceux que la question intéresse pourront se reporter à l’article « Corderie » très détaillé de la Grande Encyclopédie, que je renonce à résumer ici, pour ne pas ennuyer mes belles lectrices et mes aimables lecteurs.
La Cordoaria Nacional, après avoir connu différents incendies au XIXe et XXe sièces, a été utilisée comme bâtiment industriel jusqu’en 1998 et réhabilitée, depuis quelques années, en lieu d’exposition temporaire. Je me souviens d’y avoir vu en 2010 une grande exposition sur le centenaire de la République portugaise.
Le lieu a été investi par l’artiste chinois Ai Weiwei pour son exposition exceptionnelle, Rapture, la première au Portugal. La démesure du lieu convient à celle de l’oeuvre du géant chinois. Si je me souviens bien, j’ai signé il y a quelques années une pétition adressée au gouvernement chinois pour obtenir la libération d’Ai Weiwei, devenu une des figures de la lutté pour la reconnaissance de la liberté d’expression. Mais je ne connaissais son oeuvre que par quelques articles de presse, et je dois avouer que j’ai abordé l’exposition Rapture avec un certain scepticisme. José Marmeleira, le critique de Publico parlait d’exposition blockbuster, annoncée à grand tapage dans l’ensemble du pays. Ainsi, par exemple, au beau milieu du Centre commercial d’Amoireiras, une installation à base de douze miroirs invite les passants à s’initier aux signes du zodiaque chinois. Conçue par le commissaire brésilien Marcello Dantas, qui avait déjà organisé des événements similaires en Amérique latine, elle propose 85 oeuvres, dont cinq inédites, réalisées au Portugal.

(Photographie André Lange-Médart)
Il a quelque chose d’agaçant avec les artistes contemporains de la démesure, tels Jeff Koons, Jan Fabre, et, plus récemment, notre comique Philippe Geluck. Le gigantisme de certaines de leurs oeuvres laisse penser qu’ils veulent nous imposer leur égo. Des géants, on se demande toujours si ils sont de véritables colosses ou de simples boursoufflures de contes de fée, conçus pour impressionner les enfants. Le volume des oeuvres gigantesques, qui ne les destine qu’à un emplacement public, supposant un soutien de pouvoir politique, ou à l’espace des fondations crées par les géants de la finance et de l’industrie, jette sur ces oeuvres un inévitable soupçon de compromis avec le « marché de l’art ». Je préfère les petits formats intimistes, ceux de Paul Klee par exemple, dont je garde un souvenir ébloui depuis une exposition au Museum Berggruen à Charlottenburg. Mais pourquoi reprocher à un artiste contemporain sa démesure, alors qu’on la loue chez Michel Ange ou chez Giulio Romano?

Ai Weiwei se distingue de Koens et de Fabre par le courage de son engagement politique en faveur de la liberté d’expression, en Chine, ce qui lui a valu la prison puis l’exil. Les traces des pneus de tank reproduites sur un immense tapis de laine ravivent dans notre mémoire la répression des manifestations de la Place Tien an Men au printemps 1989. Les grandes oeuvres d’hommage aux réfugiés traversant la Méditerranée impressionnent : grande fresque Odissey en azulejos, figures mythologiques chinoises sur un dingy de fortune, en bambou tressé (Life Cycle) ou en PVC (Law of the Journey).




Après sa libération, Ai Weiwei a séjourné à Lesbos, à Berlin, à Cambridge et il est à présent établi en Alentejo. Il continue au Portugal une démarche de collaboration avec les artisans locaux, qu’il avait déjà entreprise en Amérique latine. Il en résulte un recours aux azulejos, mais aussi Brainless figure in Cork, autoportrait ironique en liège de l’Alentejo.

Je suis moins convaincu par son rouleau hygiénique en marbre, probablement extrait des magnifiques carrières de Borba, près d’Elvas, en Alentejo. La démarche qui consiste à utiliser des matériaux nobles pour représenter des objets triviaux (Ai Weiwei propose également des menottes et des tubes de rouge à lèvre en jade) ne me paraît pas nouvelle. Déjà dans les années 80, Roland Baladi sculptait dans le marbre des postes de radio et de télévision. Magnifier le rouleau de papier hygiénique peut être une manière de rendre hommage à une des grandes inventions de l’hygiène moderne mais je ne peux m’empêcher de penser à L’exposition extraordinaire, ce film du réalisateur Eldar Chenguelaia qui narre l’histoire d’un sculpteur qui a hérité de son maître un bloc de marbre de Paros et qui décline toutes les propositions stupides de sujet qui lui sont faites et préfère sculpter des pierres tombales pour ses riches clients plutôt que d’entamer le magnifique bloc, qu’il lègue finalement à son apprenti.

Plus convaincante est la démarche inverse, qui consiste à utiliser des objets du quotidien pour leur donner une forme et une signification forte. Il en est ainsi du Snake Ceiling, un gigantesque serpent réalisé avec 1000 sacs à dos pour écolier, qui rend hommage aux 5000 enfants qui périrent lors du tremblement de terre du 10 mai 2008 dans la province du Sichuan. Les autorités avaient refusé de divulguer le nombre total de morts, estimé à 90 000 et Ai Weiwei avait alors lancé une vaste enquête citoyenne, qui fut à l’origine de son emprisonnement.

Impressionnantes sont aussi les porcelaines réalisées à partir d’os humains retrouvés dans un camp de travail des années 50 où furent emprisonnés nombre d’intellectuels, à l’époque du Mouvement Anti-Droite lancé par Mao Tse Tung. Ai Weiwei met également en scène son propre emprisonnement à travers des reconstitutions, dans six boîtes dioarama en fibre de verre. A travers des petites fenêtres, le visiteur peut voir la statuette de l’artiste sous le contrôle permanent de deux gardiens. Le visiteur devient lui-même surveillant, voyeur. Cette thématique de la surveillance est renforcée par la vente, à la sortie de l’exposition, d’azulejos à tirage limité représentant une caméra de télésurveillance.


Du point de vue plastique, les oeuvres que j’ai préférées sont la carte du monde en coton (ce n’est qu’en lisant le catalogue que j’ai réalisé qu’il s’agissait d’une carte du monde, mais peu importe) et les signes du zodiaque chinois, en soie et bambou.


L’exposition comprend aussi de nombreuses photographies, avec comme constante le medium de la main gauche dressé devant les édifices du pouvoir ou encore la Joconde. Ma première compréhension a été qu’il s’agissait d’un doigt d’honneur mais dont le titre indique qu’il s’agit d’une étude de perspective, permettant à l’individu de se situer dans le monde. Enfin, sur divers écrans de télévision peuvent être visionnées des vidéos réalisées par l’artiste. Dans l’une d’entre elle, on peut voir Ai Weiwei, dans un parc de Pékin, récupérer la carte numérique de l’appareil photographique d’un agent des services gouvernementaux chargé de le suivre et de suivre ses amis.
L’oeuvre d’AI Weiwei ne fait pas rêver. Elle est un témoignage politique, plus puissant qu’émouvant, de la situation politique en Chine, de l’exode de réfugiés et de clandestins vers l’Europe, de la biographie de l’artiste. La démesure des oeuvres est à la hauteur des défis politiques colossaux. La convergence des formes esthétiques traditionnelles et de l’esprit new yorkais à la Duchamp/Wahrol dans ce lieu historique qu’est la Cordoaria Nacional a quelque chose d’écrasant. La perfection technique de réalisation des oeuvres converge-t-elle avec le cri politique ? L’humour évident d’Ai Weiwei et la tendresse pour les humbles que révèlent ses vidéos suffisent-ils à effacer le contexte, nécessairement mercantile, de l’exposition ? Nous sommes de petits lilliputiens qui payons notre billet pour venir voir souffrir un Gulliver moqueur.
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