Diário da Peste — O Ano de 2020 / Journal de la peste – L’année 2020 par Gonçalo M. Tavares

28 juin 2021

L’an dernier, pendant ces jours tragiques et étranges du premier confinement, un ami strasbourgeois a fait circuler, sous forme de lourds PDF, des contributions de philosophes sur la situation inédite dans laquelle se trouvait le monde suite au développement rapide de la pandémie et au confinement généralisé. Je dois avouer que je n’y ai guère prêté attention. La période me paraissait prêter plus à la collecte d’informations fiables, l’observation de la circulation des rumeurs et fausses informations et les messages de réconfort aux proches qu’à la réflexion théorique, qui me semblait prématurée. J’avais été heurté par un texte de Girogia Argamben qui s’était empressé de nier la réalité de la pandémie pour répéter sa théorie de l’état d’exception. J’écoutais chaque jour une version différente du Stabat Mater de Pergolese.

Un peu plus d’un an plus tard, je lis Diário da Peste — O Ano de 2020 (Journal de la peste – L’année 2020) la contribution d’un philosophe portugais, Gonçalo M. Tavares, qui est, au Portugal, le livre événement de ce printemps. Mais si Tavares est philosophe de formation, spécialisé en épistémologie, Tavares est avant tout un écrivain, souvent cité ici comme le plus brillant de sa génération.

J’ai évoqué ici il y a quelques jours son Viagem à India / Un voyage en Inde, mais ce n’est qu’un de ses livres parmi la trentaine qu’il a publiés depuis vingt ans, dont plusieurs ont été traduits en français : Monsieur Valéry (2002), Monsieur Brecht et le succès (2004), Un homme : Klaus Klump & La Machine de Joseph Walser (2004), Jerusalem (2004, Prix José Saramago 2005), Apprendre à prier à l’ère de la technique (2007, Prix Médicis du meilleur livre étranger, 2010), Matteo a perdu son emploi (2010). Tavares a reçu de nombreux prix au Portugal et les louanges de ses aînés (José Saramago, Eduardo Lourenço, Alberto Manguel, Vila-Matas,…).

Diário da Peste — O Ano de 2020 – dont le titre rappelle le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe – est un journal quotidien, tenu entre le 23 mars et le 23 juin 2020 et à l’origine publié dans l’hebdomadaire Expresso. Pour rappel, la pandémie a atteint le Portugal un peu plus tard que l’Italie, la France ou la Belgique : le premier cas a été identifié le 2 mars, l’état d’urgence décrété le 18 mars et la seconde phase de déconfinement a commencé le 18 mai.

Au Portugal, le journal d’écrivain est un genre qui a ses lettres de noblesse, en particulier depuis les Diários de Miguel Torga et les Cadernos de José Saramago, réunion des textes que le Prix Nobel tenait sur son blog. La publication de Passageiro clandestino I, premier volume du journal inédit du romancier néo-réaliste et poète Mário Dionísio (1916-1993) est un des autres événements littéraires de ce printemps. Bien qu’il ne couvre que quelques mois, le Diário da Peste de Tavares est destiné à faire date, et pour cause : il couvre, de manière originale, les mois les plus tragiques et spectaculaires de l’histoire mondiale depuis 1945, le « second début du XXIeme siècle ».

Les lecteurs de Tavares retrouveront ici une des caractéristiques du style si particulier de l’auteur tel qu’il s’épanouissait dans Viagem à India : des phrases courtes, un mélange de considérations philosophiques, avec références aux auteurs phares du XXe siècle aussi bien qu’à la culture populaire, des rapprochements surprenants, des anecdotes de vie quotidienne. A cela s’ajoutent le simple énoncé de faits tels que véhiculés par les médias, statistiques de contamination, d’hospitalisation, de décès, déclarations d’hommes politiques, de personnalités du monde de la culture, de travailleurs de la santé, mais aussi des messages d’amis, des phrases happées dans l’espace public ou des nouvelles de l’évolution de la blessure à la patte du chien de l’auteur, Roma. Et en prime, ce qui donne l’originalité à l’ensemble, des citations ou évocations des multiples lectures de l’auteur, des chansons qu’il écoute,… Ces collages donnent à l’ensemble une tonalité irréelle, un sentiment d’inquiétante étrangeté d’autant plus troublant que bien des nouvelles qui nous avaient frappés alors sont déjà sorties de notre mémoire vive.

La traduction d’un court extrait des notations du 23 mars suffira, je pense, à donner un aperçu de cette tonalité si particulière :

« L’humain 2 a une fièvre très haute.
L’humain 3 joue sur une console au jeu le plus ancien : frapper des balles contre un mur
Les jeux sportifs suspendus.
Il y a un placard macabre qui annonce un nombre unique qui n’a déjà plus d’adversaire.
Un nombre unique par pays.
Iran: 127.
Roma a soif, je mets de l’eau dans le bol.
La main tremble, la patte non.
La fin du monde a toujours été annoncée sous forme de statistique.
Karl Pearson en 1901 : « a fondé la revue
Biometrika« .
Le siècle commence lorsqu’il est nécessaire de mesurer les choses.
Mesurer les verticales, les horizontales, la taille des pieds, des narines, du coeur.
Les grands nombre se comptent au début des siècles.
Martha dit que la grand-mère va bien, mais que, à peine éteint le téléphone, elle commence à pleurer.
En 2020 commence un autre siècle.
Martha dit qu’elle continue à entendre la grand-mère pleurer, même après avoir éteint le téléphone.
Ce n’est pas possible, dis-je.
C’est possible, dit-elle.
Nouvelles d’il y a deux jours :
« L’économie italienne en forte chute au premier semestre »,
« En Afrique plus de 900 cas dans 38 pays et territoires »
« Quatre pharmacies fermées dû à la contamination de professionnels ».
Le directeur-général de l’OMS met en garde les jeunes: « Vous n’êtes pas invincibles » et ils peuvent « passer des semaines dans un hôpital ou jusqu’à mourir ».
Giotto a 20 ans et s’arrête lorsqu’il entend cela.
J’imagine dans un haut-parleur la phrase répétée plusieurs vois sans compter: tu n’es pas invincible. »

Ce flux, qui nous remémore nos propres moments de peur, nos propres recherches de divertissements à cette peur, a quelque chose de poignant. Au fil des jours, Tavares se laisse aller à sa propre fantaisie, ses réminiscences littéraires ou philosophiques sont souvent étonnantes. Il n’argumente pas, cependant, se contente des juxtapositions souvent saugrenues, excessives, surprenantes, typiques du monologue intérieur. La fermeture de la frontière franco-espagnole lui rappelle les paroles d’un opéra sur le suicide de Walter Benjamin à Port-Bou, l’image des fosses communes de l’île de Hart Island heurte les vers d’une chanson de Paco Ibáñez.

Statue de Pessoa avec masque, Rua Garrett (Photographie André Lange-Médart)

Est-ce parce que le climat politique de cohabitation qui règne au Portugal ne suscite pas les mêmes polémiques qu’en France, que le négationnisme conspirationniste y est moins prégnant, toujours est-il que Tavares évite le débat politique sur la gestion de la pandémie. Celui-ci, bien entendu, affleure à travers les informations rapportées, mais Tavares ne prend pas position, en tout cas pas dans les termes triviaux du débat politique. L’instauration tardive de l’état d’exception au Brésil et le prétexte qui en est tiré par Bolsonaro pour nommer les recteurs d’Université, comparés à la naissance du régime nazi, constituent la seule condamnation explicite.

Le propos de Tavares est plus méditatif et son Diário da Peste s’inscrit plus comme un prolongement des réflexions sur la catastrophe de l’histoire universelle qui parcourait le Viagem à India que comme celui de l’analyse des rapports entre corps, douleur et langage que l’on pouvait trouver dans son Atlas do Corpo e da Imaginação. Teoria, fragmentos e imagens; Dans cet ouvrage, paru en 2013, issu de sa thèse de doctorat, Tavares réfléchissait sur la notion de santé, à partir de textes de philosophes (Gadamer, Savater, Wittgenstein, Deleuze, Bachelard) mais aussi d’écrivains (Balzac, Novalis, Ramon Gomez de la Serna, Clarice Lispector, Artaud) ou des artistes conceptuels Ilya et Emilia Kabakov.

La question de la politique de santé publique y était évoquée : Tavares expose, sans vraiment s’en distancier, les propos du philosophe espagnol Fernando Savater, qui, dans son livre El contenido de la felicidad (Le contenu du bonheur) (1986) mettait en cause la notion de « santé publique » et le droit de l’Etat à s’immiscer dans les choix médicaux des individus. Le radicalisme de Savater, mettant en cause l’interventionnisme sanitaire qui consiste à interdire aux individus de consommer telle ou telle drogue, ne le conduisait heureusement pas à la remise en cause des politiques de vaccination ou de contrôle sanitaire des aliments, qui peuvent être indispensables pour éviter les épidémies ou que l’incurie des uns ne se transforme en préjudice pour les autres.

Dans son Atlas, Tavares s’amuse aussi des propos du Médecin invraisemblable de Ramon Gomez de la Serna : « Dans mon laboratoire, j’ai eu l’opportunité d’étudier suffisamment les microbes, et dans mon opinion, ils sont une chose inoffensive, enchanteresse, ingénue qui tue ». « Des choses enchanteresses qui tuent, voilà une définition » commente Tavares. Dans son Diário da Peste, Tavares aurait pu revenir sur ce plaisant et brillant badinage de Ramon, qui plaisait tant à Valery Larbaud et à mon amie Inma, laquelle me le fit découvrir au début des années 90. Il ne le fait pas. Tavares ne se prive pas de la fantaisie, lui qui a défini l’imagination comme une lutte contre la fin de l’Histoire, mais sa tonalité est devenue plus grave. Ainsi le veut l’époque.

Le 8 juin, alors que la situation s’améliore, Tavares note :

« C’est une évidente violence physique, faire ce journal.
Pour moi, preuve de force et de résistance.
Parfois, une laide fatigue.
Mais une obligation sans nécessité extérieure.
C’est une tension de documenter, de signaler en temps réel ce qui arrive et ce que l’on sent.
Ce que je veux encore de ces temps est un calme sans vertiges dans la tête, et que soit soignée la blessure de la patte de l’intempestive
Roma. »

Tavares est un héritier de l’esthétique du fragment, à laquelle nous ont initié Fernando Pessoa et Walter Benjamin. On peut picorer dans ses livres sans les lire complètement. Les saveurs y sont multiples. Le 18 juin, citation du poète brésilien Carlos Drummond de Andrade :

« « Parmi les désespérances actuelles
et le manque de meilleures nouvelles,
je viens vous informer qu’une orchidée vient de naître ».
Sous le soleil propre, les apocalyptiques sortent dans la rue. Et sous le sol il arrive aussi des choses.
On a détecté le virus dans les égouts en Europe dès décembre.
18 juin. Les égouts du monde continuent de parler.
Je pense à cela, à ces nouvelles pitonneries: les égouts. De la viendra la clairvoyance en 2020.
Entre les égouts et l’orchidée, un chemin étroit.
« 

Le 20 juin, Tavares clôture son journal

« Je suis épuisé, je ferme la fenêtre et le journal.
« Tu me dis que plus immortelle que la prudence est la colère et la joie » écrivit Hölderlin, et ce vers est suffisant pour terminer quoi qu’il en soit.
Il ne vas seulement y avoir un après, mais un grand après.
Un tragique, léger, pesant, terrible, audacieux, affamé, débauché, pervers, égoïste, incertain, tremblant, terrifiant : un après qui sera tout cela et plus encore.
Un après ambigu, brutal et allègre. »

Marchand de journaux, Praça dos Martires, Lisbonne (Photographie André Lange-Médart)

Comme l’écrit Tavares dans sa préface, datée d’avril 2021, le premier choc, en 2020, n’est pas comparable à celui de 2021, à l’occasion duquel la réaction fut plus « marécageuse et indéfinissable ». « Le premier choc a une puissance qui ne peut se répéter ». La pandémie est loin d’être terminée dans le monde, et Lisbonne pourrait devenir l’épicentre d’une quatrième vague européenne. Le variant Delta, importé du Népal, s’y répand plus qu’ailleurs. Le gouvernement interdit les déplacements entre Lisbonne et les autres districts, l’Allemagne rappelle ses ressortissants, impose une quarantaine à qui arrive de Lisbonne. Un touriste danois a rapporté le variant au pays. Mais la terreur a disparu. Les jeunes touristes français viennent admirer la ville depuis le miradouro de Graça. Les journaux commentent le penalty raté de Mbappé. La fin du monde est reportée sine die, mais l’imagination de Tavares, et son sens de la trace historique, nous sont précieux. « Durant les semaines de 2020 les faits ont gagné de la valeur, de la longueur, de la largeur, de la hauteur ». Ce témoignage brillant et poignant nous aidera à ne pas l’oublier.

Rua Augusta, Lisonne (Photographie André Lange-Médart)

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