
J’ai toujours aimé survoler les terres d’Espagne, ocres au Nord de Madrid, fauves au Sud et puis sombres comme les Sierras. A certains endroits, les traits sont nets, routes, sentiers, alignements d’oliviers en petits points noirs à espacements réguliers. « Galopa, jinete del pueblo, que la tierra es tuya. Las tierras, las tierras d’España, hasta enterrarlos en el mar… ». J’ai lu ces terres avant de les avoir vues, merci à mon père, à qui je dois » Terre des hommes », merci à Ferrat/Aragon qui me firent découvrir Machado. Trois pas suffirent hors de Spa et le ciel pour moi se fit jour. Plus loin, les couleurs se dissolvent comme dans des tâches d’encre de Chine diluées sur du papier de soie. Là, cela doit être les sources du Tejo, qui coule vers mon amour. Et puis soudain, la mer, bleue comme une somme historique de Fernand Braudel. Malaga la blanche où Inma la belle crachait sur le trottoir de la villa de Léon Degrelle. La mer bleue comme un récit épique. Une petite traînée blanche que laisse la barque d’Ulysse en son sillage. La baie de Algeciras, Gibraltar, Tariffa, les colonnes d’Hercule dont, le coeur battant, j’arrive à prendre deux photos malgré une batterie négligemment vide. Je viens au Maroc pour la quatrième fois mais c’est la première qui m’offre le détroit. Même bonheur mythique que lorsque nous vîmes Charybde du haut du promontoire de Scylla. Une longue et fine traîne de petits nuages blancs à mi-chemin entre les deux rives, tel les pointillés des cartes de géographie qui délimitent les continents. Des hommes parfois meurent ici en nageant vers l’Europe et ses mauvaises promesses. Et puis déjà Ceuta, trop loin pour voir son mur, Tanger la trouble, Bowles, Genet, Burroughs, Jarmush et tous les autres et voici le Rif, les premiers combats politiques des surréalistes, « Le pain nu » de Mohamed Choukri, que j’ai commencé à lire hier, autobiographie nue, rien à redire,voilà un homme, et là au loin, voilà l’Océan, et perdu dans les nuages, comme il se doit, oui, je ne rêve pas, cet homme au loin sur son cheval, du côté de Ksar el-Kebir, c’est lui, D.Sebastian, sans son oncle rabat-joie. Les terres sont fragmentées, rouges, vertes, blanches, petites lignes droites traversées des grands méandres jaunasses d’un oued assoiffé. C’est méticuleux, précis et infiniment varié comme les toiles les plus intimes de Paul Klee.
Rabat, 18 décembre 2014