Angélique Ionatos. Un soleil s’est éteint.

8 juillet 2021

Il y a des voix qui vous accompagnent au fil des années comme celle d’une personne aimée, toute proche. Un chant que vous écoutez lorsque vous avez besoin de réconfort, ou, au contraire, lorsqu’il s’agit du plaisir paisible d’un moment, en route lorsque la route est longue, après l’amour, ou un soir d’été, sur la terrasse, lorsque l’air est doux et que la Voie lactée demande de la musique. Combien de fois Mina et moi avons-nous écouté les disques Sappho de Mytilène, O Erotas, Mia Thalassa d’Angélique Ionatos ?

Sappho de Mytilene / Angélique Ionatos, « Αstéron panton ».

Hier soir, j’ai appris en fin de journée qu’Angélique nous avait quittés. C’est une nouvelle poignante. Je la savais souffrante, son frère Photis, m’avait appelé l’an dernier, dans le grand silence du premier confinement, pour prendre de mes nouvelles, et m’avait informé de sa maladie.

Je n’ai pas connu les débuts d’Angélique à Liège, en 1972. Lionel Rombouts les évoquait hier. « A une certaine époque, elle habitait Liège, elle chantait dans des petites salles pour des étudiants, des passionnés de cultures d’ailleurs, et puis après on allait manger chez le grec en Souverain Pont et boire de la rétsina…C’était certain…le monde irait mieux… ».

Il faut écouter la superbe série d’émissions diffusée par France Culture en 2016 où Angélique s’entretient avec Stéphane Manchematin. Dans la première, elle évoque son grand-père, trafiquant de drogue en Egypte, son père, marin au long cours qu’elle n’a connu qu’à l’âge de deux ans, sa mère, passionnée de chant et de littérature, et son frère Photis, qui lui apprit trois accords de guitare. Le souvenir de sa mère brûlant sur la terrasse les livres dont la possession était un danger et l’exil de sa famille en Belgique, à Liège, pour fuir la dictature,

Angélique et Photis Ionatos, « Y a-t-il de la place pour les poètes », première chanson de l’album Résurrection (1972)

Angélique et Photis ont publié ensemble à Liège deux disques, dont le premier, Résurrection, en 1972 a obtenu le prestigieux Prix de l’Académie Charles Cros.

Après le deuxième disque, Angélique décide qu’elle continuera à chanter, mais en grec, sa langue, le seul bien qui lui reste de la patrie perdue. Cette décision est à l’origine de sa rupture avec Photis, qui ne croyait pas, à l’époque, qu’il était possible de trouver dans l’espace francophone, un public pour écouter des chansons en grec. Il avait tort, et lui-même n’a trouvé sa pleine mesure, à mon humble avis, qu’avec sa mise en musique du Retour à Ithaque de Kavafis, chanté en grec et que j’ai évoquée naguère ici.

Comment décrire par les mots la voix de contralto d’Angélique, chaude, nuancée, grave parfois jusqu’à la dureté de la colère, et puis douce comme une caresse ? Il n’est point nécessaire de connaître le grec pour être sensible à sa beauté. Quelques mots, thalassa, kosmos, polis suffise souvent pour nous contextualiser le chant, à défaut de saisir la subtilité des textes. Les harmonies, les rythmes, le recours à des accords ouverts, plus tard les arrangements et les petits ensemble d’instrumentistes, accompagnent, valorise toujours cette voix noble, qui rayonne, dès le premier disque en solo, I Palami Sou, publié en 1979. Ce disque est devenu très rare, n’a pas été, à ma connaissance, réédité, mais quelqu’un a eu la bonne idée de le transcrire. Je viens à peine de le découvrir.

Angélique Ionatos, album I palami sou (1979)
Odysseus Elytis/Angélique Ionatos, « Omorphi Ke Paraxeni Patrida », Titre extrait de l’album O Hélios O Héliatoras, 1983

Au début des années 80, Angélique rencontre le baryton Spyros Sakkas et lui propose de chanter le rôle du poète dans Maria Nepheli / Marie des Brumes, l’étrange poème en dialogue d’Odysseas Elytis, le grand poète grec qui a obtenu en 1979 le Prix Nobel de Littérature. Angélique racontera de manière amusante comment elle a pu, avec l’audace de la jeunesse, convaincre le poète réticent de son projet, en lui rendant visite dans son petit appartement de la rue Spouras à Athènes. L’accord de l’auteur obtenu, le spectacle est donné en 1984 au Théâtre de la Ville, avec une orchestration d’Alexandre Myrat, et constituera le début de la notoriété de la chanteuse sur les scènes françaises.

Odysseus Elytis / Angélique Ionatos, « Hymne à Marie des Brumes » (extrait) – Enregistrement du spectacle au Théâtre de la Ville
Odyseus Elytis / Angélique Ionatos, « Le chant de Marie des Brumes » (extrait de l’album Marie des Brumes (1984)

Je n’ai pas eu l’occasion de voir ce spectacle, mais je crois que c’est à ce moment-là qu’Angélique est devenue belle, ou, plus exactement, que sa beauté intérieure est devenue aussi beauté physique. Le visage un peu joufflu de sa jeunesse liégeoise s’est allongé, son regard est devenu sauvage ; sur la photo d’Irmeli Jung, pour la pochette du disque, ses épaules se sont dénudées avec grâce.

Angélique raconte que Spyros Sakkas lui a appris que la représentation en scène devait être aussi sacrée qu’une cérémonie religieuse. C’est pourquoi je pense qu’il est abusif d’écrire, comme le fait, par exemple, un journaliste de L’Humanité, qu’elle était une déesse. Elle avait trop d’humour pour se prendre pour une déesse et savait, avec Elytis, que « toutes les religions mentent ». Elle était plutôt une grande prêtresse, officiant au service de cette grande déesse athée des temps modernes, la poésie. Elle a contribué à faire connaître dans l’espace francophone la poésie grecque du XXe siècle. Outre Elytis, Angélique a chanté Constantin Kavafy, Yannis, Ritsos, Manos Hadjidakis, Kostis Palamas, Kostas Karyotakis, Christos Christofis, Dimitris Mortoyas, d’autres encore, mais aussi Sappho de Mytilène, aux poèmes de laquelle elle rendit vie, en compagnie de Nena Venetsanou. Spectacles, disques, et rares passages à la télévision se sont succédés, pour le bonheur de ses admirateurs.

Sappho de Mytilène / Angélique Ionatos / Nena Venetsanou, « Aérion épéon » (extrait de l’album Sappho de Mytilène, 1991)
Angélique Ionatos, « O Erotas » (extrait de l’ album O Erotas, 1992)
Mikis Theodorakis / Angélique Ionatos, « O Kyklos Tou Nerou » (extrait du disque Mia Thalassa, 1994)
Notis Mavroudis – A. Alkaios / Angélique Ionatos, « To proïno tsigaro » (extrait de l’album Chansons nomades, 1997),
Angélique Ionatos, « Yezux noirs » (extrait de l’album D’un bleu très noir, 2000)

Je n’ai longtemps connu Angélique Ionatos que par le disque et ce n’est qu’en 2003 que je l’ai vue pour la première fois en scène, à la Maison de la Poésie, rue Saint-Martin, dans un récital L’Alphabet de la mer où elle interprétait des chansons d’Elytis et de Sappho. Elle présentait les poèmes en français, les chantait en grec, jetait en l’air des petits papiers colorés. Elle plaisantait aussi, entre deux petites tragédies. Elle explique qu’en grec moderne, chanson se dit τραγούδι, et que son étymologie vient bien du mot grec ancien τραγῳδία, tragédie. « On n’en sort pas » commente-t-elle en riant. Il fallait la voir en scène pour comprendre ce mélange absolument irrésistible, envoutant, de gravité, d’humour, de tendresse, de sensualité, d’intelligence. Ce soir-là, j’ai réalisé qu’elle était la beauté même. Je l’ai écrit déjà, le le réécris. A la fin du spectacle, elle dédicaçait ses disques, échangeait quelques mots avec les personnes qui venaient vers elle. J’ai pensé aller lui parler de Liège, de Photis. Puis j’ai abandonné l’idée dans l’instant. Je trouvais que c’était bien peu de choses à lui dire au regard de l’émotion, de ce sentiment qu’elle inspirait de nous porter plus haut que nous-même.

En 2003 encore, elle a donné un spectacle et un disque Alas Pa volar basés sur le journal intime de Frida Kahlo, chanté en espagnol. C’était un beau projet, de belle tenue, mais qui est peut-être son disque le moins convainquant. Ses intonations grecques restent trop présentes et, malgré la sympathie évidente pour la peintre mexicaine, manque une certaine grinta à laquelle nous ont habituée les chanteuses latino-américaines.

Frida Kahlo / ANgélique Ionatos, « Si Tan Solo » (extrait de l’album Alas pa’ volar, 2003)

De même, dans son album suivant, elle convainc plus dans son interprétation des poèmes de Kostis Palamas ou dans ce chant de défi à la mort qu’est « L’empreinte » d’Anna de Noailles que dans l’interprétation des poèmes d’un Pablo Neruda pétrarquisant.

Anna de Noailles / Angélique Ionatos, « L’empreinte » (extrait de l’album Eros y muerte, 2007).

A partir de 2009, Angélique se produit avec une jeune chanteuse venue d’Athènes, rencontrée grâce à Spyros Sakkas, Katerina Fotinaki. Nous avons eu le plaisir de les voir, un soir d’hiver, dans un petit centre culturel de la banlieue de Strasbourg. La couleur dominante des cheveux du public avait la couleur de l’hiver, mais combien il y avait de jeunesse, dans ce spectacle de deux chanteuses complices. De leur collaboration surgira un album Comme un jardin la nuit, dont le titre est inspiré d’un vers de « Cette blessure » de Léo Ferré. De cet extrait blason du sexe féminin, Angélique, avec une voix déjà un peu fanée, mais qui n’a rien perdu de sa grâce et de sa puissance, donne une interprétation d’une délicatesse insondable.

Hadjidakis-Gatsos / Angélique Ionatos et Katerina Fotinali, « Νανούρισμα / Berceuse »
Léo Ferré / Angélique Ionatos, « Cette blessure » (extrait de l’album Comme un jardin la nuit, 2009)

L’engagement politique d’Angélique a toujours été implicite et naturel : elle n’a jamais oublié que l’exil de ses quatorze ans résultait d’une dictature militaire et que Mikis Theodorakis, qui fut son modèle depuis un concert mémorable à Liège, et les poètes qu’elle chantait avaient été victimes de la répression. Elle croyait fermement que les poètes, dans l’Antiquité déjà, devaient se confronter à la réalité du monde et proposer d’autres horizons. L’académisme philo-helléniste, voulant ramener la Grèce contemporaine au mythe de la Grèce antique, l’agaçait profondément : « J’ai envie de lui donner des coups de pied » dit-elle malicieusement dans L’héritage de la chouette, le documentaire de Chris Marker (1989) dans lequel elle fait diverses apparitions lumineuses. La crise politique et économique de la Grèce en 2015 et 2016 l’a mise en colère. Elle évoquait, dans ses spectacles, dans une lettre au Monde diplomatique ou encore dans ses interview, la médiocrité des ploutocrates nationaux, la main mise internationale sur son pays et surtout la misère qu’elle pouvait constater dans les rues d’Athènes,

Interview d’Angélique Ionatos par Le Triton (Les Lilas) (2015)

Son dernier album, Reste la lumière, paru en 2015, porte la trace de ce désarroi, de cette lucidité, de cette colère, de la maladie probablement, déjà. La mélancolie y est plus forte encore qu’à l’habitude. « Courage » et « Optimisme » restent cependant des paroles auxquelles elle donne force renouvelée.

Angélique Ionatos, « Courage » (Extrait de l’album Reste la lumière, 2015)

Angélique préférait mettre en musique et interpréter les textes des poètes que d’en écrire elle-même. Dans ce dernier album, on trouvera néanmoins des textes dont elle est auteur, ainsi « Mes vieilles sorcières », dédiée aux femmes vieillissantes, les oubliées, et en particulier aux femmes grecques.

Mes sœurs sorcières
O αδελφέç µου µάγισσεç

Pour Anna

Ô mes sœurs sorcières, mes vieilles compagnes
Les enfants et les hommes ont déserté vos maisons.
Vos charmes se sont évanouis, vos cheveux ont blanchi,
Les jasmins se sont fanés et votre feu s’est éteint.

Ô mes sœurs sorcières, avec cette ride profonde entre vos sourcils
comme un sillon accablé, le sillon de la douleur.
Ô mes sœurs sorcières, mes pauvres servantes orphelines à présent
vous comptez les chagrins, les heures et les jours.

Ô mes sœurs sorcières, mes fées oubliées
Prenez des filaments de lune dorés et argentés
Brodez des étoiles brillantes, des gouttes de rosée
Des rêves et des espoirs sur nos ailes froissées.

Angélique Ionatos, « Optimisme » et « Mes vieiles sorcières » (sur Radio Nova, 2015)

En 2016, Angélique publie Le soleil sait. Une anthologie vagabonde, traduction d’un choix de poèmes d’Odysseas Elytis, resté son poète préféré. Au moment où l’annonce de la disparition d’Angélique répand la tristesse chez ceux qui l’ont aimée, il serait facile, comme c’est l’usage, de conclure avec quelques considérations sur l’immortalité des artistes acquise grâce à leur oeuvre enregistrée ou de renvoyer à cette première chanson en forme de question « Y a-t-il de la place pour les poètes ? ». Je terminerai plutôt avec ces derniers mots, extraits du Petit Navigateur, qu’elle a placé à la toute fin de l’anthologie :

« Non, le Paradis n’était pas une nostalgie. Encore moins une récompense. C’était un droit ».

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