4 juillet 2021
Gestes de Lisbonne. C’est plus un cahier d’exercices qu’un album. Saisir les gestes dans l’espace de la ville, les petites choses, des conversations, un chien ou un chat qu’on promène, des attentes, un prière pour un docteur vénéré, des caresses, un carton encombrant à transporter. Photographier une ville dans sa tranquillité est un exercice périlleux. Les seuls accidents repérés sont un pneu crevé, un penalty marqué, la statue en liège d’Alentejo d’un artiste chinois, un téléphone portable que l’on sort de son étui et qui produit une étincelle de magie. J’ai réuni ici 169 photos prises lors de mon dernier séjour à Lisbonne, toutes traitées en noir et blanc.
Confortablement installé dans un transatlantique de la terrasse du miradouro de San Pedro d’Alcantara, je lisais les propos grinçants de Walter Benjamin sur « une photographie qui ne voit dans l’expérience vécue qu’une « proie pour l’objectif » : « De fait, l’amateur qui rentre chez lui avec une multitude de clichés originaux à caractère artistique n’est en rien plus réjouissant que le chasseur revenant de l’affût avec des masses de gibier que seul le marchand peut commercialiser. Et le jour semble effectivement proche où il y aura plus de feuilles illustrées que de commerces de gibier et de volaille. Voilà pour la ‘chasse au cliché‘ ». Ces propos datent de 1931. Que dirait aujourd’hui le pionnier de l’histoire de la photographie face à la prolifération de la photographie sur les réseaux sociaux, les blogs, les albums numérisés que l’amateur propose à des amis ou à des inconnus ?
Ayant lu cela, je me suis levé et suis allé prendre la photo de couverture de ce cahier : le chasseur de clichés est une ombre que son gibier s’apprête à piétiner en toute innocence. Une ombre derrière un garde-fou.

Sur un forum, un utilisateur d’un appareil très proche du mien (lui travaille avec un Fuji XT-3, le mien est un XT-4), qui dit avoir quarante ans d’expérience, se plaint de la mauvaise qualité de l’autofocus. J’ai envie de lui répondre que j’opère beaucoup « à l’estomac » : pour ne pas attirer l’attention des personnes que je croise, je tire sans cadrer me fiant à l’autofocus, sans recours au viseur ou à l’écran LCD. La plupart du temps, je suis étonné du résultat. Aurais-je réussi à saisir les doigts gonflés de cette dame indienne, croisée sur l’Avenida Almirante Reis ou un brusque geste d’exubérance dans les abords interlopes de la Estação de Santa Apolónia sans un autofocus efficace? Je regarde les photos de ce collègue insatisfait : il publie des photos de mouches, mettant en valeur les nervures de leurs ailes. Chacun son gibier.


Avec un objectif grand angle et cette pratique ouverte au hasard, je dois beaucoup recadrer au développement. Une amie qui a publié deux albums m’écrit : « Tu ne devrais pas avoir à recadrer. Ce qu’on fait généralement en photo de rue c’est qu’on choisit d’abord un cadre et puis on attend que quelqu’un arrive et on déclenche quand il se trouve à l’endroit choisi. C’est assez amusant à faire. »
Inutile de dire que je trouve cette approche de la photographie de rue bien limitative. Bien sûr, il m’arrive de choisir le cadre et d’attendre. La vielle dame qui marche contre le soleil, au coin de la Praça de Figueira en est un exemple. Il en est d’autres. Tel passante saisie par une oeuvre de Street Art, tel passant devant un chat de Bordallo Pinheiro. Rua do Carmo, un couple brésilien est brusquement entré dans le champ, dans un moment de retrouvailles allègre. Mais je ne puis me résoudre à cette seule approche de chasse avec piège.


La photographie de rue n’est pas une activité scientifique, procédurale, formaliste. La vie, le désordre des gens, des objets, des lignes et des lumières ne peut guère être saisi que dans une pratique nomade, attentive à l’imprévisible. Des amis, une compagne, vous accompagnent dans votre promenade, vous ne voulez pas les retardez dans leur marche en vous arrêtant pour choisir un angle, un cadre, attendre. Vous tirez au vol, comme on vole à l’étalage. Plus tard, regardant vos photos, ils s’étonnent de ce que vous avez vu et qui leur a échappé. Vous avez déjà un peu gagné la partie. Vous-même, vous vous surprenez d’avoir capté un punctum qui dans la brièveté de l’instant était imperceptible. C’est comme si vous faisiez une autre promenade avec vous-même.


J’ai découvert récemment de nouvelles fonctionnalités de Lightroom, le logiciel classique de développement, que j’utilise depuis des années. Pourquoi les avoir ignorées, alors qu’elle permettent de retoucher les gris et les noirs suivant la couleur d’origine, et donc de diversifier la palette ? Pour la première fois, je réalise que je peux transformer une robe bleu foncé en une robe blanche, choisir la couleur d’un bougainvilliers. Si j’étais photographe de reportage, j’hésiterais à recourir à cette fonction. Mais cette sensation de pouvoir peindre en noir et blanc, de choisir si le ciel doit être clair, invisible, ou d’un gris foncé intense, avec des nuées, me procure un plaisir nouveau. Visions d’artifices ? Peut-être. Contrairement aux apparences, je ne suis pas un apôtre du naturalisme.


Feuilletez l’ensemble complet ici
S’il vous plait, faites-vous plaisir, essayez de prendre le temps de regarder cet album sur un écran d’ordinateur et pas seulement sur celui de votre téléphone.