14 juin 2021
Ce soir, on nous opère d’une hernie. Mina se délecte de ce double jeu de mots que nous avons élaboré en commun. Tous les deux ? demande notre amie T*** lorsque nous lui annonçons la nouvelle. Mais non ! Ce soir, nous allons à l’opéra voir Ernani. L’oeuvre de Verdi se donne au São Carlos, qu’il ne faut pas confondre avec le San Carlo de Naples. Nous avons acheté les billets un peu à la hâte, mais nous n’en sommes pas fâchés : c’est la première fois que nous retrouvons une salle de spectacle depuis le début de la pandémie. Mars 2020, comme c’est déjà loin ! Pour nous en souvenir, en descendant la Rua Garrett, nous achetons à la Livraria Bertrand Diário da Peste – O Ano de 2020 de Gonçalo M. Tavares, journal dans lequel l’écrivain portugais le plus en vue de la jeune génération note ses sensations durant le premier confinement. Je vous en reparlerai.



Le São Carlos est un beau bâtiment, mêlant style néoclassique et rococo, construit à la fin du 18e siècle pour remplacer l’Ópera do Tejo, détruit lors du terrible tremblement de terre du 1er novembre 1755, quelques mois à peine après son inauguration. Je me souviens encore de l’émotion de mon premier spectacle vu ici, en 1991 probablement : Cosi fan tutte, dirigé par Eliott Gardiner. La salle était comble, nous étions au pigeonnier à côté d’un jeune musicien, Alvaro, qui était un mozartien polyamoureux et s’y perdait dans son carnet de rendez-vous. Soirée délicieuse.
Aujourd’hui, la salle est plus qu’à moitié vide : seul un siège sur deux peut être occupé, les premières rangées sont interdites, pour éviter que les postillons des chanteurs ne propagent le virus, de nombreuses loges n’ont pas trouvé preneurs. Nous n’y avions pas prêté attention, mais l’opéra est donné en version concertante, sans décors, costumes ni mise en scène. Le choeur est disposé sur des passerelles, en fond de scène, couvertes de plexiglass.

Je n’ai pas assisté à la première de l’Hernani de Victor Hugo, mais je me souviens que Théophile Gautier y portait un gilet rouge, que la pièce fit scandale et que la bataille fut l’acte de naissance du romantisme en France. Dans mon adolescence hugolienne, j’avais adoré Ruy Blas, mais, je ne sais pourquoi, je n’avais pas lu Hernani. L’histoire en est un peu irréelle, alambiquée, et une lecture rapide du livret ne suffit pas à en comprendre tous les méandres, mais peu importe, la musique de Verdi est généreuse. Le ténor américain Grégory Kunde a des planches – il a commencé sa carrière au Metropolitan Opéra et mes amis liégeois l’ont peut-être vu à l’Opéra de Wallonie en Don Carlos – mais sa dignité est vieillissante. Après chaque air, le public l’applaudit, il fait un petit sourire de remerciement, comme s’il était à la fois cotent et gêné d’être là. On ne comprend pas très bien pourquoi il se suicide par amour pour Elvira. La soprano chinoise Hui He n’en est pas à ses débuts. Elle a remporté en 2000 le Concours international Operalia de Placido Domingo et s’est produite sur les grandes scènes internationales, notamment dans les rôles de Tosca et de Madame Butterfly. Elle a de la puissance, de la technique, des aigus maîtrisés, mais je ne puis m’empêcher de trouver sa voix désagréable et son interprétation du rôle peu nuancée. Le bariton italien Simone Piazzola, qui tient le rôle du roi Carlos, a une belle voix chaude et une prestance qui sied à un candidat empereur, même si à certains moments il a l’air un peu perdu sur scène. Le véritable plaisir du spectacle sera la découverte de la basse Fabrizio Beggi, dans le rôle de Silva. Son visage est un croisement du regard fou de Klaus Kinski et des lèvres proéminentes de Mick Jagger. Sa prestation sauvage et maléfique, toute en diversité vocale, emporte l’adhésion.



Ne tenez pas compte de mes critiques. Je chante faux et n’ai pas l’oreille très fine. Je m’interroge aussi sur les conséquences de cette année d’interruption pour des chanteurs professionnels. Je suppose que cette représentation était une de leur première, peut-être la première, depuis des mois. Je suppose que le travail de la voix, mais aussi l’assurance en scène, doit s’en ressentir. Le public lisboète a accueilli la prestation avec reconnaissance. Le plaisir d’être là était évident.
Durant l’entr’acte, le public sort sur la place pour prendre l’air et regarder la maison natale de Fernando Pessoa, qui est juste en face du théâtre. Je prends une photo d’une étrange lueur mauve, venant d’un immeuble au coin du Largo Picadeiro. Un monsieur à l’air très distingué se dirige vers moi, me tend son portable et me demande si je puis prendre une photo de lui et de ses amis, qu’il me présente rapidement : une dame italienne, une autre suédoise et, si je comprends bien, un allemand. « Nous sommes l’Europe » me dit l’italienne en riant. J’ai l’impression un instant de me retrouver aux réceptions d’ambassade à Strasbourg. Je prends deux photos, mais elles sont très sombres. Je propose au petit groupe de recommencer sous les ors du hall d’entrée. Nous nous déplaçons. Je prends deux photos, puis propose de recommencer avec mon Fuji. La proposition est acceptée avec enthousiasme. Le monsieur distingué me tend son bristol, orné d’une armoirie nobilaire. Une fois rentré, je consulte ce nouvel Almanach de Gotha qu’est le goulu Google. Je retrouve facilement mon homme, qui est effectivement Comte de S***, le huitième de la lignée. Son aïeul qui n’était que baron fut promu par la Reine D. Maria II. Il faut lire les romans de Camilo Castelo Branco pour comprendre l’importance que la petite noblesse portugaise accordait à ce type de gratification. Au demeurant, ce comte-ci n’utilise pas son petit de sur sa carte. Je lui envoie les photos de ses amis et le même petit album que celui que je vous propose ici. Il m’en remercie chaleureusement. Vive l’Europe et la démocratie.
Durant les applaudissements, je prends des photos des artistes. Je ne sais pourquoi, mon appareil déraille au moment des acclamations de Gregory Kunde. Je rate sa photo. Mon rédac’ chef va me renvoyer.

