14 juin 2021
Avant de rejoindre le São Carlos, nous nous installons à la terrasse du miradouro de Sao Pedro d’Alcantara. A Lisbonne, la vie c’est changer de miradouro. Nous aimons bien celui-ci. Il est possible de s’enfoncer dans un transatlantique pour manger sa pastel de nata, com canella faz favor, boire son cafezinho et son Agua das Pedras, fumer son petit cubain, lire quelques paragraphes d’un recueil des textes de Walter Benjamin sur la photographie et observer les aller et venues des touristes.


Pour ceux-ci, San Pedro d’Alcantara est un lieu de passage obligé, entre l’église San Roque, l’elevador qui vient de l’Avenida de Libertade, Principe Real ou le Barrio Alto, Chacun y prend une photo, suivant le rituel d’usage. On y voit la ville depuis Campolide jusqu’au Tage, les ondulations des collines, le creux de la vallée où l’on perçoit, plus qu’on ne la voit, la longue Avenida, et par delà le fleuve, Samouco et Alcochete. Si je devais faire découvrir la ville à quelqu’un qui ne la connaît pas, je crois que je commencerais à partir d’ici, ou peut-être à partir du miradrouro de Graça, que l’on voit juste en face. Voyez là-bas, le château Saint-Georges et là Sé, la cathédrale forteresse. Hautes lumières. Cela doit être ici qu’Alain Tanner a décidé du titre La ville blanche, mais les Lisboètes et les écrivains visiteurs ne sont pas d’accord avec cette qualification, j’y reviendrai peut-être.
Pour rendre compte de l’amplitude de la vue, il faudrait utiliser la fonction panorama de mon appareil. Mais à quoi bon ? Comme cela deviendrait petit sur les téléphones portables de mes belles lectrices et de mes aimables lecteurs. Je pense à ma tante Jo, qui un jour était venue me rendre visite à Strasbourg. Du toit des Ponts couverts, elle avait pris six ou sept clichés en arc. Rentrée chez elle, une fois reçus les tirages, elle les avait réunis dans son album avec de petits morceaux de papier collant. La ville se déployait par étapes. Combien ce procédé naïf et ingénieux de la petite dame était supérieur aux technologies paresseuses et immédiates d’aujourd’hui !

Un jour, ici, le 7 juillet 2010 j’ai pris une photo d’un jeune touriste consciencieux qui travaillait au téléobjectif, penché sur le parapet. Juste au-dessus de lui, sur un petit pilier, un graffiti maladroit « No more lies ». La pratique photographique, aujourd’hui, cela devrait être de faire mentir les cartes postales que l’on ne timbre plus mais que l’on poste sur Facebook ou Instagram. Cela n’est pas facile. Il y a longtemps que fixer méchamment la laideur des touristes ne m’intéresse plus. Inclure dans le champ les lignes aléatoires d’un amas de trottinettes, électriques abandonnées là, brisant l’harmonie horizontale du lieu romantique, me paraît déjà galvaudé.

Une jolie touriste avec son vélo, c’est déjà plus séduisant. Mensonge, cependant Vous attendez quelques instants, et vous réalisez que ce vélo n’est pas le sien, mais celui d’un livreur. Le livreur à bicyclette, voilà le vrai sujet de ce printemps d’après-confinement, à Lisbonne comme à Paris.


Je fais plusieurs tentatives de confrontation du panorama avec sa représentation sur un tableau d’azujelos explicatifs. Cela me fait penser à cette photographie de Doisneau que Danielle Bajomée a redécouverte l’autre jour : sur le quai des Augustins, avec Notre-Dame au loin, une jeune femme déroule un grand cliché, pris au même endroit à l’époque des omnibus à attelage. C’est charmant, mais la saisie d’un tel instant, sur le trottoir intérieur et non sur celui côté bouquinistes, où il eut été logique que la jeune femme découvre le document, est tellement improbable que les partisans intransigeants de la candid photography ne peuvent y voir qu’une mise en scène, un mensonge. No more lies.



Plutôt que d’essayer de saisir l’insaisissable galvaudé, je préfère m’intéresser à la scène du belvédère lui-même. Personne ne prête attention au monument d’hommage au journaliste Eduardo Coehlo, le fondateur du Diario de Noticias. Le buste sur son piédestal est quelconque, mais j’aime beaucoup la statue de l’ardina, le gamin crieur de journaux. On n’en voit plus dans les rues de Lisbonne, mais c’est la première chose que Philippe Soupault, qui vint à Lisbonne avant Valery Larbaud, en 1924 ou 1925 note sur « la grande place Dom Pedro » – le Rossio – dans sa Carte postale, publiée en juillet 1926 par Les Cahiers libres et dont votre alfarrabiste conserve jalousement un des 300 exemplaires.

L’adrina du monument à Eduardo Coehlo, Miradouro de San Pedro d’Alcantara
(Photographie André Lange-Médart)

A ma droite, dressée dans son transatlantique, une dame aux cheveux courts prend des selfies. Je crois reconnaître la chanteuse Fábia Rebordão qui se produit ses jours-ci au Teatro Trinidade, mais je ne suis pas très physionomiste. Fábia a un nez plus fin.

Reste cette jeune fille, assise sur un banc, penchée sur son smartphone et qui cache son visage de la main gauche. Quelle est la cause de son chagrin ? Un mensonge de son namorado ou celui du photographe ?

Feuilletez l’album complet (12 photos) ici.