Exposition « Tudo o que eu quero – Tout ce que je veux. Artistes portugaises de 1900 à 2020 » (Fundaçao Calouste Gulbenkian)

11 juin 2021

Une de nos destinations prioritaires lorsque nous sommes de retour à Lisbonne est la Fundaçao Calouste Gulbenkian. Parfois, nous y allons uniquement pour prendre l’ombre dans son parc élégant. Chacun y trouve son bonheur : de petits groupes d’étudiants font cercle pour y partager leur jeunesse, les gourmands font halte à la table de la petite glacerie où l’on sert des parfums rares, les petites filles adorent les canards au dandinement peu farouche, l’ornithologue y observe des geais, des bergeronnettes à tête blanche, des martins-pêcheurs, que l’on appelle ici des guarda-rios, des « gardiens du fleuve », le photographe aime à saisir les belles lectrices étendues sur l’herbe ou les frivoles qui jouent du pied avec avec les jets d’eau.

Les richesses du lieu sont innombrables. Nous ne visitons pas à chaque fois les collections permanentes du musée, qui témoignent de la fortune, mais surtout du goût exquis du pétrolier arménien, tapis et porcelaines d’orient, tableaux de maîtres, marqueteries indo-portugaises, bijoux Lalique,…Les salles de concert et de conférence y sont prestigieuses : je me souviens d’y avoir entendu Igor Levit, Barbara Hannigan ou encore Eduardo Lourenço. Moi-même j’ai eu, il y a quelques années, l’honneur d’être invité à y intervenir, comme keynote speaker, lors du colloque célébrant les cinquante ans de la RTP. On trouve à la librairie, outre les catalogues d’expositions, un ensemble impressionnant des ouvrages édités par la fondation : oeuvres du patrimoine littéraire et scientifique, revues d’art, traduction en portugais de grands titres classiques ou contemporains. Au sud du jardin, on peut d’habitude visiter le musée et la galerie d’art contemporain, qui témoignent de la diversité des avant-garde locales et de l’ouverture aux tendances internationales. Ils sont cependant, pour l’instant, fermés : la Fondation a acquis un terrain voisin, qui était propriété de l’armée, avec murailles et forteresse crénelée. Le jardin va s’agrandir et la construction d’un nouveau musée, avec 3600 m2 d’espace d’exposition a été confiée à l’architecte japonais Kengo Kuma. L’ouverture en est annoncée pour l’an prochain.

Dans les jardins de la Fundaçao Gulbenkian (Photographies André Lange-Médart)

Les expositions temporaires de la Gulbenkian déçoivent rarement, qu’il s’agisse de la présentation des trésors cachés des collections du milliardaire, lequel était aussi un bibliophile avisé, ou de rétrospectives d’artistes portugais ou européens. Aujourd’hui, nous visitons l’exposition « Tudo o que eu quero / Tout ce que je veux – Artistes portugaises de 1900 à 2020 ». La mise en valeur de l’oeuvre des femmes a été demandée par la Ministre de la Culture dans le cadre de la Présidence portugaise de l’Union européenne. Elle aurait dû être présentée à Bruxelles, au Bozar, mais l’incendie du 18 janvier 2020 et la pandémie en ont empêché la tenue, ce qui est bien dommage. Dans leur introduction du catalogue, les commissaires évoquent le risque d’une exposition générique et nationale, mais mettent l’accent sur la qualité des oeuvres retenues, De fait, l’ensemble donne l’impression d’une anthologie plutôt que d’un manifeste. Le propos n’est cependant pas de fournir une approche historique, générationnelle ou disciplinaire, mais de mettre en évidence la diversité, le dialogue de pratique différente et surtout la qualité des oeuvres, organisée autour de thèmes.

Exposition « Tudo o que eu quero », Fundaçao Gulbenkian
(Photographie André Lange-Médart)

« L’exposition est donc bâtie selon un ensemble d’axes fondamentaux qui tous révèlent une volonté d’affirmation et de pouvoir de la part des artistes face aux systèmes dominants de production et de consécration : le regard, le corps, (leur corps, le corps des autres, le corps politique), l’espace et leur façon de l’occuper (la maison, la nature, l’atelier), la manière dont elles abolissent les frontières entre discipline (la parole et l’image) et interpellent les conventions sociales portant sur leur identité, leur sexualité et leur rôle dans la société, et comment elles s’acheminent vers l’utopie d’une construction transformatrice ».

Paula Rego, Vanitas (détail), 2006 (Photographie André Lange-Médart)

Joana Vasconcelos, A Noiva (La mariée), 2001-2005 (détail)
(Photographie André Lange-Médart)

Les habitués des musées portugais y retrouvent avec plaisir les oeuvres des artistes les plus reconnues : les bleus et noirs d’Helena Almeida, les personnages mystérieux et inquiétants de la tendre et cruelle Paula Rego, les géométries fantasques de Maria Helena Viera da Silva, les installations magiques de Joana Vasconcelos qui magnifie le quotidien des femmes, lessive devenant tourniquet de linges colorés ou tampons hygiéniques assemblés en lampadaire baroque, qui fit scandale.

Maria Helena Viera da Silva, La Scala ou Les yeux, 1937 (Photographie André Lange-Médart

Helena Almedia, Ouve me (Entends moi), 1979 (Photographie André Lange-Médart)

Mon grand plaisir fut cependant de retrouver quelques toiles de Sarah Affonso, artiste moderniste discrète qui interrompit sa carrière pour éduquer les enfants qu’elle eu avec José de Almada Negreiros, la star de l’avant-garde portugaise des années 20. La Ministre Graça Fonseca a vu juste en plaçant en exergue de sa préface au catalogue de l’exposition cette citation de Sara : « Que l’on me dise que ma peinture est identique à la sienne m’offense, d’autant plus que sa renommée est grande. Et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté. Il y avait toujours quelqu’un pour me dire : « Vous peignez comme Almada ». Et ce n’est pas du tout la même chose. Dis-moi si ce tableau est le même que celui-là. »

Sarah Affonso, O meu retrato (Mon portrait), 1927 (Photographie André Lange-Médart)

Sarah Affonso, Retrato de Matilde, 1932 (Photographie André Lange-Médart)

Son Retrato de Matilde, beau portrait de lectrice, est, dans l’absolu, un de mes tableaux préférés. Il y a quelques années, on ne trouvait pratiquement rien sur Sarah. J’étais arrivé à dénicher chez le vieil alfarrabiste de la Calçada do Carmo un livre d’entretiens avec sa petite-fille, publié en 1982, mal imprimé et jauni, et c’était à peu près tout ce qui existait. Il a fallu attendre 2019 pour que le Museu Nacional de Arte Contemporeana do Chiado lui consacre une rétrospective et un magnifique catalogue.

La période de l’exposition (1900-2020) contraste avec celle de l’exposition Peintres Femmes, 1780-1830. Naissance d’un combat qui se tient actuellement au Musée du Luxembourg. Alors que l’entrée des femmes dans le domaine de la création picturale, en France, résulte du premier moment d’émancipation que furent les Lumières, il faut attendre, au Portugal, la toute fin du XIXe siècle pour voir les femmes entrer dans le domaine de la peinture autrement que comme motif, modèle-objet. La première salle de l’exposition réunit, de manière judicieuse, les toiles d’Aurélia de Sousa, dont l’autoportrait au manteau rouge (1900) est considéré comme l’acte fondateur et les Paysages d’intérieur de Rosa Carvalho qui reprend les seuls éléments de décor de quelques toiles célèbres la Venus del Espejo de Velasquez, la Danae de Rembrandt, L’Odalisque blonde de Noucher, le Portrait de Madame Récamier de David ou encore La Maja desnuda de Goya, ironiquement débarrassées des dames qui font leur attrait.

Aurélia de Sousa, Autoretrato, 1900 (Photographie André Lange-Médart)

Rosa Carvalho, Danae, 1992 (Photographie André Lange-Médart)

Il m’est évidemment impossible de citer ici les quarante artistes représentées dans l’exposition. Mais je ne pourrais conclure sans évoquer les charmantes pointes sècles de Mily Possoz, qui illustra Caderno du cher Valery Larbaud, l’Ambiente – Sala de Jantar, en résille de nylon peinte à l’aérographe d’Ana Viera ou encore la sobre mais somptueuse installation vidéo A World of Illusion de Grada Kilomba.

Mily Possoz, Trois jeunes filles dans un paysage, non daté.
(Photographie André Lange-Médart)

Ana Viera, Ambiente – Sala de Jantar, 1971 (Photographie André Lange-Médart)

Grada Kilomba, A World of Illusions / Oedipus, 2018 (Photographie André Lange-Médart)

Il est dommage que le public bruxellois n’ait pu découvrir ces oeuvres, encore peu montrées dans l’espace francophone (il a fallu, par exemple, attendre 2019 pour que le Musée de l’Orangerie consacre une exposition d’envergure à Paula Rego, alors qu’elle est depuis longtemps bien connue à Londres). Venez à Lisbonne ou, si vous êtes patients ou patientes, attendez le transfert de l’exposition à Tours.

Feuillez l’album de photographies 82 photos) ici.

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