14 mai 2021
Mes belles lectrices me pardonneront la comparaison, mais une nouvelle caméra est un peu comme une nouvelle histoire d’amour : une nouvelle chambre, de nouveaux objectifs, un nouveau regard, même sur les lieux les plus connus. De nouveaux espoirs, quelques inquiétudes et des gestes nouveaux à apprendre, de nouveaux déclenchements. Une caméra n’est pas un simple appareil. Comme une femme, elle a ses propres codes, il faut apprendre à l’apprivoiser, dialoguer avec elle et, si vous la comprenez bien, si ses sophistications sont à votre goût, elle vous prendra par la main pour de nouvelles aventures, pour vous montrer l’invisible. Défendre les femmes à la caméra n’interdit pas d’aimer aussi les caméras-femmes.
Après avoir prospecté, pris les conseils de quelques amis et amies et d’inconnus bien intentionnés, j’ai fixé mon choix sur la caméra Fujifilm XT4, que d’aucuns décrivent comme la perle des hybrides. Elle est arrivée hier, m’a fait grise mine pendant quelques heures, au point que j’ai cru devoir la renvoyer, avant d’accepter de commencer à me livrer ses secrets. Elle est beaucoup plus légère, de corps et d’esprit, que la Canon EOS 7D qui m’accompagne dans mes promenades depuis plus de dix ans. Plus tactile aussi, silencieuse, discrète et sans miroir. Avec un petit écran LCD orientable, elle m’a fait céder.
Comme la météo s’annonce pluvieuses pour la semaine à venir, nous décidons de sortir tôt ce matin, avant les premières averses annoncées. A huit heures du matin, l’Avenue de la République, et même la Place de la République sont encore étonnement calmes. Il est vrai que c’est un « vendredi de pont » et que les Parisiens aisés en ont certainement profité pour briser ce cercle des dix kilomètres dont la contrainte réglementaire vient d’être levée. Les SDF dorment encore dans les interstices que la ville monstrueuse leur concède. Certains, enfouis dans leur sac de couchage, paraissent de véritables momies en attente d’être transférées au Musée du Caire. J’en photographie deux ou trois en silence. Ils me fendent le coeur. Sur la Place, un passant m’a vu et m’interpelle : « Fils de pute, qu’est-ce que tu as à filmer les gens ainsi ? Va te faire niquer, salope ». Difficile d’entamer le dialogue, je m’éloigne, tourne l’angle et photographie la plaque commémorant les dioramas de Daguerre, que l’on pouvait voir ici. Devrais-je avoir honte ? Est-ce que je commets une offense en témoignant de la misère que beaucoup préfèrent ne pas voir ? Mon amie Marceline, qui connaît ses dossiers, m’a expliqué l’autre jour qu’en Ile-de-France, l’Etat français dépense un million d’euros par nuit pour loger les réfugiés et les sans-abris. La priorité est donnée à l’accueil des femmes, des enfants, des familles. Les hommes seuls sont les derniers à être éligibles pour une chambre. Paris, pourtant redevenue la ville la plus chère du monde, agit comme un aimant.
Devrais-je me contenter de photographier les monuments, les plaques commémoratives, les volets des magasins fermés, les sièges empilés des restaurants et des cafés qui attendent la libération, annoncée pour le 19 mai ?




Ce matin, j’ai décidé de reprendre l’exploration d’une rue à laquelle je n’avais jamais vraiment prêté attention, mais que j’ai découverte il y a quelques jours, retour du Palais-Royal : la rue du Château d’Eau. C’est une rue qui débute à l’entrée du Boulevard Magenta, à peine quittée la Place de la République. Elle va jusqu’à la Rue du Faubourg Saint-Denis, d’où elle est prolongée par la Rue des Petites-Ecuries et la Rue Richer, laquelle aboutit Rue du Faubourg Montmartre. La rue du Château d’Eau est née de la réunion en 1851, de la Rue Neuve-Saint-Nicolas et de la Rue-Neuve-Saint-Jean, deux rues qui avaient été créées dans les années 1775-1780 au dessus du Grand-Egout. Le fameux Charles Sanson, le bourreau qui guillotina Louis XVI et quelques autres, habitait durant la Révolution une vaste maison dans la Rue-Neuve-Saint-Jean. Quelques beaux porches témoignent d’une certaine splendeur de la rue à la fin du XIXe siècle.

Le premier bâtiment qui frappe l’oeil, sur la gauche, est la Bourse du Travail. En 1843, un économiste belge, né à Liège, Gustave de Molinari, considéré comme le fondateur de l’anarcho-capitalisme »; partisan du libre-échange mais aussi du droit d’association des travailleurs, avait imaginé d’organiser un marché du travail en vue de rendre public le niveau des salaires. Le projet, repris en 1848 par le Préfet de Police Ducroux est abandonné, de crainte de voir les travailleurs de province affluer sur Paris. Il faut attendre le milieu des années 1870, après la chute du Second Empire et la Commune, pour que le projet soit relancé. Elle ne prend corps qu’après la victoire des radicaux et des socialistes aux élections municipales de mai 1884. La Bourse du travail est instituée par une décision du Conseil municipal en 1887. Cette décision fait suite à la mobilisation des travailleurs du commerce contre les officines de placement. La Bourse est d’abord établie à la grande salle de la Redoute, 35 rue Jean-Jacques Rousseau. Le bâtiment du 3 rue du Château d’Eau, avec son imposante façade de cinq étages en style néo-Renaissance, ses bustes de la République, du Travail et de la Paix, ses noms de militants oubliés gravés sur un fronton, est construit de 1888 à 1896 par l’architecte Joseph-Antoine Bouvard. L’immeuble devient un des hauts lieux du syndicalisme et des diverses luttes qui y sont liées. Certaines manifestations donnent lieu à des heurts avec la police. Le 29 octobre 1903, à l’issue d’un meeting organisé par les syndicats de l’alimentation, la police investit les locaux et la bagarre qui s’en suit se solde par plusieurs dizaines de blessés de part et d’autre et par le décès, quelques jours plus tard, d’un jeune limonadier. Le 18 mai 1917, dans le cadre de la « grève des midinettes », des milliers de femmes s’y réunissent en vue d’attirer l’attention des politiques et des syndicats sur les conséquences de la guerre sur la situation des femmes. C’est aussi du balcon de la Bourse du Travail que sont lancé des appels à la solidarité avec les Républicains espagnols.


La rue du Château d’Eau a pris une tonalité « bobo » qui saute aux yeux : espaces de co-working, atelier de parfumerie, épiceries bio, boulangeries stylées, galerie Miranda d’exposition de photographies, librairie de BD, magasins de fringues tendance, bières artisanales importées d’Irlande par bateau à voiles, …






La rue des Petites-Ecuries tient son nom des Petites-Ecuries royales, qui étaient installées à l’emplacement des actuels Passage et Cour des Petites-Ecuries. Le Passage est un lieu investi par les graphistes de street art.



Wikipédia se révèle une source d’information complémentaire, plus actualisées, au Dictionnaire historique des rues de Paris que j’ai pris l’habitude de citer ici. C’est par Wikipédia que j’apprends que c’est au n°12 que résida Paul Verlaine avec sa famille avant de se transférer aux Batignolles. Au n°15, l’actrice anglaise Lucy Gordon, qui avait notamment interprété Jane Birkin dans Gainsbourg, vie héroïque s’est pendue dans son appartement le 20 mai 2009. Au n°28 la militante anti-apartheid Dulcie September a été assassinée devant la porte de son bureau au 4e étage, le 29 mars 1988.


Je ne sais si c’est parce que je manipule mal la caméra, mais, aux numéros 37 et 39, il m’arrive d’obtenir des paires de jambes sans tronc ni tête.


L’immeuble le plus intéressant de la rue est l’hôtel Botterel de Quintin construit en 1780 pour Charles-André de la Corée, intendant de Bourgogne, par l’architecte Pérard de Montreuil. Mais cet hôtel n’est visible que si l’on peut entrer dans la cour du n°44. Le bouton public ne provoque aucun frémissent de la porte. On ne peut accéder qu’avec un digicode. J’attends quelques instants ; personne ne sort, personne n’entre. Je ne le verrai donc pas. Je me console avec les généreux seins de fonte aux tétons dressés des cariatides engainées dans la pierre du n°48, oeuvre du sculpteur Durenne sur le porche n°48.
Une curiosité est le n°54 : la façade est celle d’un faux immeuble. Elle cache un poste de redressement de la RATP. Je pense qu’un cas similaire se trouve rue Lafayette. Un poste de redressement n’est pas une maison où l’on rééduque les syndicalistes mais un dispositif qui permet de transformer le courant alternatif 15 000 volts fourni par EDF en courant continu de 750 volts, le voltage utilisé par la RATP pour le métro, le RER et le réseau de tramway.

Une fois traversée la Rue du Faubourg Poissonnière, on arrive rue Richer, qui a remplacé la ruelle de l’Egout.
Sur la droite, je découvre l’entrée de la Cité de Trévise, dont je n’avais jamais entendu parler et qui est un petit paradis de tranquillité où il me déplairait pas de m’établir. Il s’agit d’une ancienne voie privée conçue en 1838, sous Louis-Philippe par l’architecte Edouard Moll, dans un style italianisant, en vue d’accueillir des résidences pour gens aisés, au milieu de ce qui était à l’époque le quartier des affaires. Le règlement de la régie interdisait les boutiques, ateliers et toute profession insalubre et la location à « des personnes de mauvaise vie ou mœurs ». Au milieu de la place, un petit square fermé entoure une élégante statue des trois Grâces, qui n’est pas sans rappeler celles des fontaines Wallace. A ma connaissance, Balzac ne parle pas de cette initiative de spéculateurs, mais il la connaissait : la Société des Gens de Lettres, aujourd’hui installée à l’Hôtel de Massa, qu’il fonda avec Victor Hugo, George Sand et Alexandre Dumas en 1838, y eût son siège au n°12. Son secrétaire particulier habitait dans la Rue Bleue, parallèle à celle des Petites-Ecuries, et sur laquelle débouche l’autre rue d’accès de la cité.



Je ne sais pas trop qui était cet Anatole de La Forge, qui a droit à une plaque commémorative à l’entrée de la cité. Un journaliste, semble-t-il, qui fut directeur du Siècle. Je connais mieux Francisco Ferrer qui habita au 26 Rue Richer. Je suis même sûr que les Sérésiens le connaissent mieux que les Parisiens, car, dans ma banlieue natale il a sa rue, qui fut un temps la principale artère commerciale de Seraing, et son monument. Libre-penseur, anarchiste, pédagogue, Ferrer fut fusillé le 13 octobre 1909 à la citadelle de Monjuich, à Barcelone. Au terme d’un simulacre de procès, il avait été accusé, à tort, d’être responsable de la Semaine tragique une grève très dure qui avait conduit à la mort de 78 personnes, 75 civils et 3 militaires. Avant le tir, Ferrer, qui avait exigé d’être fusillé débout et sans bandeau, avait crié aux soldats du peloton d’exécution : « Mes enfants, vous n’y pouvez rien, visez bien. Je suis innocent. Vive l’École Moderne. ». Mon grand-père Edouard, qui, sans être anarchiste, était aussi pédagogue et partisan de l’Ecole moderne, me parlait de lui.

J’arrive enfin à l’établissement le plus connu de la Rue Richer, les Folies-Bergère. Hillairet nous raconte qu’il était initialement annexé, depuis 1869, à un grand magasins de literie, Aux Colonnes d’Hercule et qu’on l’appelait ironiquement la « Salle des Sommiers Elastiques ». Après des débuts difficiles durant le Siège et la Commune, il s’agrandit en novembre 1871 et devint un lieu fréquenté par « les petites dames du quartier Bréda ». Son directeur, Sari, chercha en 1880 à le transformer en salle de musique sérieuse, le Concert de Paris, parrainé par Gounod, Saint-Saens, Delibes et Massenet. Le projet n’eut guère de succès et Sari revint rapidement aux spectacles de divertissement qui firent sa réputation internationale. On n’y danse plus beaucoup. Les Folies-Bergère sont surtout devenues une scène pour les chanteurs et les humoristes. Les activités reprendront le 10 juin, avec un récital de Thomas Dutronc, le fils de Jacques et Françoise. Il vient de sortir un nouvel album Frenchie, avec « C’est si bon » en titre d’ouverture. Franchement, je préfère la version d’Eartha Kitt que ma bien-aimée emprunta dans sa rare réalisation titrée 16, rue Jean Hultz, un petit film-portrait de votre serviteur. En quelle année Eartha Kitt est-elle venue chanter sur cette scène ?


Au moment où la pluie commence à tomber, j’arrive Rue du Faubourg Montmartre. Je prends quelques photos, me réfugie dans les passages, mais, comme je brouille les pistes de de mes promenades et de mes prises de vue, je vous les réserve pour une autre occasion, avec photos de Montevideo.
Ma foi, pour une première « prise en main », comme disent les critiques spécialistes de matériel photographique, je ne suis pas trop mécontent des performances de la petite Fuji XT-4. Le ciel couvert m’a contraint à accentuer l’exposition sur Lightroom Classics pour obtenir plus de lumière. Je dois affiner quelques réglages, notamment en matière de profondeur de champ et de photométrie, mais je pense que nous allons nous entendre. Mais, que les choses soient claires : je ne suis pas le paysan de Paris : je n’entrerai pas dans les bains du Passage de l’Opéra avec un petit Kodak.
C’est si bon, de partir n’importe où
Bras dessus bras dessous, en chantant des chansons
C’est si bon, de se dire des mots doux
Des petits rien du tout, mais qui en disent long
Feuilletez l’album complet de la promenade ici.
Mais tout est dans le regard…
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