5 mai 2021
Un chapitre du Livre des passages de Walter Benjamin est consacré aux rues de Paris. A vrai dire, ce n’est pas vraiment un chapitre, mais un ensemble de petits textes et surtout de citations collectées par l’auteur lors de ses lectures à la Bibliothèque nationale, Rue de Richelieu. Un certain nombre de ces fragments est relatif à la nomination des rues, réunies visiblement en vue de l’élaboration d’une théorie des noms de la toponymie. « Il y a une volupté particulière à donner des noms aux rues » constate Benjamin. Parmi les citations qu’il a réunies, j’épingle celle-ci, empruntée au Stilenstudien du grand romaniste Leo Spitzer :« Les noms propres … produisent eux aussi un effet non conceptuel, purement sonore…Les noms propres sont, pour reprendre une expression de Curtius, les « formulaires en blanc » que Proust peut remplir parce qu’ils ne sont pas encore rationalisés par la langue ».
De toutes les rues de Paris, il en est une qui, depuis longtemps, a une sonorité particulière pour moi : la rue de Quincampoix. Je suis convaincu que beaucoup de touristes et même beaucoup de Parisiens ne connaissent pas cette rue, pourtant voisine d’un des espaces les plus populaires, la Place Georges Pompidou et son incontournable Centre. Parallèle à la rue Saint-Martin et au Boulevard de Sébastopol, elle commence rue des Lombards et se termine à l’embouchure de la rue aux Ours. Cette rue, je la connais depuis toujours, ou quasi.
J’ai évoqué les jours derniers mes premières perceptions de Paris à travers les romans de Dumas, Hugo, Balzac. J’allais oublier celui qui leur fut antérieur : Le Bossu ou Le Petit Parisien de Paul Féval. C’est le livre que j’ai reçu le jour de la remise des prix en 6ème et dernière année primaire à l’Ecole du Rivage de Kinkempois. Kinkempois, mon quartier, enclavé entre la Meuse, le chemin de fer et un port, le terrain de mes aventures d’enfant, le seul quartier au monde où j’ai pu me prendre pour Eddy Merckx sur mon petit vélo pliable. C’était un quartier de cheminots, et au début du siècle dernier, un quartier de guinguettes. Les bourgeois de Liège prenaient le bateau-mouche sur la Batte. Plutôt que d’aller jusqu’au terminus de Seraing, ils descendaient à la station de Rivage-en-Pot et venaient se divertir à la Maison Henin, dite la Maison Blanche. De vielles photographies montrent des gamins nus nageant dans le fleuve. Kinkempois fut un quartier d’avant-garde : le curé de sa paroisse fut, dans les années 80, un des premiers à être renvoyé pour pédophilie, au grand dam de ma grand-mère. Mais parents y ont fait construire une maison en 1960 sur un cratère de bombe, dernière trace du bombardement du Pont ferroviaire du Val-Benoît par l’aviation américaine. J’avais cinq ans. Je me souviens d’avoir vu ce trou, qui est mon trou des Halles, mon premier rapport topographique avec la Seconde guerre mondiale.

Le Bossu. J’étais ravi de recevoir ce livre, couverture en toile beige avec un marque-page en ruban rouge, Je n’ai plus le livre, victime de je ne sais quelle épuration maternelle. Pas besoin de le racheter, l’édition originale du roman-feuilleton se trouve sur Gallica, avec illustrations et je retrouve sur E-bay une photo de mon édition chez Robert Laffont., 1960. J’avais vu à la télévision l’adaptation qu’en avait donnée André Hunebelle, avec Jean Marais dans le rôle d’Henri de Lagardère et Bourvil dans le rôle Passepoil. Je m’étais fait offrir un attirail d’escrimeur, épée et casque d’escrime, et je défiais mon frère « Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère viendra à toi ! ». (Aujourd’hui, c’est Bolloré qui vient à Lagardère, mais c’est une autre histoire).
J’éviterais ici la vieille question de savoir si il vaut mieux lire un livre avant ou après vu le film. Je n’avais pas le choix. J’ai d’abord vu le film, en noir et blanc, sur l’écran Barco de la télévision de ma grand-mère, arrivé dans la maison en juin 1964. Le livre est évidemment supérieur au film, ne serait-ce, comme me le fit remarquer ma Tante Félicie, que par le duo Passepoil/Cocardasse, qui est réduit dans l’adaptation à la seule cocasserie de Bourvil.
Je ne vais pas le relire, préférant rester sur mon souvenir lointain de la belle Aurore de Nevers.
« Il y en a qui doivent être aimées ardemment, mais un seul jour ; il y en a d’autres qu’on chérit longtemps d’une tranquille tendresse. Celle-ci devait être aimée passionnément et toujours. Elle était ange, mais surtout femme ».
Je l’aime toujours, passionnément. (L’Aurore du roman, car je n’ai gardé aucun souvenir de Sabine Sesselmann, alors que je me souviens très bien de Olivia de Havilland en Dame Marianne et de Diana Rigg en Emma Peel.)
Je relis un peu au hasard. Que dit la belle Aurore au fougueux Henri ?
« Je suis une folle, Henri, balbutia la jeune fille toute confuse; la pensée qu’il y a des femmes bien belles dans ce Paris… que toutes les femmes doivent avoir envie de vous plaire, et que peut-être… »
« La pensée qu’il y a des femmes bien belles dans ce Paris… ». Et l’on s’étonne que le gamin de Kinkempois ait éprouvé très tôt une attraction érotique pour cette ville… Personne, hélas, n’a jamais écrit ainsi de la beauté des femmes de Kinkempois. Dans le quartier, il n’y en avait qu’une que je trouvais belle, une jeune fleuriste blonde qui portait des pulls turquoises. Mais comment offrir des fleurs à une fleuriste ?
Ceux qui ont lu le roman de Féval se souviendront que, pour accomplir sa vengeance et approcher le Duc de Nevers, qu’il souhaite abattre, Henri de Lagardère se déguise en bossu, offrant sa bosse en écritoire aux spéculateurs de la Rue de Quincampoix. Nous sommes en 1716 et le banquier Law vient de convaincre le Régent du Royaume, Philippe d’Orléans, de recourir au papier-monnaie pour couvrir la dette publique et favoriser l’investissement dans la Compagnie des Indes. La Banque générale est installée Rue Vivienne, mais la Rue de Quincampoix devient le centre de l’agiotage, la Wall Street de l’époque. Féval n’est pas Balzac : si la rue de Quincampoix est nommée à de nombreuses reprises, elle n’est pas vraiment décrite. Féval se contente de nous dire qu' »elle est toujours boueuse et bordée d’affreux bouges où l’on assassinait volontiers les traitants. » Cette description peu flatteuse est pourtant démentie par les gravures d’époque, la plus connue étant celle de Humblot : « Le Quinquempoix en l’année 1720 ». La rue est pavée et les immeubles ont belles façades vitrées.

L’homophonie entre Quincampoix et Kinkempois n’avait pas manqué de me frapper mon attention de jeune lecteur et elle me frappa plus tard encore, lorsque des lectures historiques un peu plus sérieuses me détaillèrent le système Law. Je retrouvai aussi la « fameuse rue Quincampoix, sentiers humides, où les gens pressés gagnent des rhumatismes; mais la nuit aucun lieu de Paris n’est plus désert, vous diriez les catacombes du commerce » dans le César Birotteau de Balzac. Mais quand l’ai-je lu ? Elle y apparaît même deux fois. Il est encore question de la « rue Quincampoix, rue illustre du vieux Paris où l’histoire de France en a tant illustré [de fortune] « .


Ce n’est que très récemment que j’ai enfin découvert des explications sur l’étymologie commune de Quincampoix et Kinkempois,
Dans son Dictionnaire historique des Rue de Paris, Jacques Hillairet nous indique que la rue Quincampoix est déjà citée en 1203 sous le nom de Quinquenpoist et appelée Quinquempoit vers 1300, Cinquampoit et Quinquenpoit au XVIe siècle. Quinquempoix au XVIIe, « tous noms d’origine du Perche se rapportant sans doute à celui de l’un de ses habitants ». Je ne sais d’où vient ce Perche que nous tend Hillairet. Toujours est-il qu’un goulu outil de recherche me permet de repérer une commune de Quincampoix, en Seine Maritime, en Normandie, au nord-ouest de Rouen. Mais Wikipédia est beaucoup plus ambitieuse et fournit, outre un article sur cette commune et sur celle de Quinquempoix, dans le département de l’Oise et un autre encore sur celle de Quincampoix-Fleuzy, également située dans l’Oise, un article « Quincampoix (étymologie) ». Qu’il me soit permis de le retranscrire ici, en remerciant les contributeurs bénévoles et anonymes :
« Quincampoix, Quimcampoix, Quinquempoix ou même Kinkempois est le nom de nombreuses communes ou lieux-dits de l’aire linguistique de langue d’oïl (en France dans les départements suivants : Aisne, Aube, Calvados, Eure, Eure-et-Loir, Indre, Marne, Mayenne, Oise, Sarthe, Seine-Maritime, Vienne, Yonne, Yvelines et en Wallonie dialectale en Belgique.)
En outre, il existe :
- un quartier Kinkempois à Liège en Belgique ;
- la motte féodale de Quiquempois sur la commune de Villeneuve-d’Ascq ;
- une rue Quincampoix à Paris ;
- un lac Quincampoix à Villeneuve-d’Ascq, département du Nord en France, près de l’emplacement d’une ancienne motte féodale « Quicampoix » ;
- une rivière Quincampoix et un ruisseau Quimcampoix dans le département d’Ille-et-Vilaine en France.
Selon Auguste Longnon, membre de l’Institut, professeur au Collège de France :
« L’ancien français employait parfois impersonnellement le verbe peser, au sens de « causer du chagrin, de la douleur, de l’inquiétude ; être désagréable » […] La vieille locution cui qu’en poist, qui signifie littéralement « à quelque personne qu’il en pèse, quelque personne que cela peine », a laissé de nombreuses traces dans la topomastique ; elle a toujours commencé par désigner un moulin qui, établi sur un cours d’eau en amont d’un moulin préexistant, était de nature à causer de l’humeur au propriétaire de celui-ci en le rendant, au point de vue de l’eau motrice, tributaire du nouveau moulin ; autour de ce dernier, une agglomération plus ou moins importante a pu, dans la suite des temps, se former et même prendre le rang de paroisse, de commune. [Les diverses agglomérations nommées Quincampoix, Quinquempoix et autres] sont des formes altérées de cette locution qu’on avait cessé de comprendre. – La célèbre rue Quincampoix, à Paris […] n’a lieu d’être mentionnée ici que pour un motif indirect, car elle évoque le souvenir, non pas de quelque moulin établi dans ces conditions, mais d’un particulier, Adam de Quincampoix. »
L’analyse de Longnon est reprise par Albert Dauzat et Charles Rostaing, c’est-à-dire qui qu’en poist « qui qu’en pèse », selon le cri supposé du meunier, invitant les paysans à venir faire peser et moudre leur grain.
Une autre hypothèse se base également sur le verbe peser, mais pris dans un sens différent, à savoir « causer du chagrin », en référence à la dîme vexatoire levée sur les moulins.
Cette explication par le verbe peser est contestée par François de Beaurepaire qui note que la forme *poist (« (il) pèse ») n’est pas attestée en ancien français et, en tout cas, paraît plutôt empruntée à un probable verbe *poistre, issu du latin pinsere « écraser, pétrir » d’où le sens « de qui qu’en écrase » qui semble mieux convenir à un moulin.
Quoi qu’il en soit des différentes étymologies possibles, il semble que le nom soit lié à l’existence d’un moulin comme l’indiquent les sources anciennes : moulin de Quinquempois (Vernon, Eure, Kequenpoist 1195), moulin à eau de Quicampet (Eure, Quiquempoix 1501), moulin de Quinquempois (sur la Risle, à Bosc-Renoult-en-Ouche, Eure) ; moulin de Quinquempoist (1287, près la Bonneville-sur-Iton, Eure), Moulin-de-Quincampoil (Bourgogne, Le Moulin de Quimquempôix 1757) ; etc.«
L’hypothèse de la dime vexatoire sur les moulins, devenue le nom d’un moulin et ensuite, par extension un lieu-dit, est reprise par Jean-Jacques Jespers dans son Dictionnaire des noms de lieux en Wallonie et à Bruxelles. Jespers savait-il que son collègue à la RTBF, mon ancien ami Jean-Pierre Hautier, était comme moi un gamin de Kinkempois ?
L’article « Rue Quincampoix » de Wikipédia donne des précisions complémentaires : « Selon l’avocat et historien Henri Sauval et l’abbé Lebeuf, la rue semble devoir son nom à un seigneur, de Quinquenpoit, ou à Adam de Quincampoix, ou encore à un Nicolas de Kiquenpoit d’origine du Perche qui avait fait construire la première maison de la rue. Il ne semble pas qu’elle soit liée à l’étymologie classique du toponyme « Quincampoix ». » Une note précise : « Le cartulaire de la Sorbonne, en l’an 1253, fait mention d’un Nicolas de Kiquenpoit qui pourrait avoir donné son nom à cette rue« . La référence au cartulaire de la Sorbonne et à ce Nicolas vient d’une note de Barbazan dans son édition du « Dit des Rues de Paris », une poème toponymique datant du XIVe siècle, qui égrène sa versification en évoquant les voies incluses dans l’enceinte de Philippe Auguste. Le vers consacré à notre rue n’est guère flatteur :
« Et Quiquempoit que j’ai moult chier ».
(J’ouvre une brève parenthèse. Si vous voulez savoir ce que chier voulait dire à Paris avant le développement du réseau d’égouts, plutôt que Les Misérables, lisez le chapitre « Latrines » du Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier, qui en dénonce l’insalubrité : « Raisonnez tout ce qui est du ressort de la santé : il y a une multitude de lois harmoniques. Eh ! qui de vous voudrait mettre ses excréments encore chauds sur un brasier ardent ? Personne : il sentirait par instinct que le feu pourrait offenser ses entrailles« . Fermeture de la parenthèse).
Jacques-Maximilien de Saint-Victor, dans son Tableau historique et pittoresque de Paris fait remarquer que le nom est attesté dès avant 1210, donc bien avant le cartulaire citant ce Nicolas de Kiquenpoit. Nous ne saurons jamais si c’est bien celui-ci qui a donné son nom à la rue, ou l’inverse, ni, le cas échéant, de quel Kiquenpoit il était originaire. Après tout, pourquoi pas de celui des bords de Meuse ? Godefroid de Fontaines, le Doctor Venerandus, spécialiste d’Aristoste, élève puis contradicteur de Thomas d’Aquin, était bien venu, en 1270 de Horion-Hozémont, le pays de mes aïeux, pour étudier en Sorbonne. Que sait-on des Liégeois venus à Paris à cette époque ?
« Tu lis trop, tiens toi droit, sinon tu vas devenir bossu », me disait mon grand-père. Il est temps de partir en promenade pour explorer cette rue Quincampoix. Je la connais depuis une vingtaine d’années, depuis que je fréquente la librairie Wallonie-Bruxelles, qui s’y est établie. Mais, cette fois, j’ai photographié sur mon smartphone Samsung Galaxy les cinq colonnes que lui consacre Hillairet. D’habitude, j’arrive par la rue de Venise, une étroite et peu avenante ruelle qui vient de la Place Georges Pompidou. Aujourd’hui, je l’aborde par son extrémité Nord, Rue aux Ours. Je n’avais jamais remarqué que, de cette perspective de la rue, on voit, dans son alignement, la bien-aimée et mystérieuse Tour Saint-Jacques.
Un des intérêts de la rue sont ses vieilles portes. Celle du n°91, avec ses feuilles de palmiers et les heurtoirs à têtes de lion, est classée. Sur la paroi latérale de la façade, Fenel & Arno ont placé un de leurs Invaders. Où ne sont-ils pas passés ? Les artistes de la rue aiment la Quincampoix, mais de manière souvent discrète, avec de petits signes de passage, signatures colées sur les murs vides. Un Lorenzo de Médicis intimant de baisser les yeux est la seule oeuvre importante du premier tronçon. « Baisser les yeux » est une injonction que beaucoup de Parisiens suivent, en marchant, les yeux rivés sur leur smartphone. Ils vont devenir bossus.




La salle de l’ancien Théâtre Molière, fondé sous la Révolution et devenu en 1995 la Maison de la Poésie, est actuellement en travaux. Je devrais la fréquenter plus souvent. Je n’y suis venu qu’une seule fois, pour un récital magnifique d’Angélique Ionatos, Grecque de Liège, la beauté même. La soeur de mon ami Photis. Elle lisait ou chantait des poèmes d’Odysséas Elýtis. « J’ai habité un pays surgissant de l’autre, le vrai ». Nous pensons à vous, Angélique.

Devant la Maison de la Poésie, une jeune femme attend. Je me demande si je dois la classer dans la catégorie professionnelle des Dames qui attendent. Un homme s’approche d’elle, ils échangent quelques mots, il lui demande du feu, la remercie, s’écarte, ouvre le portail de l’immeuble d’en face, disparaît. Elle reste là, à attendre.
Il y a dans la rue, plusieurs galeries d’art, mais la plupart sont fermées. Est-ce que je me trompe où le magasin à noeuds papillon du Colonel Moutarde a disparu ? Au n°79, qu’Hillairet désigne, sans plus, comme « vieille maison », s’est établi un Anticafé, un espace de travail où l’on peut travailler tranquillement « sans être dans une ambiance de bibliothèque ». On paye à l’heure. Evidemment, les anticafés, comme les cafés, sont fermés. Où travaillent à présent les habitués ?

Bourrasque de vent de mer. Il se remet à pleuvoir. Pendant quelques instants, l’air n’est pas celui de Paris, mais celui de la Mer du Nord, que j’avais oublié. Au coin de la rue Rambuteau, le Hall 1900, bistrot corse est évidemment lui aussi fermé. Mina et moi y avons nos habitudes. Nous y venons parfois, en sortant du MK2 Beaubourg. Je fume un petit cubain en buvant une Pietra ambrée. J’aime cette rencontre amère. C’est là que nous avons convenu de nous retrouver avec Daniel et Anne Mélice lorsqu’ils pourront venir de Liège, lorsque cette fichue épidémie permettra enfin que l’on puisse lever ces fichues restrictions. Anne Méice recommande l’assiette de charcuterie et de fromages corses.


L’hôtel de Beaufort, dans lequel Law avait installé en 1719 sa Banque générale, se trouvait au n°65. Il a disparu avec le percement de la rue Rambuteau, qui a duré de 1838 à 1845. Il reste, au n°60, le portail d’un hôtel du XVIIIe siècle, ayant appartenu, selon Hillairet au « chevalier de Sémonville ». Je suppose qu’il veut parler de Charles-Louis Huguet de Sémonville, qui fut marquis et non chevalier. Sémonville fut membre des Etats généraux et de la Commune, proche de La Fayette, Mirabeau et Tayllerand. Il fut aussi l’avocat du Comte de Provence, le futur Louis XVIII, compromis dans un projet de complot visant à permettre l’évasion de son frère Louis XVI et à assassiner La Fayette, dont les historiens retiennent qu’il fur probablement à l’origine d’une dénonciation calomnieuse. Sémonville était un homme habile, qui a traversé sans trop de problèmes les différents régimes. Le Comte de Provence fut acquitté. L’avocat se rêvait Ministre des affaires étrangères, il devint, sous le Directoire, ambassadeur de France à Constantinople puis à la Haye. Sénateur sous l’Empire, Pair de France sous la Restauration. En fin diplomate, durant les Cent-Jours, il place un de ses fils adoptifs dans le camp royaliste et l’autre dans le camp bonapartiste. Ce deuxième fils, le général Charles-Tristan de Montholon, accompagne l’Empereur déchu à Saint-Hélène et, selon certains historiens, aurait été une « taupe royaliste », agissant aux ordres de son beau-père et du gouvernement anglais. Il aurait fini par empoisonner l’Empereur à l’arsenic. Il faudra que je demande à Daniel si c’est par vengeance ou par un soucis d’espionnage tardif que le bistrot corse s’est installé à proximité de l’Hôtel de Sémonville.



Je ne sais si c’est une réminiscence du « commerce de catacombe » évoqué par Balzac, mais quelques uns des commerce de la Rue Quincampoix se délectent dans le sombre, l’obscur et le noir. Au n°61, « L’Obscur », un Vintage Concept Store ; au 51 le Restaurant « Dans le Noir ? », au 40, l’Espace Sensoriel « Dans le Noir ? »; au n°6, un atelier de Tatouage « Matière Noire ». Le restaurant « Dans le Noir ? », où le service se fait dans l’obscurité, figure régulièrement, parait-il, dans le classement des 10 restaurants les plus insolites du monde. J’espère pour eux que la crise ne les a pas mis dans le rouge. J’ai envie de pâtes à l’encre de seiche.



Aux n°46 et 47, deux librairies se font face : la Librairie Wallonie-Bruxelles et le Christian Bookstore. J’ai envie de me tromper et d’aller demander à celle-ci si ils ont le DVD de L’Imitation du Cinéma de Marcel Marien ou si J’ai quelque chose à dire. Et c’est très court de Louis Scutenaire est arrivé. Mais je manque d’esprit facétieux et comme j’ai vu tourner une camionnette blanche immatriculée en Belgique tourner à l’angle de la Rue Rambuteau, je me dis que c’est probablement la navette qui vient de déposer les nouveautés de l’esprit Wallonie-Bruxelles, prêtes à réveiller la grande capitale. Peut-être le numéro d’Ulenspiegel dans lequel j’ai commis un article sur le trumpisme francophone est-il enfin arrivé ? J’attends sa livraison depuis deux mois. Peut-être, me dit la libraire, mais les cartons, qui viennnent juste d’arriver n’ont pas encore été ouverts. Je fais un brin de causette avec elle. Nous parlons des belles librairies du Portugal, la Lello à Porto, la Ler Devagar à Lisbonne. Je photographie la statuette de notre ancien souverain. J’espère qu’il ne m’en voudra pas de le présenter ici en peignoir lilas. Je sais qu’il a plus de sens de l’humour que Louis XV, Louis XVI et Louis XVIII réunis : je l’ai entendu, il y a un quart de siècle, à Strasbourg, faire une noble discours dans lequel il dissertait sur la société post-moderne.


Je quitte la librairie en emportant La mort de Napoléon de Simon Leys (dernier volume de l’ancienne édition ; la nouvelle édition est arrivée mais il y a embargo sur la vente jusque demain) et Je veux faire du cinéma, le brûlot de Frédéric Sochjer qui a suscité un petit scandale dans notre grande Communauté, pardon Fédération. J’ai lu le livre de Frédéric d’une traite. Je vous en reparlerai peut-être. Selon Simon Leys, Napoléon n’a pas été empoisonné à l’arsenic, mais s’est échappé de Sainte-Hélène, a débarqué à Anvers avant de rejoindre Paris.
Sans les notes d’Hilliaret, je n’aurait probablement pas remarqué, assez haut sur la façade, une plaque commémorative indiquant que c’est ici, à l’emplacement des n°38 et 40, que fut installé le bureau de la corporation des Merciers Joailliers. Jusqu’à la Révolution, les merciers (de merx, la marchandise, comme c’est dit) étaient les seuls autorisés à vendre ce qu’ils ne fabriquaient pas, « Merciers marchands de tout, faiseurs de rien ». Merx, Merckx, de petits riens, faisons un tout.
Sur le seuil de l’immeuble d’en face, est assis un ado stylé, veste et casquette hip hop noires, pantalon batik, chaussettes blanches à petits coeurs rouges, baskets Buffalo London à épaisses semelles. Que fait-il là, le regard baissé ? Il est tellement immobile que je l’ai pris un instant pour une statue de Duane Hanson.


Le troisième tronçon de la Quincampoix s’ouvre après avoir traversé la rue Aubry le Boucher, qui mène du Sébasto au Café Beaubourg. La maison du n°31 est classée. Jusqu’à la Révolution s’élevait là l’Eglise Saint-Josse. Des fenêtres imaginaires ont été peintes par Fabio Rieti en 1976, un spécialiste du trompe-l’oeil. Il y a quinze jours, au pied de ce cet immeuble, j’avais photographie une oeuvre de sevenartiststreetart évoquant à la fois la colonisation du Congo par notre roi Léopold II, la mort d’Adami et les centaines de milliers de Congolaises qui, aujouurd’hui, en 2021, meurent dans les mines de coltan « pour votre confort ». Quel Malevitch de service est venu repeindre au noir cette dénonciation éphémère ?




Je me demande pour quelle raison Hillairet ne dit rien du beau portail de la Maison des Lingères, daté de 1716, qui se trouve au n°20. La raison s’en trouve facilement dans les petites chroniques parisiennes que l’on trouve sur Internet. Ce porche se trouvait à l’origine au n°3, rue Courtalon, comme l’atteste une photographie d’Atget. Dans la photo, l’inscription « Maison des Lingères » ne figure pas sur le médaillon. Le couple qui pose n’a pas l’air de lingères. S’agit-il des propriétaires de la « Maison A. Chauvot. Casserie de sucre », annoncée sur l’enseigne peinte par-dessus ? Hillairet signale que le porche a été remonté pierre par pierre, en 1902, au Square des Innocents. La Société des Amis du Vieux Paris avait ainsi obtenu que son installation près de la fontaine, face aux Halles Baltard, assure sa préservation après la démolition de l’immeuble de la rue Courtalon. Las, la Place des Innocents a été restructurée dans les années 70 après la destruction des Halles. En 1977, le porche fut déplacé et figé sur un mur du plateau de la Reynie, l’actuelle place Edmond Michelet, que longe la Quincampoix. Dans les années 80, le porche fut finalement placé à l’entrée d’un immeuble moderne, là où il est aujourd’hui, au n °20. Je savais qu’il y avait à Paris des mains baladeuses, mais j’ignorais cette histoire de porche baladeur.

En face de ce portail baladé, la jeunesse fait la file pour accéder au Bubbolitas. Les anthropologues du Paris en temps de confinement devraient établir un relevé des commerces qui suscitent des queues. Le plus souvent, il s’agit de boulangeries, parfois de marchands de vélos ou d’agences bancaires, mais les commerces de boissons sucrées se portent bien. Ici, l’on peut emporter des thés glacés, des thés aux lait, des thés chauds et autres infusions, des milkshakes (gourmands ou non), des frappububbles, des fruiteas, des smoothies et autres spécialités, Tereré citron, Tereré Manku, mathé à la menthe et au kumkat, Milky Matcha, thé vert du Japon mêlé au lait,… Quel Balzac, quel Perec, nous décriront l’attente sous la pluie de l’accès à un Jahody Split, à un Drinko Drinko ou à un Woody Cocktail ?


La queue se prolonge loin devant la façade du n°15, dont la porte, comme celle du n°12 et du n°13 est cloutée, cela vous a quelque chose de dur, de sadien, qui fait frémir. Ce qu’il reste en moi de l’ADN de l’ébéniste Emile Dambiermont, un des mes arrières-grands-pères, préfère la porte Louis XV à écusson genre rocaille du n°14.




Mon exploration de la Rue Quincampoix pourrait se terminer par quelques observations décoratives complémentaires : une façade XVIIIe avec tête de Bacchus au n°10 ou un immeuble avec motifs floraux Art nouveau à l’angle de la Rue des Lombards. Mais il doit toujours se passer un petit moment de magie dans mes Promenades de troisième vague. Le voici qui approche. Deux jeunes filles rieuses se sont immobilisées au milieu de la rue, font entre elles des gestes étranges, que je ne déchiffre pas d’emblée, l’une d’elle s’en va en courant dans la direction du Bubbolitas. L’autre reste là, avec une bougie blanche allumée dont elle protège la flamme vacillante de la main gauche. Dans quelle obscurité de catacombes va-t-elle se perdre ?

« Elle souffla les bougies qui éclairaient le boudoir, non point pour elle, mais pour que, du salon, personne ne pût voir sa compagne.
Regarde ! – dit-elle en montrant le trou de la serrure.
Mais l’humeur curieuse d’Aurore était passée. »
Feuilletez l’album complet de la promenade ici.
Comment ne pas être passionné par les écrits de celui qui, né à Kinkempois , retrouve des Quincampoix dans le pays voisin, et notamment cette rue de Paris. Bien sûr l’homophonie exige des recherches, les souvenirs affleurent, le prix scolaire, le cinéma, les tronçons de la rue et toutes ces portes incroyables, ces maisons, Law, restaurant, librairie, Atget, Mariën, Albert le roi et les scènes de la vie quotidienne. Tout se lit comme un roman. Dans la lignée d’une curiositè surréaliste, mais où l’étrange et le singulier rejoignent le documentaliste historien. Il faut du talent pour relier tout cela, tenu par un fil de maître
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