Angel Elvira, magicien de Mendavia (1937-2021)

3 mai 2021

Angel Elvira, Cabellos serpientes

Je ne suis pas un collectionneur de tableaux, mais je garde précieusement, sur un des rayons de ma bibliothèque, face à mon bureau de travail, une petite peinture sur bois, Los cabellos serpientes, dont je ne me séparerai jamais. Le ciel, les forêts sont luxuriantes de couleurs. Trois jeunes femmes sont au bord du fleuve. Elles jettent leurs cheveux dans l’eau et ceux-ci deviennent serpents. C’est le seul tableau que j’ai jamais acheté. Acheter est d’ailleurs un bien grand mot : Angel Elvira me l’avait offert pour quelques pesetas symboliques. Chaque fois que je suis passé à Mendavia, Inès Sainz, sa belle épouse me rappelait en riant que, ce jour-là, je n’avais pas le sou, alors que je devais accomplir mon tour d’Espagne. Et, chaque fois que je regarde ce tableau, je pense à un passage du Paysan de Paris : « Je me suis souvent arrêté au seuil de ces boutiques interdites aux hommes et j’ai vu se dérouler les cheveux dans leurs grottes. Serpents, serpents vous me fascinez toujours. Dans le Passage de l’Opéra, je contemplais ainsi un jour les anneaux lents et purs d’un python de blondeur. Et brusquement, pour la première fois de ma vie, j’étais saisi de l’idée que les hommes n’ont trouvé qu’un terme de comparaison à ce qui est blond : comme les blés et l’on a cru tout dire. Les blés, malheureux, mais n’avez-vous jamais regardé les fougères ? J’ai mordu tout un an dans les cheveux de fougère. J’ai connu des cheveux de résine, des cheveux de topaze, des cheveux d’hystérie. »

Ce matin, je viens de recevoir un message de mon ami José Ignacio m’annonçant le décès d’Angel Elvira, qui allait avoir 84 ans dans quelques jours. Cette nouvelle m’emplit de tristesse mais fait aussi ressurgir un des plus précieux moments de l’égrégore de ma mémoire.

J’avais rencontré José Ignacio à l’auberge de jeunesse de Bordeaux durant l’été 1974. Salvador Puig Antich et Heinz Chez venaient d’être exécutés au garrot quelques semaines plus tôt. A l’époque, j’apprenais l’espagnol et j’avais été très heureux de faire la connaissance de cet étudiant en lettres classiques – José Ignacio deviendra plus tard professeur de littérature latine à l’Université de Barcelone -, féru de poésie, d’une gentillesse extrême et, évidemment, qui attendait comme nous l’attendions tous, la mort du Général Franco. Nous étions allés ensemble voir les momies de la tour Saint-Michel, figées dans le calcaire, et, chaque fois que nous nous sommes retrouvés, nous avons évoqué la voix rocailleuse et traînante de la vieille gardienne espagnole qui commentait les lieux : « Regaaardeeez ces maaains… ». José Ignacio m’avait invité à lui rendre visite dans son petit village de Navarre, Mendavia, sur la rive droite du Rio Ebro, « el Padre Ebro ».

J’ai respecté un souhait de mon père, décédé en 1972 : ne pas aller en Espagne tant que Franco serait au pouvoir. Franco est décédé à l’automne 1975 et, à l’été 1976, j’ai enfin pu répondre à l’invitation de José Ignacio. J’ai pris un billet BIGE, qui me permettait, pendant un mois, de circuler sur l’ensemble du réseau – souvent endormi – de la RENFE. Après une nuit passée à l’auberge de jeunesse de San Sebastian, encore tenue par de jeunes phalangistes, machos et provocateurs, je suis arrivé, sac au dos, en gare de Logroño, et, de là, j’ai rejoins, par la route, je ne sais plus trop comment, Mendavia, isolée au bout d’une route, seule face au bord du fleuve, face à une falaise qui est le début de la Rioja.

Mendavia en 2016 (Photographie André Lange-Médart)
L’alcade de Mendavia (1986) (Photographie André Lange-Médart)
Le Rio Ebro à Mendavia (2016) (Photographie André Lange-Médart)
Une rue de Mendavia en 2016 (Photographie André Lange-Médart)

Mendavia était bien le petit paradis dont m’avait parlé José Ignacio. Le village compte quelques 3500 habitants, essentiellement des agriculteurs, bénéficiant des terres fertiles de la plaine de l’Ebre. La grande fierté locale était les asperges blanches, mises en boîte par la conserverie locale. Un délice incomparable, sans aucun doute les meilleures de la Chrétienté. Angel me montra un jour un de ses dessins, une caricature : « El Rey Esparago ». L’asperge, en castillan, est masculine, comme l’exige sa silhouette phallique.

Le souvenir de l’accueil que me réserva la famille de José Ignacio me tient chaud au coeur. Je revois encore l’abuelo et l’abuelita, deux petits vieux rieurs qui se tenait assis dans la fraîcheur de la salle à manger. Et la mère de José Ignacio, qui tenait un petit commerce de chaussures et qui me préparait chaque jour de délicieux caracoles en sauce. Et je garde le souvenir d’un déjeuner au champ, avec José Ignacio, Angel et Ines, et leurs deux nièces, las gemelas, ravissantes comme des acanthes. J’aurais bien aimé emmener à mon retour l’une des deux, mais Inès m’avait gentiment prévenu qu’il ne fallait pas déraciner les belles fleurs, que cela les faisait dépérir. Du reste, un fiancé veillait.

J’étais encore, à l’époque, embué de mythologies révolutionnaires sur la guerre d’Espagne et je m’attendais, cet été là, à trouver un pays en ébullition, un peu comme le Portugal l’avait été deux ans plus tôt. Je n’ai jamais trop su ce qui s’était passé à Mendavia pendant la Guerre civile. On n’en parlait pas. Sur un mur était restée une vielle inscription peinte en noir « Jovenes, tenemos de luchar para nuestra libertad », mais personne ne savait depuis quand elle était là et de quel parti était le graphiste qui l’avait posée là. Dans la tranquillité active de l’été, le village connaissait les frémissements de la transition post-franquiste. On trouvait, dans les toilettes, de petites brochures de l’ORT, une organisation maoïste, appelant les agriculteurs à se mobiliser et à participer au grand projet révolutionnaire des travailleurs. Elles étaient abandonnées là pour disparaître rapidement en cas de perquisition. José Ignacio n’avait rien d’un marxiste-léniniste : lecteur de Cicéron, il préparait un discours pour l’association locale des jeunes. Cela commençait par « Notre avenir est une page blanche ». Il m’avait amené à la première réunion du syndicat des agriculteurs, où le thème principal de discussion, si j’ai bien compris, était celui du prix des pommes de terre qu’il fallait fixer en commun pour en tirer meilleur profit. C’était, je le compris, une question plus sérieuse que l’organisation d’un grand parti prolétarien.

On fête à Mendavia San Juan Bautista, un peu de la même manière que la Sin Firmin à Pampelune : de jeunes taureaux sont lâchés dans les rues du village et les jeunes hommes se lancent à leur rencontre. Angel m’expliqua que cette tradition était née, disait-on, après qu’un évêque venu de Pampelune ait été chassé par jets de pierres. Je ne pris pas le risque de jouer au vacher. Lire dans le texte Toreo de salón de José Camilo Cela était déjà un exercice suffisamment difficile pour moi. Mais j’avais dans mes bagages une chemise violette, une jaune et un polo rouge. José Ignacio enfila la violette, moi le polo rouge et nous proposâmes à une amie de José Ignacio, je me souviens qu’elle s’appelait Teresa et je regrette de ne l’avoir rencontrée que ce soir-là, d’enfiler la jaune. Le soir de la fête, nous nous étions promenés bras dessus bras dessous sur la Plaza de los Fueros, espérant susciter un mouvement d’enthousiasme avec ces trois couleurs enfin réunies. Mais, comme dans le film El jardín de las delicias de Carlos Saura, l’évocation du drapeau républicain ne suffit pas à guérir l’amnésie. Nous nous consolâmes avec ce brûlant Carlos I qui tient lieu de cognac aux Espagnols. Ce soir-là, à la terrasse du bar, sur la Plaza, Angel m’offrit un inoubliable puro. Des militants basques, venus de Pampelune, interpellèrent Angel en lui demandant pourquoi il ne parlait pas basque. Il leur répondit en riant que Mendavia avait toujours parlé castillan et qu’il ne voyait pas pourquoi il devrait changer cette tradition.

Mª Inés Sáinz et Angel Elvira, chez eux, en 2016 (Photographie André Lange-Médart)

Angel, à Mendavia, était une institution, l’archéologue, l’artiste, le mage du village. Il y est né en mai 1937, en pleine guerre civile. Il a fait des études de Magisterio y Artes y Oficios à Pamplune, et, dès son enfance, s’est passionné pour la peinture et pour l’histoire locale. Je crois qu’Angel et Inès n’ont jamais beaucoup voyagé en dehors de la Tierra Estella et de la Navarre, mais ils en ont exploré tous les villages, à la recherche d’histoires, de vieux récits, de traces du passé : la maison d’Angel et d’Ines contient à la fois un atelier, une bibliothèque, un petit hall d’exposition, un musée d’archéologie. Une sorte d’antre de magiciens, dans lequel être accueilli est une sorte de privilège merveilleux, comme l’entrée dans un conte de fée devenu réalité.

La fée, bien réelle : Inès, la muse d’Angel, une grande dame aux cheveux d’or, belle comme ces dames chantées par le roi de Navarre Teobaldo el Trovador, mais aussi rieuse, moqueuse, tendre. Rayonnante, reine généreuse de ce petit paradis.

Angel et Inès ont beaucoup publié ensemble, dans des revues, des brochures d’histoire locale, plusieurs livres sur Mendavia, sur les mythes et légendes de Guipizcoa,… mais c’est surtout les créations d’Angel qui éblouissait le visiteur inattendu.

Angel Elvira, La cava de Viana (Collection privée)
Angel Elvira, totem d’un dieu basque.
Angel Elvira, Ama Lur (la Terre-Mère), Totem

L’oeuvre picturale d’Angel est immense : près de 1800 tableaux, 50 sculptures en bois, sortes de totems païens, 450 dessins de tapisseries, des œuvres en pierre comme le monument à l’Auroro d’Estella, des pièces mythiques, etc., les 500 dessins surréalistes du livre Los siete setenta. Je suis loin d’avoir vu tout. Lorsque je l’ai connu, en 1976, Angel était dans une période extrêmement féconde, probablement la plus fraîche de son oeuvre. Il consacrait de grandes peintures à la mythologie basque, dont la figure tutélaire est la déesse Mari. Je m’y perds un peu, mais on y retrouve les Lamiak, équivalentes de nos sirènes, les Mairuak , bâtisseurs des chromlechs ou cercles de pierre, qui sont les Maures, les Sorginak, êtres magiques qui ont la capacité de cacher leur condition sous la forme de femmes normales pendant la journée et qui peuvent agir par des actes magiques dans le cours naturel des choses, surtout sous le couvert de la nuit, des sorcières pour l’Inquisition catholique. Bien d’autres encore.

Angel Elvira, Tarot basque

Je suppose qu’un historien de l’art classerait le style d’Angel Elvira comme naïf, relevant de l’illustration de livres pour enfants. Bien qu’il fut un grand admirateur de Picasso et de Joan Miró, Angel n’avait pas la prétention de se confronter aux grands courants de la peinture du XXe siècle. Mais il avait trouvé son style et ses thématiques personnelles, mêlant fantastique, légendes et rituels anciens, vieilles batailles médiévales, sages et dames féériques. Une grande partie de son oeuvre, celle qui me touche le plus, joue sur des couleurs vives et pures, les formes des personnages étant à peine esquissées. Il a évolué ensuite vers des formes plus sophistiquées, une palette plus nuancée, et l’oeuvre a un peu perdu en spontanéité, mais elle a conservé sa cohérence.

Angel était un homme plutôt timide, réservé, mais il aimait, en pédagogue, expliquer les histoires qu’il illustrait. Je ne comprenais pas toujours ses explications, souvent entremêlées de petits rires sourds, comme s’il se moquait de sa propre ingénuité. J’ai parfois pensé que cette passion pour le passé, l’occulte, le légendaire, avait quelque chose de régressif. Angel n’était pas quelqu’un avec qui j’essayais de parler de politique ou de théorie. J’ai toujours pensé que sa grande réserve et ses thématiques résultaient de la grande chape plomb qu’avait été l’idéologie franquiste. Peindre la mythologie basque, polythéiste, ou l’histoire locale de Navarre, occultée dans le grand récit castillan, avait peut-être quelque chose d’extrêmement conservateur, mais n’était-ce pas aussi une manière de trouver une alternative au nationalisme espagnol, catholique, monothéiste, monolithique, autoritaire ?

Cailloux de l’Ebre peints par Anel Elvira (Collection André Lange-Médart)

J’avais été tellement heureux, cet été là à Mendavia, que j’y suis retourné quelques jours l’été suivant. J’avais ramené un livre sur les légendes et les rares cosmogonies du folklore wallon, que j’ai entrepris de traduire en castillan pour Angel et Inès. Ma connaissance de la langue et le caractère illisible de mon écriture font qu’ils ne sont jamais allés très loin dans la lecture de mon manuscrit, mais qu’importe. Je trainais cet été là un chagrin d’amour pour une belle dame liégeoise, partie en vacances en Grèce. Angel m’offrit un petit portrait de femme peint sur un galet de l’Ebre. Je commis l’erreur de l’offrir à une autre l’été suivant. Elle me la rendit quelques années plus tard. Je mors le remords de ces amours là.

Je suis retourné plusieurs fois à Mendavia, à l’occasion de colloques à Madrid ou à Bilbao, ou en chemin vers Lisbonne. La dernière fois était en 2016. Angel était déjà très affaibli et c’était surtout Inès qui parlait, commentait son oeuvre, évoquait les expositions et les hommages reçus, nous montrait quelques uns de ses trésors. Angel écoutait en silence, mais il avait toujours ce même petit rire moqueur.

Aujourd’hui, j’aimerais être là-bas pour lui rendre hommage, dire à Inès et aux gemelas, à José Ignacio, combien je partage leur chagrin.

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