1er mai. Avec Lambert et Mathilde, en marche.

Je ne les ai jamais connus, mais ma mère m’en parlait toujours avec une infinie tendresse. Lambert Streel et Mathilde Coppens étaient mes arrières-grands-parents maternels. Je ne sais pas grand chose d’eux. L’administration de Flémalle, où ils sont morts, tous les deux, a récemment refusé de me communiquer leurs certificats de décès, qui auraient peut-être pu m’en apprendre un peu plus sur leurs parents, leurs origines. « La consultation des actes d’Etat civil de moins de 120 ans sont sujet à une autorisation du tribunal de 1ère instance en Belgique. »

Mathilde était née en 1871, l’année de la Commune de Paris, d’un père flamand, Coppers, et d’une mère bretonne, du joli nom d’Anaïs. Où se rencontraient un flamand et une bretonne ? Dans un port, peut-être. Lui était venu, comme tant de flamands, travailler dans les mines de la banlieue liégeoise. Dès l’âge de six ans, Mathilde elle aussi travaillait à la mine. C’était cela, la Belgique à l’époque du gouvernement catholique de Jules Malou. En 1905, elle épouse Lambert, peut-être rencontré sur le chemin des houillères, comme dans Germinal.

Lambert était né à Hognoul, un petit village de la région liégeoise, en 1867. Je ne sais rien de ses parents. Il a été très tôt orphelin et élevé par le bourgmestre de la commune. Il a commencé comme garçon de ferme, puis est parti lui aussi travailler à la mine. Il habitait Jemeppe et était un militant fervent du Parti ouvrier belge. La veille du 1er mai, il astiquait la hampe de cuivre de son drapeau rouge, qu’il porterait le lendemain en tête du cortège. Dans la mémoire que j’ai gardée du récit de ces jours de fête, il marchait de Jemeppe à Liège, deux bonnes heures à pied, en dressant fièrement l’étendard.

Lambert et Mathilde auront deux garçons, François et Pascal, et une fille, Jeanne, née en 1905, qui deviendra ma grand-mère. L’oncle Pascal, je m’en souviens encore. Nous allions lui rendre visite à Waremme, où il animait la Maison du peuple. J’ai toujours sous mes yeux le vieux Pathé Baby qu’il nous avait offert. Mon frère l’avait équipé d’un moteur de Meccano et nous avions organisé une projection familiale de Charlot pasteur. Je vendais les billets, et c’est comme ça que j’ai commencé ma carrière de statisticien du cinéma.

En 1927, Jeanne, couturière, a épousé François Eugène Médart, lui aussi un ancien mineur et dont j’ai déjà raconté ici comment il fut exécuté par l’occupant nazi, en janvier 1942, pour faits de résistance. Je ne sais pas quand la photo de Lambert et Mathilde, assis sur un banc, a été prise, mais je les vois encore confiants, fiers probablement d’avoir droit, eux aussi, dans leur modestie, à l’immortalité picturale.

Ma tante Yvette m’a raconté récemment comment son grand-père Lambert était mort tristement, dans l’indifférence générale, en mai 1944, alors que tout le monde essayait de survivre en cette quatrième année de guerre, avant tout préoccupé de la chute des V-2 qui tombaient à l’aveuglette sur les ponts, les usines, les maisons. Mathilde, elle, est morte en juin 1953, alors que mes parents venaient de se marier. Une femme forte, un modèle de vie, disait ma mère.

D’eux, il me reste trois photos, et trois brochures éditées par la Presse socialiste, à l’occasion des 1er Mai 1910, 1912 et 1913. Les deux premières portent en couverture « A la Gloire du Travail ». De manière étonnante, la livraison de 1910 s’ouvre par un texte « Le travail il y a vingt-deux siècles », qui n’est autre qu’un extrait du Salambô de Flaubert, lequel n’était pas vraiment réputé pour sa sympathie avec le mouvement ouvrier.

Celle de 1912 offre une « page oratoire » de Victor Hugo sur la liberté de l’enseignement, un petit texte de Baudelaire compatissant sur le spectacle désolant de la « multitude maladive » respirant la poussière des ateliers et un appel « Premier mai et lutte de classe » de Rosa Luxembourg. La couverture du numéro du 1er mai 1913 s’affiche « En l’honneur de la Grève générale » et propose des textes du poète anarchiste Georges Elkhoud, du poète symboliste américain Stuart Merrill, un « Chant de mai » du chansonnier révolutionnaire Jacques Gueux, un conte du dramaturge Fernand Crommelinck, une lettre de Séverine, la féministe libertaire parisienne et même un plaidoyer pour le suffrage universel de Maurice Maeterlinck, qui a reçu deux ans plus tôt le Prix Nobel de Littérature et qui n’en est pas encore à faire l’éloge du Dr. Salazar.

Reliques précieuses, qui ont traversé le siècle dans la chiffonière de ma grand-mère Jeanne. Et puisque ces derniers jours, simplement pour avoir défendu avec constance le vote utile et arithmétique contre une candidate néo-fasciste aux élections présidentielles françaises, je me suis vu qualifié par quelques idéologues égarés de « donneur de leçons », de « traitre » et de « vautour », je ne résiste pas au plaisir ironique de reproduire ici un gravure qui figure dans la livraison du 1er mai 1910.

Les slogans, comme les insultes, passent rapidement d’un camp à l’autre. Demain, j’irai marcher dans les rues de Paris, au métro Jaurès, avec tous ceux qui pensent que le suffrage universel n’a pas été acquis, de haute lutte, pour mettre au pouvoir celle qui porte les idées des anti-européens, des réactionnaires nationalistes, des xénophobes, des haineux, des fascistes, ni pour s’abstenir ou se contenter d’un vote blanc ambigü et aveugle. Et bien sûr, pour manifester « à la gloire du travail ».

Paris, 30 avril 2017.

 

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