26 avril 2021
Dès que je me suis trouvé sur place, le souvenir s’est imposé. Nous voilà, sur le trottoir, au coin de la rue du Louvre et de la Rue Coq-Héron, face à l’Hôtel des Postes. Il fait très chaud, en pleine lumière de cet été 68 et le trafic est assourdissant. Mon père est toujours le premier d’entre nous à attraper un coup de soleil, sur son front un peu dégarni sous ses cheveux crollés. Il tient d’une main son Zeiss Ikon et de l’autre le Guide Michelin vert. L’étui de cuir et la petite housse de la cellule photoélectrique en bandoulière. Polo vert sombre. Pantalon tergal beige clair. Mon frère Jacques s’ennuie et a envie de fuir je ne sais où. Nous sommes vêtus de la même manière : polos bleu clair, culottes courtes, chaussures de tennis blanches (on le rafraichissait de temps en temps avec une sorte de mousse laiteuse en tube), chaussettes bien dressées. J’ai en main le petit guide des rues de Paris, à couverture plastifiée rouge. Chaque arrondissement a droit à une double page. L’index avec les noms de rues occupe l’essentiel du volume. Nous attendons ma mère, qui est entrée dans la pharmacie pour acheter les crèmes solaires. Le temps semble long. Jacques s’impatiente. La voici enfin, dans sa petite robe blanche aux dessins noirs. Elle n’avait pas encore fait couper ses cheveux foncés, mais elle avait déjà ses yeux bleus limpides et son petit nez retroussé, qui lui donnait un air moqueur.

C’est à la pharmacie du n°7 que j’ai reconnu l’endroit. A défaut d’avoir obtenu d’aller voir le n°16 du Quai Voltaire, j’avais au moins obtenu d’aller voir le n°13 de la Rue Coq-Héron. Les lecteurs du Comte de Monte Cristo, Pascal Durand en premier, se souviendront que c’est là qu’Edmond Dantès aurait dû porter à M. Noirtier de Villefort, la lettre que lui avait remise à l’Ile d’Elbe le maréchal Bertrand et qui va à l’être à l’origine de son malheur. Le roman de Dumas est ma première lecture parisienne et il m’est venu hier, lundi, d’y aller voir. Je ne m’attendais pas à ce souvenir. C’est un souvenir affectueux, mais déçu : il n’y a plus de n°13.
La rue Coq-Héron débouchait jadis rue Coquillière, mais elle a été amputée par l’ouverture en 1880 de la rue Etienne-Marcel et la construction de l’imposant Hôtel des Postes. Elle s’arrête au n°9, attribué à l’Hôtel de Claude Bullion. qui fut le surintendant des Finances du roi Louis XIII. Le Paris de Dumas n’existe pas. Je ne serai quand même pas tout à fait bredouille. L’article que Wikipédia consacre à la rue Coq-Héron m’apprend que Dumas avait installé son journal, Le Mousquetaire, au n°5. L’immeuble est toujours-là. La porte du porche s’ouvre, sans code, avec un petit bouton. J’entre et me trouve nez-à-nez avec un monsieur, cambodgien ou vietnamien, en train de relever le courrier. Il m’en excusera, mais je le prends pour le gardien de l’immeuble. Il me regarde d’un drôle d’oeil. Mon hésitation, l’appareil photographique dénoncent l’intrus. Rapidement je lui explique la raison de ma présence. Alexandre Dumas avait son journal ici. Puis-je photographier ? Alexandre Dumas a vécu ici ? Je ne le savais pas ! A quel étage ? Je lui lis les quelques lignes de Wikipédia : « No 5: Le Mousquetaire, journal d’Alexandre Dumas, de la fin 1854 à 1857 ; La Petite Lune, hebdomadaire satirique publié de 1878 à 1879, y avaient leurs bureaux ; et le Touring club de France y avait son siège social. » Ah, merci de l’information. Il faut que je dise cela à mon propriétaire. Il s’en va en me saluant. Je prends une photo, au pied levé.


Je le disais l’autre jour à Masha, une amie russe établie à Paris depuis quelques mois : à Paris, pour se promener, il suffit de se donner un objectif, quelle que soit sa pertinence, puis de regarder. Sans guide, on peut rater bien des choses, en découvrir sans trop savoir de quoi il s’agit. Après, on s’informe et, si nécessaire, on revient. Ma moisson du jour, en venant à cet objectif futile d’ancien bonapartiste repenti, n’est pas à dédaigner.
En descendant l’Avenue de la République, j’aperçois, Rue de la Pierre Levée, les colorés panneaux en céramique de la Maison Pichenot, qui fut une importante manufacture de faïence. Pour prendre les photos, je dérange un peu les gens qui font la file sur le trottoir devant un bureau de la Sécu. J’entends derrière moi quelqu’un qui dit « Je ne n’aime pas les gens qui vivent dans le monde d’avant ». J’aurais dû me retourner et demander à cette personne si elle voulait figurer sur une de mes photos. Je manque d’audace.

Je traverse la Place de la République. Je me dis que chaque fois que je passe là, je devrais prendre une photo des personnes assises sous le lion du Suffrage universel. Cela ferait une figure de plus de la photographie à contrainte. Je trouve l’ensemble d’hier très réussi.

Je remonte la rue Meslay et redescends le Passage du Pont-aux-Biches. Le Sardanapale de la mouise est au poste, en train de lire. Sur le palier, le réfugié africain est toujours assis sur son matelas et regarde toujours ma caméra avec méfiance. Rue Notre-Dame de Nazareth, je vais photographier la façade de la vieille synagogue des Juifs allemands, que j’avais manquée l’autre jour. Il s’y prépare quelque événement. Des hommes en kipa débarquent des cartons d’une camionnette. Peut-on visiter ? Il faut appeler le matin. Sur le fronton, « Liberté, Egalité, Fratenité », comme sur celui des mairies. La construction d’une synagogue en cet endroit avait été autorisée en 1818 par Louis XVIII (celui-là même qui apparaît dans Le Comte de Monte-Cristo), mais, mal conçue, elle menaçait de s’écrouler et a été démolie en 1850. Les frères Offenbach, arrivés de Cologne, y ont formé et dirigé le choeur, mais Jacques s’ennuyait et, après quelques mois, s’en va jouer du violoncelle à l’Opéra-Comique. Le bâtiment actuel date de 1852, a été inauguré par James de Rothschild. Rachel fréquentait, dit-on, cette synagogue. (Si vous connaissez la source de cette information, merci de la signaler dans l’article pertinent de Wikipédia).

Je reviens sur mes pas et j’emprunte la rue du Puits au Biche, bêtement rebaptisée Rue Volta, pour aller voir la plus vieille maison de Paris, qui date des alentours de 1300, sous le règne de Philippe le Bel (celui du premier volume des Rois maudits). Elle ressemble à celle que l’on peut voir Rue François-Miron et dans les dessins du Vieux Paris d’Albert Robida. La façade en a été restaurée pour en faire réapparaître les colombages et les hourdages, que l’on ne voyait plus en 1901 lorsque Atget l’a photographiée. Jacques Hillairet nous donne une description intéressante de ses fonctionnalités médiévales :
Une margelle de pierre séparait la boutique de la rue ; sa porte d’entrée, toujours ouverte, était sur côté ; la baie qui l’éclairait était nue, sans vitrage ; elle était fermée la nuit par deux volets horizontaux que l’on ouvrait le jour, celui du bas formait comptoir, tablette… où le commerçant étalait sa marchandise, celui du haut, plus large, relevé à demi et supporté par des tringles de fer, formait auvent. Le vendeur se tenait dehors, il surveillait son étalage et hélait les passants ; les transactions se faisaient dans la rue. L’intérieur était sombre ; c’était l’ouvroeur où l’on travaillait à la vue du public qui pouvait veiller à ce qu’il n’y ait pas de malfaçon. Il était interdit d’y travailler à la lumière, de vendre à la chandelle du poisson, de la viande…cet éclairage pouvant donner à la marchandise un aspect de fraîcheur que, peut-être, elle n’avait pas ! La nuit venue, l’étal fermé, l’ouvroir servait à la fois de salle à manger et de chambre à coucher : les ustensiles de cuisine et de literie étaient rudimentaire.



La maison est occupée par deux petits restaurants, l’un vietnamien, l’autre chinois. Celui-ci semble avoir la faveur des jeunes, qui font la queue sur le trottoir. Il nous faudra l’essayer lorsque nous reprendrons nos habitudes d’après séance au MK2 Beaubourg. J’espère que les jeunes idiots de Génération identitaire ne liront pas Hillairet et qu’il ne leur viendra pas à l’esprit de demander aux asiatiques de respecter les vieilles traditions parisiennes. Le culte de l’identité, on ne sait pas où ça commence, mais on sait comment cela finit.
Bien qu’il m’arrive régulièrement de suivre la Rue Saint-Martin pour rejoindre le métro Arts et Métiers, je n’avais jamais remarqué le délicieux Passage de l’Ancre qui permet de rejoindre la Rue de Turbigo.

Rue Etienne-Marcel, je passe en vitesse devant la Tour du Roi Jean Sans-Peur (je crois bien que nous l’avions visitée en 1968, mais il faudrait que j’y retourne). J’arrive Rue du Louvre devant le monumental Hôtel des Postes, inauguré en 1888 et qui est en pleine rénovation. Je me demande si c’est déjà dans cet Hôtel, ou dans l’Hôtel d’Armenonville, que Victor Hugo a assisté avec ses petits enfants à une audition musicale par téléphone, qu’il raconte dans Choses vues, en date du 11 novembre 1881. Le groupe La Poste y conservera ses activités postales, « mais en y ajoutant un programme mixte et en l’ouvrant plus largement sur le quartier. Le bureau de Poste, les activités de courrier, la Banque Postale seront complétés par un hub Colis. L’animation permanente de l’immeuble (la Poste du Louvre est ouverte 24h/24) sera renforcée par de nouvelles activités : des commerces, une halte-garderie, un espace de co-working, un commissariat de police, un hôtel, des bureaux, des logements sociaux. » Je ne sais quand le bâtiment sera réouvert au public, mails il a pris un sacré coup de jeune.

La Rue du Louvre évoque pour moi un autre souvenir. Lorsque j’avais seize ou dix-sept ans, et que je voulais devenir journaliste, j’avais, en toute innocence écrit au grand Jean Lacouture pour lui demander conseil sur les études à entreprendre. Il m’avait recommandé l’Ecole de la Rue du Louvre et celle de Lille. Mais, il avait ajouté : « L’essentiel est d’avoir beaucoup d’amis ». C’est le seul de ces conseils que j’ai essayé de suivre.
Mon bref pèlerinage Rue Coq-Héron terminé, je me rends à la FNAC des Halles, avec l’idée d’y examiner les appareils photos hybrides. Je suis très content de mon Canon, mais il commence à se faire lourd et puis il est trop visible et trop bruyant. Quel étourdi je suis : toute l’espace commercial sous la Canopée est évidemment fermé.

Un petit cubain fumé Allée André Breton et ma décision est prise : je vais aller jusqu’à la FNAC, Rue de Rennes. Celle-là est ouverte. L’air est doux, la lumière est magnifique, Paris est d’une tranquillité toujours inhabituelle, avec néanmoins suffisamment de vie, à présent, pour ne plus être sinistre comme les semaines précédentes.
Rue de Rivoli, je découvre avec plaisir d’autres bâtiments en fin de restauration : ceux de la Samaritaine. L’inauguration était prévue pour avril 2020, mais a été reportée en raison de la crise sanitaire. Même la date de février 2021 n’a pas été respectée. L’absence des touristes étrangers fait que rien ne presse. On parle à présent du 28 mai. Le bâtiment 3, celui de gauche, décoré par Henri Simon en 1930, est complètement rafraichi et les décorations Art déco retrouvent leur lustre. Le bâtiment du milieu est toujours emballé et deviendra un espace Vuitton. Mais ce qui est vraiment surprenant, c’est le bâtiment 1, dont la rénovation de la façade a été confiée à l’agence japonaise Sanaa. Le principe du reflet des façades des immeubles de face de la Rue de Rivoli a été conservé mais avec des miroirs ondulants qui produisent un effet optique surprenant, chaque façade donnant l’impression d’être un reflet d’angle de rues. Le tout me fait penser aux photographies panoramiques des visites virtuelles de cathédrales gothiques. Les reflets se modulent au fur et à mesure que l’on avance et le photographe y trouve motif à saisir les variations. La façade côté Rue de l’Arbre sec conserve ses décorations florales, elles aussi rafraîchies, avec l’énumération de tous les produits que l’on pouvait trouver dans le grand magasin.





La Samaritaine, maculée par la noire pollution, n’avait plus été belle que dans la reconstitution tragique qu’en avait faite Léo Carax, quelque part dans l’Hérault, pour ses Amants du Pont-Neuf. Je n’ai pas d’actions chez LVMH mais, je ne sais pourquoi, la vision des façades de ce temple rafraîchi du commerce de luxe m’a empli d’allégresse. J’en demande pardon au jeune clochard barbu qui dormait, pieds nus, sur le sol de la Rue de Rivoli, aux employés licenciés par des plans sociaux de juridique mémoire, aux lectrices intersectorielles du Bonheur des Dames. Une fois n’est pas coutume, je ne regrette pas la disparition de la patine et je ne critiquerai pas ici la finance et le commerce, capables, à l’occasion, d’ambition esthétique et de réalisations brillantes. J’aimerais connaître M. Octave Mouret pour être invité à l’inauguration, ou mieux, pour avoir le loisir de faire des photographies des salles rénovées.
La lumière sur le fleuve bleuté, un chaland de sablière qui passe avec lenteur, la douceur de l’air, l’atmosphère paisible de la Rue Guénégaud, de la Place de Furstenberg, les lilas sous le clocher de Saint-Germain des Prés m’enivrent. Je suis heureux comme un gamin de treize ans qui découvre Paris pour la première fois. Mais qu’est devenue la lettre destinée à Monsieur Noirtier ?





Feuilletez l’album complet de la promenade ici.
P.S. 11 décembre 2021. Je retrouve enfin cette photo qu’avait prise mon père lors de ce premier voyage à Paris. Devant l’Arc de Triomphe du Carrousel, on peut m’y voir avec mon frère Jacques. Je tiens à la main mon pemier appareil photographique, qui m’avait été offert par l’Oncle Jules : un gros parralélipipède noir, camera oscura assez basique. Je ne pense pas que mes propres photos de ce premier voyage à Paris aient été conservées. Dommage.

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