22 avril 2021
De quoi se compose Paris ? Les belles lectrices l’auront remarqué : j’abuse dans le récit de promenades de citations littéraires. Paris m’est déjà écrit, je vis la ville par procuration. C’est une question très ancienne, que j’ai déjà essayé de résoudre lorsque j’écrivais le feuilleton Le Paris de Balzac n’existe pas.
La première fois que je suis venu à Paris, c’était durant l’été 68, avec mes parents et mon frère. J’avais treize ans et nous partions faire du camping en Bretagne. Notre halte à Paris avait été de courte durée, et je n’en garde que très peu de souvenirs. La ville était calmée, mais mon père nous avait fait remarquer les « paniers à salade »; de grandes fourgonnettes Renault, que la police utilisait pour embarquer les manifestants. Mon oncle Jules, qui, dans la famille était le plus féru de photographie (il achetait des revues que je feuilletais en cachette pour regarder les nus), m’avait offert un vieux boîtier photographique, un simple parallélépipède noir, avec un petit objectif, un petit viseur et une poignée. Il existe une photo de moi – je n’arrive pas à la retrouver – prise par mon père, où l’on me voit en dessous de l’Arc de triomphe du Carrousel, avec ce boîtier suspendu à la main droite. J’avais pris des photos, très contrastées, et dont j’étais très fier, des nervures d’acier de la Tour Eiffel. Elles se ont perdues.
Lors de ce premier voyage, j’étais déjà aliéné par mes lectures. Ce que je voulais voir, c’était le numéro 16 du Quai Voltaire, où habitait Bob Morane. La demande était légitime car, pendant de long mois, dans la cour de recréation de l’Ecole du Rivage à Kinkempois, j’avais été le commandant Bob Morane. Jean-Pierre Hautier, qui allait devenir beaucoup plus célèbre que moi par sa carrière animateur-vedette à la RTBF, était mon fidèle Bill Balantine. (« Bill, ne m’appelez plus commandant. Bien, mon commandant »). Il en avait déjà la corpulence et le bagout. Je parlerai une autre fois de Jean-Pierre, qui fut, pendant quelques années, mon meilleur ami.
Mes parents n’avaient pas accédé à ma demande. Nous n’avions pas le temps. Nous avions regardé le Voltaire depuis l’autre côté du fleuve, depuis le quai qui longe le Louvre et qui ne s’appelait pas encore le François-Mitterrand. Nous étions ensuite allés dans le jardin des Tuileries, regarder les voiliers sur le bassin. En Bretagne, mon frère s’en fit offrir un, de voile verte, dont je fus toujours jaloux.

Depuis l’époque de ces frustrations lointaines, j’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de longer le Quai Voltaire (je me souviens que je venais acheter au magasin de La Documentation française des rapports sur les médias, Les Dossiers de l’audiovisuel, la revue de l’INA ou encore, en 1990, des publications à couverture rouge sur les pays de l’Est et la Yougoslavie en décomposition. Le magasin a été définitivement fermé, victime d’Internet. Il est resté inoccupé et sa vitrine offre en compensation une vue imprenable sur le Louvre.

J’ai eu l’occasion de vérifier que le numéro 16 n’existe pas. Il y a, par contre, un numéro 17bis. Jacques Hillairet ne donne pas d’explication à cette curiosité, mais donne une piste : du n°17 au n°25 se trouvait jadis le couvent des Théatins et des maisons de repos leur appartenant. Cet ordre religieux, d’origine italienne, avait été invité à Paris par Mazarin. Les Théatins, pour trouver quelques ressources, firent chanter dans leur église de véritables opéras. A 10 sous la chaise louée, cela fit scandale. Hillairet complète : « Le couvent fut supprimé en 1790, vendu en 1791 et son église en 1797. On en fit une salle de bal, une salle de spectacle, où, en 1811, « Madame Séraphini, la plus forte femme qui ait jamais existé, portait sur son corps un cheval monté de son cavalier, ensuite une pierre surmontée d’une forte enclume sur laquelle plusieurs maréchaux forgeaient un fer à cheval, à grands coups de marteau. Prix des places : de 0,40 à 2 francs ». L’église fut démolie en 1822 et le terrain fut vendu en 1825 à la famille Gay qui fit construire le n°17 et un 17bis fut construit dans la cour dans laquelle Ingres avait son atelier. Ces différentes péripéties immobilières expliquent-elles l’absence du n°16 ? Il a bien du exister, car je trouve sur GHAllica un Guide de la conversation japonaise ; précédé d’une introduction sur la prononciation en usage à Yédo (2e édition, augmentée du texte original en écriture vulgaire ou zokou-boun et en écriture kata-kana) / par Léon de Rosny. Cette 2ème édition, en 20 volumes, date de 1867 et à été éditée par Maisonneuve & C°, Editeurs. Le Monde illustré y était également publié. Le mystère reste entier, et je m’en réjouis. Mina, astucieuse, me dit : « De toute manière, à Paris, il n’y a qu’un seul n°16, celui de la Rue de l’Odéon ». Mais c’est une autre histoire.


Il faisait beau, hier après-midi, et le propose à Mina de m’accompagner dans ce pèlerinage fétichiste. Une fois descendue la rue Oberkampf et traversé le Boulevard Richard-Lenoir, l’itinéraire devient plaisant, à travers les petites rues d’un Marais redevenu paisible, la Rue du Bourg Tibourg, le parvis de Saint-Gervais, les berges des quais, le Marché aux fleurs, la Sainte-Chapelle, le Pont Saint-Michel, le Quai des Grands Augustins, le Malaquais.
Quelques photographies au vol, réunies dans l’album De quoi se compose Paris. Comme d’habitude, je constate qu’il y a à présent sur les quais plus d’adeptes du vélo, du jogging et du skateboard que du Flâneur des deux rives. Photographier les quais de Paris n’est pas très facile. Une amie m’écrivait gentiment l’autre jour à propos de mes promenades « Formidable tentative d’ épuisement de lieux parisiens … quelle plume ! ». C’est gentil, mais certains lieux sont déjà, depuis longtemps, épuisés, épuisés par les citations, épuisés par les photographies, épuisés par les albums de photographie que l’in trouve d’occasion célophanée chez les bouquinistes. La chronique de la pandémie me permet de les retrouver, d’essayer de mettre à jour le regard, de nous rajeunir un peu. Mais après ?




Le Quai Voltaire fut, jadis, un des lieux les plus prisés de Paris. les plaques commémoratives en attestent, ou pas. Ingres a eu son atelier au n°17 et est mort au n.°11. Delacroix et Corot on eu leur atelier au n°13. Musset habita dix ans au n°25. Je me souviens qu’on gagnait son appartement par l’escalier de gauche, sous la voute. Rudolf Noureev a passé ses derniers jours ici et Voltaire là-bas. Mais, au 19, l’Hôtel Voltaire où Wagner acheva Les Maîtres chanteurs, et Baudelaire Les Fleurs du Mal, où logèrent également Jean Sibelius et Oscar Wilde, paraît en déshérence.


L’immeuble le plus connu du quai est cependant le n°27, à l’angle de la Rue de Beaune, où mourut Voltaire le 30 mai 1778. Hillairet y consacre trois pages. Voltaire, après son long séjour à Ferney, revint à Paris le 10 février 1778 et fut logé là par le marquis Charles de Villette. « Il fut accueilli par la Cour et par la Ville avec un enthousiasme extraordinaire, bénit ici le petit-fils de Franklin en prononçant les mots « Dieu, Liberté et Tolérance », puis tomba malade. » L’écrivain, qui avait 84 ans, eût néanmoins la force de terminer sa tragédie Irène (quel con !). Dans une lettre du 26 qu’il adressa à son médecin, il écrit Le patient de la rue de Beaune…demande pardon de donner tant de peine pour son cadavre ». La plaque historique posée sur le trottoir par la Ville de Paris nous rappelle que le corps de Voltaire est à présent au Panthéon, mais elle fait l’impasse sur un épisode scabreux que nous rapporte Hillairet : « Pour éviter que son corps, refusé par le curé de Saint-Sulpice, ne soit jeté dans un champ vague, son neveu, l’abbé Mignot, l’empaqueta dans un fiacre où il l’attacha avec des courroies, et s’empressa de le transporter à l’abbaye de Scellières, près de Troyes, dont il était commendataire ». Je crains bien que l’oeuvre de Voltaire ne soit aujourd’hui un cadavre. Mis à part Candide et quelques textes pour anthologies scolaires, le lit-on encore vraiment ? Je me souviens du Professeur André Vandegans évoquant l’édition de Kehl (où les Strasbourgeois vont acheter leurs cigarettes) et de l’édition Bestermann. J’en ai quelques volumes, mais ne les ouvre quasi jamais. A Montpellier, dans l’appartement de la Rue Flaugergues que je louais, la propriétaire, une jolie prof de lettres, avait installé au haut d’une encoignure un buste ricanant. Je l’avais orné d’un foulard rouge.


« Ce quai est un cimetière », me dit Mina. Le restaurant Voltaire est fermé, les boutiques des antiquaires sont fermées. Quelques traces de vie, cependant : deux amoureux, des vieux aux accoutrements pittoresques et quelques artistes qui font la queue devant le magasin Sennelier, « le temple des Beaux-Arts ». Les anges des antiquaires regardent vers l’autre rive et Lange se fait leur complice.





Je vous parlerai une autre fois d’Anatole France, de son quai et de mon grand-père Edouard qui l’adorait. Nous traversons le Pont Royal (vite un cliché pour ma collection « Copines en train de se photographier », qu’il faudra un jour réunir en album), les jardins du Carrousel. Approchant de l’Arc de Triomphe, j’allais demander à Mina de mon photographier en son pied, pour faire la paire avec cette photo de l’été 68. Mais j’aperçois un petit groupe occupé à préparer une jeune femme souriante pour je ne sais quelle mise en scène photographique.

Place Colette, le Café de Nemours, où nous avons l’habitude de manger une glace après la lecture dans le parc du Palais-Royal, est évidemment lui aussi fermé. Passe une élégante.

Enfin, les jardins du Palais-Royal. Je pourrais, ici aussi, vivre Paris par procuration. « Mes pensées, ce sont mes catins… ». Mais où est donc le Neveu de Rameau ? Ah, cette analyse magnifique du dialogue par Jean Fabre, publiée chez Droz. Il ne m’est pas nécessaire aujourd’hui. Dieu qu’il y fait bon, assis au soleil près du bassin à photographier de jolies nymphettes qui barbottent dans l’eau fraîche sous les éclaboussures de la fontaine. Elles se feront réprimander par le gardien. Et il y a quelques belles lectrices alentours, qui trouveront leur place dans un autre album, à elles dédié.


La photographie est une fontaine de Jouvence.
Nous revenons par la Rue Vivienne. Chaque fois que j’y passe, je pense à Robert Franckart, le prof de lettres qui me fit découvrir la littérature française contemporaine. A je ne sais plus quelle occasion, la lecture d’un texte de Collette ou de Proust, plus probablement, il avait souligné le parfum de connotations poétiques du syntagme « Rue Vivienne ». « Ces connotations, vous ne les trouverez pas dans « Rue de Renory ». Rue de Renory, c’était ma rue, aujourd’hui dans une déshérence encore bien plus marquée que l’Hôtel du Quai Voltaire. Il y avait des commerces, le cinéma Rex dont j’ai vu l’incendie, une école d’esthéticiennes Maria Goretti, de tristes maisons ouvrières en brique, la butte du chemin de fer et, tout au bout, un port fluvial dont l’accès nous était interdit. Rue Vivienne, rue Vivienne. Rue Vivienne, la restauration de la Bibliothèque nationale est encore en travaux. Un gilet jaune est suspendu aux échafaudages, comme une menace fantomatique de nouvelles protestations à venir.


Feuilletez l’album complet de la promenade ici.
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