Hier, lundi, belle après-midi printanière. Je demande au taxi de nous déposer Rue de Crimée, question d’indiquer que, malgré mes promenades badines, je continue à lire les journaux et à m’inquiéter des évolutions récentes de la géopolitique. C’est aussi la preuve que je n’ai pas relu le chapitre « Le Sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont » du Paysan de Paris avant d’entreprendre cette promenade au parc car Aragon précise bien « Il n’y a pas de porte sur la rue de Crimée ».
En chemin, j’ai pu prendre, Boulevard de Ménilmontant et Boulevard de la Villette, quelques photos qu’il m’eût été difficile de saisir en marchant : groupe de vieux travailleurs arabes discutant sur l’allée centrale, dames chinoises qui attendent, femmes en quasi niqab, le masque bleu complétant opportunément l’ensemble noir. L’une telle transporte le Saint Coran dans un petit sachet en plastique transparent. C’est l’époque du Ramadan. Sur le parvis du siège de la CFDT, quatre hommes sont nonchalamment assis, papotent, n’ont pas l’air d’ourdir un puissant conflit syndical.

Je ne me payerai pas le ridicule d’essayer de proposer une description plus merveilleuse du parc des Buttes-Chaumont que qu’en a donnée l’auteur d’Une vague de rêve. Le récit de sa promenade nocturne avec André Breton et Marcel Noll, entremêlé de considérations philosophiques et horticoles et d’anecdotes de surréalisme pur, est d’une beauté indépassable. Et je ne dit rien du segment VII, qui fournit une description topographique des lieux, dont la précision et la rigueur paraissent empruntés à un prospectus des services Promenades et Jardin de la Ville de Paris. Cela doit être la quatrième ou cinquième fois que je viens au parc et je n’en ai pas encore assimilé la géographie, la toponymie et les passages secrets ou obligés. Hier, je n’ai même pas vu le « Pont des suicides », la « Mecque du Suicide », comme le surnomme le Paysan de Paris.
C’est lundi, mais l’on se croirait dimanche, tant il y a de promeneurs ou d’oisifs étendus sur l’herbe. Une grande partie des travailleurs parisiens sont en chômage technique, les écoles sont toujours fermées, les terrasses inaccessibles font converger les gens vers les parcs. Il fait particulièrement doux aujourd’hui, et l’absence de soleil accablant n’incommode pas la montée des pentes. C’est peut-être un des lieux de Paris où la diversité sociale et ethnique est la mieux représentée. En l’espace de deux heures, nous avons pu observer des familles de bobos, de vielles dames russes, une ribambelle de gamins juifs avec une rutilante kippa bleue, un groupe de quatre jeunes gars arabes faisant les pitres sous le Temple de la Sybille pour le smartphone complice de leur copine, petit garçon noir tout heureux d’être pris en photo, maman photographiant ses filles au bord du précipices, gamines se portant l’une l’autre pour atteindre les fleurs du cerisier, couples de chinoises avec ou sans parasol, apprentis jazzmen, lectrices attentives, thésarde concentrée sur l’écran de son ordinateur, mendiant à l’entrée du pont suspendu… Un gars chauve qui passe à côté de nous est en train d’explique à sa compagne : « Nous avons fait son pot de départ. On lui a offert un message d’adieu. On s’est photographiés nus et nos corps formaient les barres des lettres ».







Mais les personnages les plus attrayants – du point de vue photographique, j’entends – sont un groupe de nonnes en robe blanche et voile noir. L’une d’elle, peut-être la mère supérieure, plus frileuse, porte un K-Way bleu foncé, qui nuit à l’harmonie vestale de l’ensemble. Un peu à la traîne, deux autres, toute de noir vêtues. Que font-elles ici ? Aragon nous avait prévenus.
« Si je parcours les campagnes, je ne vois que des oratoires déserts, des calvaires renversés. Le cheminement humain a délaissé ces stations, qui exigeaient un tout autre train que celui qu’il mène. Ces Vierges, les plis de leur robe supposaient un procès que la réflexion point compatible avec le principe d’accélération qui gouverne aujourd’hui le passage ».
Les voici donc en ville, ou du moins dans ce jardin au relief et à la nature délibérément faux. « Regarde comme elles se tiennent droit en marchant, ce sont des nonnes », dit une dame. Nous les croisons à diverses reprises dans notre périple. Si je reconstitue bien, près de l’Avenue Puebla, le long de l’Avenue de la Marne. Un moment, elles apparaissent sur la passerelle qui surplombe les rails de la Petite Ceinture. A ce moment là, il y a derrière elles des façades blanches et je dois, lors du développement, utiliser la fonction « Correction du voile » de Lightroom Classic pour les rendre plus visibles. Nous les voyons encore en traversant la passerelle suspendue. Elles sont en contrebas, en train de manger au bord du lac. La passerelle tremble (Aragon l’avait noté) et mes photos de ce moment festif sont floues, inutilisables.



Mina s’étonne que je leur accorde tant d’importance. Moi, je trouve le motif de ces dames en costume blanc et voile noir, marchant quasi au pas, très intéressant. La métaphore des pingouins est ancienne ; je la connaissais déjà dans mon enfance. Mon cousin André D., dit Dondon, racontait une plaisanterie à leur sujet. Elles pourraient sortir d’un film de Buñuel ou de L’imitation au cinéma de Marcel Marien. Il y a réellement quelque chose de divin en elles. L’autre jour, alors que mon ami Richard Martin dissertait avec la manière parodique et paradoxale qui lui est propre sur l’existant et l’inexistant, je lui répondis qu’il suffirait de nommer Dieu tout ce qui était inexistant et n’en parlons plus. « Comme tu y vas !, me répond-il Tu simplifies outrancièrement les choses. Mais surtout, tu vas te compliquer la vie, car pour beaucoup, en ce compris les non-croyants, qu’il ne faut en aucun cas confondre avec les athées, pour qui Dieu n’existe pas, ni avec les agnostiques, qui n’ont pas d’opinion sur la question, Dieu existe, même s’il n’est pas. Et ceux-là, tu vas te les mettre à dos. Mais en même temps, en nommant Dieu, tu le fais exister. C’est comme la licorne : elle n’existerait pas, si quelqu’un n’avait pas eu l’idée de prononcer un jour son nom. Le langage tout entier est performatif, tu vois! Et vouloir connaître tout ce qui n’existe pas, c’est justement le faire exister et faire reculer les bornes de l’inexistant. » Richard à raison, il faut nommer les licornes, les chimères et les sirènes. Elles existent. Mais Dieu ? Me mettre tout ce monde à dos ? Que m’importe désormais. Je préfère avoir un dos damné qu’un dos d’âne.
Puis, le soir, me revient ce souvenir : la première et unique bande dessinée dont je sois l’auteur et le graphiste était consacrée à une nonne. Ma mémoire est très précise sur ce point : j’avais sept ou huit ans. J’étais en deuxième année primaire, classe de la blonde Mademoiselle Nysten, à l’Ecole du Rivage à Kinkempois, Angleur. La classe de trouvait sur la droite, lorsque l’on vient du couloir d’entrée et que l’on pénètre dans la grande salle qui servait de réfectoire tous les jours et de salle de spectacle le jour de la Fête des Mères. Sur la scène de cette salle, je fus un jour Prince charmant et il me revint d’embrasser la petite Françoise au Bois dormant, plus jamais revue depuis lors, et que la vie est cruelle. Pour je ne sais quelle raison, ce jour-là, je me trouvais assis à une table au fond de la classe, alors que, d’habitude mes problèmes de vue me faisaient systématiquement bénéficier d’un banc au premier rang. J’avais à ma gauche mon copain Didier H. (il deviendra plus tard le Professeur Clérembart quand que je serai Bob Morane et le bientôt célèbre Jean-Pierre Hautier Bill Balantine). J’avais avec moi un cahier-agenda de la Caisse générale d’épargne et de retraite : lundi, mardi, mercredi et jeudi sur la page de gauche, avec chacun cinq grosses lignes noir, vendredi, samedi, dimanche et un espace libre sur la page de droite. Mon grand-père, inspecteur de l’enseignement primaire, disposait de petits stocks de tels agendas périmés et me les refilait pour un usage studieux. Ce jour-là, donc, je fis pour mon copain Didier (chez qui j’avais le droit d’aller lire le Journal de Spirou, une fois les devoirs terminés) une bande dessinée. Le scénario en était simple : vu du point de vue d’un conducteur, une béguine – ainsi nommait-on chez nous les nones – se fait renverser en traversant un passage pour piétons. La dernière image, absolument lubrique de la part d’un gamin de huit ans, permettait de voir au travers du pare-brise que, sous la robe, la religieuse bousculée était dotée d’une anatomie parfaitement similaire à celle des autres dames.
« Enfants, voici les bœufs qui passent
Cachez vos rouges tabliers«
Qu’Héloïse, Susanne Simonin et doña Padilla del Flor, laquelle était d’Alanje, me pardonnent pour ce dessin scabreux. Il y a prescription et j’étais un petit garçon sage, bien éduqué et trop studieux. Je crois d’ailleurs que ma solidarité avec ces nones vient de ma condition ancienne de petit binoclard servilement dédié aux bulletins mensuels et palmarès de fin d’année ainsi qu’elles le sont à leur Seigneur : comme me l’avoua un jour une amie parisienne, qui aurait pu sortir d’un film de Rohmer, elle n’imaginait pas qu’un petit binoclard appliqué puisse avoir des pulsions inavouables. Il en va de même pour ces dames – certaines d’entre elles, en tout cas – : ainsi l’a raconté Mariana Alcoforado, la religieuse de Beja. Je possède dans ma bibliothèque une jolie édition de ses Lettres portugaises, illustrée par Modigliani, que me conseilla un jour le libraire du Quai des Brumes.

Mais tous ces souvenirs et cette érudition excessive m’éloignent des Buttes-Chaumont et du Paysan de Paris. Je frémis en pensant qu’il existe des éditions scolaires de ce texte magnifique, et même des petits livres du type de ce qui s’appelait jadis « Profil d’une oeuvre ». Triste devenir d’un livre brûlant et que je suis heureux de n’être pas devenu prof de lettres. C’est le livre qu’il faut offrir à une femme que vous aimez et dont vous savez qu’elle ne vous rendra pas son amour.
« Il y a un moment où tout le monde est trop faible pour son amour, il y a un moment qui ressemble à une baie bien mûre, un moment qui est gorgé de soi-même. Par deux voies complices le désir et le vertige se sont accrus et quand ils confinent, quand ils se mêlent, par un bond, un sursaut de tout le regard, je m’atteins au-delà de mes forces, au-delà des circonstances, qui ne sont plus ces quelques aspects luisants des choses, mais ma vie, et la vie, et l’instinct de survivre, la pensée que je suis un être continuel, au-delà de tout ce que j’entreprends, de ma mémoire, je m’atteins, j’atteins au sentiment concret de l’existence, qui est tout enveloppé par la mort. »
A la sortie du Parc, l’horloge de la la Fondation ophtalmologique (1902-1905) donne l’heure avec un quart d’heure de retard. Les petits binoclards du quartier ont un quart d’heure de rab pour traîner dans les allées. Nous redescendons vers le boulevard par les petites rues de Belleville, un peu au hasard. Rue Denoyez, qui est un des musées de street art parisien les plus surchargés, nous tombons nez-à-nez avec Boob Morane. C’est une autre histoire, un autre album.


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