14 avril 2021
La retoucherie de Paris est fermée. On ne peut plus toucher les choses, se toucher les uns les autres, ni toucher au désordre établi. Malgré tout, je retouche les photographies, je touche du doigt les plaies, je touche à tout, j’espère que je vous touche, « et que mon amour est touchante », tel que le disait le poète.

Lionel m’écrit « J’aime beaucoup tes promenades illustrées de photos singulières pour la plupart. Ici, elles pourraient nous laisser croire que Paris n’est que tags et façades colorées. ». Oui, Lionel, je le sais, j’abuse des photos de graphismes, de graffitis, de couleurs sur les façades et même de noir et blanc quand les couleurs ne me plaisent pas : des ciels trop bleus, des arbres trop verts, des gilets jaunes trop fluos. J’aime les murs lépreux, ceux où une vigne vierge arrachée a laisseé son oeuvre d’art, ceux où quelques traces d’enseignes nous rappellent que dans le Faubourg Saint-Antoine on produisait des meubles. ceux où les surcharges de signes et de peintures en font des Jacques Villeglé plus arrachés que nature.
Avant, j’aimais le Paris des hauts immeubles hausmaniens aux façades crémeuses, leurs balustrades de fer forgé aux mille motifs ingénieux. Mais de cette harmonie de bourgeoisie impériale, on finit par se lasser, pour ne s’en émerveiller que par bouffées, au moment des lumières d’après orage, ou au début d’un printemps libérateur. Les passages, les cours, les ruelles de l’Est, quand elles subsistent, quand elles ne sont pas écrasées par le plastique, le LCD et la rutilance monotone des carrosseries, ont encore, ici et là, cette saveur patinée qui émeut le lecteur de Balzac ou de Baudelaire. C’est là que, souvent, les artistes viennent mettre un peu de leur fantaisie et de leur savoir-faire. Tout à l’heure, dans une petite exposition d’art fauché, Rue Richard-Lenoir, j’ai vu une petite photographie avec légende à la roman-photo qui proclame « Aaah !!! le street aaart…Il en faudrait partout!« .

Mais tout le monde n’en veut pas. Sur le mur, aux diverses nuances carton Kraft, d’un bête entreprôt à la façade en briques et en blocs de verre (pareils à ceux que produisait à Liège le cousin de Georges Simenon, cousin dont la veuve me loua un petit appartement de jeune marié), je peux lire « Cette façade n’est pas destinée à l’expresssion libre ». J’en connais qui voudraient que la France ressemble à ce mur.

Paris bouchée, Paris couchée, mais Paris retouchée !

A force de photographier les murs, je finirais par en oublier que la street photography, c’est d’abord photographier la vie humaine. Je laisse le réglage de mon Canon pour la prise d’image fixe et n’ai pas encore, après des années, appris à le pré-régler en mode rafale. Mes murs sont nets et mes personnages encore trop flous. Et le casque isolateur finit par isoler trop. De la lecture de Doisneau, j’ai retenu trois éléments importants : la patience (« la vertu des ânes » se moquait Daumier à propos du daguerréotype), le décor et la capacité de compter sur la générosité d’autrui.

C’est ce conseil que je n’arrive pas encore à mettre en oeuvre. Tout à l’heure, je suis entré dans une des rares librairies qui avait en stock le Dictionnaire de la Commune de Bernard Noël, poète mort hier dans son sommeil, et, en sortant, je me suis avisé que j’avais négligé de retirer mon casque, impolitesse grave dans une librairie qui, derrière le Marché d’Aligre a la délicatesse de mettre encore en vitrine Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Je ne vais pas y retourner pour présenter mes excuses, ce serait un peu bête, mais quand même. Je me rattrape autrement. Dans une librairie du Faubourg Saint-Antoine, j’acquiers une édition de poche de Ce jour-là de Willy Ronis, le photographe de Belleville, dont j’ai aussi à apprendre. La libraire a une voix douce et tranquille. Je règle avec ma carte sans contact – même l’argent on le touche plus -, range le livre dans ma bibliothèque portative en cuir japonais et, d’une manière inédite, demande à la jeune femme.
« Puis-je vous photographier ?
– Pourquoi ?
– Parce que vous êtes belle.
– Si cela vous fait plaisir… »
Trois clics. Pour les deux premiers, elle fixe la caméra avec sérieux et inquiétude, un rien moqueuse, puis triste Pour le troisième, elle détourne le regard vers la lumière du Faubourg. « Merci ». Puis, bêtement, dévalorisant mon prétexte « Je photographie les librairies et les libraires ».



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