11 avril 2021
Ce matin, je dois aller à l’Hôpital militaire de Clamart. Allez savoir pourquoi. C’est à l’autre bout de la ville. Le chauffeur de taxi veut prendre le périphérique, mais je lui demande de prendre les quais. Dimanche matin gris et humide. Il n’y a personne sur les quais ni sur les ponts. Les coffres des bouquinistes, tous fermés, défilent les uns après les autres comme de tristes containers à rêves. Les alfarrabistes parisiens se lèvent tard, le dimanche.

A l’hôpital, photographie interdite : le gardien qui a déniché le lourd Canon dans mon sac à dos de cuir japonais appelle son supérieur. J’obtiens une autorisation d’entrer, sous réserve de la promesse explicite de ne pas en faire usage. Les lieux sont militaires, et donc interdits d’image. Heureusement, car l’ensemble est très laid. Appelle-t-il son supérieur pour chaque smartphone ? Service impeccable, rapide, personnel très aimable. Merci à eux. Après la piqûre, un quart d’heure d’attente dans le froid, sous la bâche d’une tente de campagne. La cantinière offre une tasse de café. En sortant, je salue le gardien : « Rassurez-vous, je n’ai pas pris de photo ». Il se sent obligé de se justifier et marmonne quelque chose sur les instructions. Pendant que j’attends le taxi, un soldat avec sa Vigneron vient vérifier que je ne photographie pas la façade.




Je vais rarement dans l’extrême sud-ouest de Paris. Au retour, je demande à être déposé Parc Georges Brassens, dans le XIVème arrondissement. J’y suis allé quelques fois le dimanche matin, pour chiner au Marché aux livres. Celui-ci se tient sous les vastes halles d’acier de l’ancien marché aux chevaux. Tout près, des anciens abattoirs de Vaugirard, dont il reste le campanile de la criée, de lourds bâtiments derrière lesquels est installée la curieuse structure géométrique du Théâtre Silva Monfort, dessinée par Claude Parent. Je n’ai jamais eu la possibilité de voir Silvia Monfort sur scène et, je n’ai qu’un très vague souvenir de L’aigle à deux têtes, le film de Jean Cocteau où elle côtoie Edwige Feuillère et Jean Marais. Mais son blond visage, doux et sévère à la fois, aux « yeux taillés en amandes », m’est familier.


Pas de chance, le Marché aux livres est suspendu. Pourquoi ? Serait-il plus contaminant en plein air qu’une librairie ? Les halles sont vides et cadenassées. A l’extérieur, quelqu’un a abandonné deux piles de bouquins, qu’il entendait probablement offrir à l’un des alfarrabistes. Certains livres de circonstance, après quelques années, n’ont plus aucune valeur et il vaut mieux les donner que chercher à en négocier l’achat pour quelques sous. Tenez, en haut du tas de gauche, j’aperçois Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire. Qui se souvient de ce livre par lequel Bernard-Henri Levy se promène dans les guerres du début de siècle comme je me promène aujourd’hui dans les rues de Paris ?



Que faire sans Marché aux livres ? La Porte de Vanves n’est pas loin er je me dis que je vais chercher enfin cette Rue de Vanves qui n’existe plus que par le poème d’Aragon, chanté avec sa voix grave d’outre-révolution par Marc Ogeret.
Lieux sans visage que le vent
Ô ma jeunesse rue de Vanves
Passants passés Printemps d’avant
Vous me revenez bien souvent
Quartier pauvre où je me promène
Reconnais celui qui t’aima
La sonnette du cinéma
S’entendait avenue du Maine
Très tôt tes maisons s’aveuglaient
Je m’enfonçais dans tes façades
Les affiches des palissades
Avaient des loques et des plaies
J’arrivais au chemin de fer
Qui bordait la ville et la vie
Au fossé tant de fois suivi
Sans savoir vraiment pour quoi faire
Les trains n’y passaient presque plus
C’était un lieu d’herbe et de flâne
Où dans l’ortie et le pas d’âne
Des papiers ornaient les talus
(…)
L’histoire a passé dans son van
Votre grain songes décevants
Et voici que dorénavant
Il n’y a plus de rue de Vanves

Le chemin de fer dans le fossé est toujours là, il passe juste sous l’abattoir. Mais la rue de Vanves ? Les pauvres gens aussi, coincés dans leur HLM. Jusqu’à hier, j’ai cru qu’elle avait disparu suite à quelque restructuration urbaine, qui, de période en période, défigure et refigure Paris. Heureusement Wikipedia est-là pour m’éclairer : la rue de Vanves a été rebaptisée en 1946 Rue Raymond Losserand, du nom d’un Résistant communiste français, fusillé le 21 octobre 1942 au stand de tir Balard. Aragon l’a-t-il connu ?

Je remonte le Boulevard des Maréchaux (ici c’est Lefebvre qu’on honore, encore une histoire de cheval abattu). D’intéressantes peintures murales de l’autre côté et, sous le pont des trains qui viennent de la Gare Montparnasse, une petite tante de SDF. La Porte de Vanves n’a guère d’intérêt, et, il faut bien le dire, la rue Raymond Losserand, ci-devant de Vanves, non plus. Celle-ci est très longue. Un peu d’animation de dimanche matin. Les étals de fruits sont très beaux, les bars sont fermés, mais non sans vie. Derrière sa petite table, le vendeur de journaux, un pakistanais peut-être, dresse un pouce de manière complice lorsque je le photographie. Une chevelure blonde fait son jogging. Sans lunettes, je suis toujours dans le flou et je ne verrai le visage de la dame qu’au développement. Sur la droite, la Rue des Thermopyles a le charme herboré des cités et impasses ouvrières, telles qu’on en voit aussi dans mon XIè.





Au n.60, habita Henry Miller, mais je doute que ce soit dans cet immeuble petit-bourgeois qu’il ait écrit Tropique du Cancer. Un hôtel miteux a dû exister là-bas. Il n’y est plus.
« In any case, the important thing is that in the Rue de Vanves I touched bottom. Like it or not, I was obliged to create a new life for myself. And this new life I feel is mine, absolutely mine, to use or to smash, as I see fit. In this life I am God, and like God I am indifferent to my own fate. I am everything there is-so why worry? » (On Writting).
On ne devrait pas enquêter sur la biographie des écrivains, mais lire les textes. Et se méfier des chanteurs. Le soir, de retour dans ma bibliothèque, je retrouverai le poème « XIVe arrondissement ». Evidemment, Bougnoux nous explique en note qu’Aragon n’a jamais vécu Rue de Vanves, mais qu’il travaillait à l’Hôpital Broussais, rue Didot. C’est là que j’aurais dû aller prendre une photo. Et, surprise, la chanson de Marc Ogeret ne reprend que quelques strophes du poèmes. Le poème autobiographique est beaucoup plus long. D’autres ont été reprises par Ferré, dans une de mes chansons préférées, Blues.
On veille on pense à tout à rien
On écrit des vers de la prose
On doit trafiquer quelque chose
En attendant le jour qui vient
Curieusement, aucun des deux chanteurs n’a repris la strophe la plus sacrilège du poème.
Les gens les gens Dieu les emmerde
Naître qui me le demanda
C’était l’époque de Dada
Qu’importe que l’on gagne ou perde
Admirable Aragon. Deux chansons pour le prix d’une et quelques abats laissés pour moi.

La Rue de Vanves existe à nouveau, désormais.
Passé l’Avenue du Maine – sans sonnette de cinéma – elle vient se cogner sur le mur du cimetière Montparnasse. Le catalogue de celui-ci est comme celui d’une petite librairie : Baudelaire, Marguerite Duras, Gainsbourg,… Impossible d’aller saluer tout le monde. Je trouve facilement Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Qui a laissé sur leur dalle cette petite vasque cul-cul en mauvaise faïence ? Avec un peu plus de difficulté, je retrouve Robert Desnos, repérable par sa bouée de sauvetage sous un magnolia en fleurs. Au passage, Delphine Seyrig : quelqu’un lui a donné des bisous en lipstick, c’est touchant.


Je cherche également Léon-Paul Fargue, qui fut meilleur piéton de Paris que je ne le serai jamais. Je ne trouve pas, il doit être en promenade. Celui-là me fait marcher. Je vais aller jusqu’au Boulevard Montparnasse, pour acquérir L’esprit de Paris, l’édition intégrale de ses chroniques parisiennes que viennent de publier les Editions du Sandre. Un fort volume cartonné, sous jaquette, avec des feux d’artifice de Léon Gimpel. Haute solitude, aussi. Le libraire de chez Tschann en profite pour me recommander Pantruche ou les mémoires d’un truand de Fernand Trignol, « un bijou d’esprit à la française, regorgeant d’argot, de musicalité, de véhémence, écrit dans une langue morte et enterrée sous les décombres des faubourgs« .
Tschann est à deux pas de La Coupole, le Dôme, La Closerie des Lilas. Le libraire connaît son petit monde. Me demande si j’ai connu un de ses clients Pierre-Henri Deleau, qui vient avec ses notes sur les films dans des carnets avec rouleaux. Il faudra un jour les éditer. Oui, j’ai connu Deleau, qui animait le Festival du film européen qu’avait créé Catherine Trautmann et que la Maire suivante, Fabienne Keller, abattit comme on abat un cheval. « Le cinéma, c’est très bien, mais cela coûte cher ». Pour le monde du cinéma, par contre, les temps sont durs. Le libraire me raconte qu’une agence de communication toute proche, spécialisée dans la promotion des films, essaye de survivre en proposant aux commerçants du boulevard de les photographier en pied. Les écrivains, par contre, m’informe-t-il, turbinent. « C’est comme si la crise créait une démangeaison d’épanchement. Les éditeurs sont surchargés de manuscrits ». Oui oui, je sais. Moi aussi, écrire me fait du bien. Je tiens un blog de promenades. Mais il est temps de passer à la cliente voisine, qui s’impatiente. « Vous écrivez aussi, Madame ? ».





Plus encore que dimanche dernier, le Raspail, le Montparnasse sont absolument déserts. Ne passent que les livreurs de Uber Eats. Quel piéton saisira leur argot ?
Feuilletez l’album complet de la promenade ici.