
Avant-hier, j’ai finalement réussi à voir l’exposition « Le message, c’est le réseau. Le Mail Art en Belgique francophone ». Cette exposition est une des nombreuses activités culturelles victimes de la pandémie et du confinement. Elle a bien été prolongée de quelques jours et fermera sera ses portes demain 14 juin, sans tambour ni trompette. C’est dommage. Je pense à la déception de tous les participants impliqués, et en particulier à un de mes amis, Charles François, qui m’a fait découvrir le Mail Art et qui était un des six exposants. Il avait, dans des conditions difficiles, passé beaucoup de temps à contribuer à la préparation de cette exposition, conçue par Pierre-Olivier Rollin pour le BPS22, Musée de la Province de Hainaut, basé à Charleroi. Paradoxalement, pour aller visiter une exposition consacrée à un art essentiellement domestique, à la distribution quasi dématérialisée par son caractère postal, il m’a fallut prendre le métro, ce que j’évite de faire depuis un mois. Le réseau n’est pas encore rétabli et la station Rambuteau qui dessert le Centre Georges Pompidou (dont chacun sait qu’il est situé en face du Centre Wallonie-Bruxelles) est toujours fermée.
Cette exposition, selon le dossier de presse, « vise à situer l’espace belge francophone dans un réseau mondial de correspondances épistolaires, assume cette difficulté à circonscrire le champ du Mail Art, même sur un territoire et une communauté aussi réduite que la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ainsi, elle aborde, par exemple, les frontières de la pratique : à partir de quand finit la simple correspondance postale entre deux artistes et où commence le Mail Art ?« .
D’une certaine manière, cette exposition est un tour de force, car elle arrive à rassembler les archives de six mail-artistes. Je me demande comment cela est possible. En principe, un mail-artiste envoie ses oeuvres à des correspondants. Pour réunir celles-ci, il faut donc recontacter ces correspondants, dispersé dans l’infinie nature. Il doit y avoir un truc. J’ai constaté que l’un ou l’autre de ces artistes s’adressaient en fait leurs oeuvres à eux-mêmes, comme s’ils voulaient conserver pour eux-même des pièces chéries, une fois celles-ci dûment estampillée. Dans ce cas, le Mail Art serait une pratique de communication narcissique, un peu masturbatoire, mais précieuse pour le commissaire d’exposition, dont la tâche a dû se trouver facilitée.
N’étant nullement spécialiste de la question, je ne voudrais pas me lancer dans de complexes discussions théoriques sur la notion de Mail art et de son histoire. J’attends pour cela le livre que prépare mon ami Charles. A propos des origines historiques du Mail Art le communiqué de presse écrit ceci : « Si les artistes modernes du début du 20e siècle ont régulièrement édité et utilisé des cartes postales illustrées, la paternité de ce que nous appelons le Mail Art est traditionnellement attribuée à l’artiste américain Ray Johnson (1927-1955) avec la création de la New York Correspondance School, en 1962. Le mouvement s’est ensuite répandu dans le monde entier, trouvant de nombreux correspondants sur tous les continents, qu’ils soient artistes professionnels ou non. Ces milliers de correspondants ont ainsi contribué à des extensions et des spécifications de la pratique initiale. » Cela me paraît assez réducteur. L’article « Art postal » de Wikipedia.fr est très mal fichu, mais il cite au moins les noms de Victor Hugo et de Stéphane Mallarmé. Je pense qu’il faudrait aussi probablement inclure Paul Verlaine, dans sa période zutiste, si je me souviens bien. En tout cas, en 1997, un autre de mes amis liégeois, Pascal Durand, a donné au même Charles François, pour la revue Cyber-Flux-News, un entretien très éclairant où il montre que Mallarmé était à la fois un praticien et théoricien de l’art postal, et qu’ à ce titre on peut le considérer comme un précurseur de ce que Pascal, expert en mots-valises désigne comme médiart.

Il m’est difficile de dire si les six artistes présentés à l’exposition correspondent bien à ces trois critères énoncés par Pascal Durand. Je sais que mon ami Charles François aime bien théoriser, et que Jacques Charlier, le « pirate de l’art », aime parodier mais aussi valoriser son réseau international d’amitiés artistiques. Les autres, Eric Adam, Bernard Boigelot, Guy Stuckens, Baudhuin Simon, je ne les connais pas assez. De ce point de vue, l’exposition est un peu déconcertante. De nombreuses pièces sont disposées dans six grandes tables vitrées et l’on a parfois un peu de peine à s’y retrouver dans ce qu’il faut bien appeler des fatras d’oeuvres et de documents. Sans réelle mise en contexte, beaucoup de pièces restent mystérieuses et la particularité de la démarche propre de chacun des artistes reste difficile à percevoir, d’autant que les vitrines mêlent oeuvres envoyées et oeuvres reçues d’autres artistes. Le regard reste dès lors accroché à quelques enveloppes plus séduisantes que les autres. Ainsi j’aime beaucoup le nu découpé en trois morceaux de Bernard Boigelot auquel répondent les cochons un peu canailles de Baudhuin Simon adressés à Pol Pirard,


Certaines pièces sont de véritables provocations à la distribution postale, telle cette bouillotte rose envoyée par Guy Stuckens et bien arrivée à destination. Bernard Boigelot joue lui la dérision en s’envoyant une lettre accompagnée d’une étiquette « Mail Art sans valeur ». Le timbre est un des facteurs de Van Gogh et porte un cachet « A n’ouvrir qu’en cas d’extrême curiosité ».

A propos de curiosité, la mienne a été attirée par la présence dans la vitrine de Guy Stuckens d’un disque microsillon « Project Mail Music » que, si j’avais eu connaissance de son existence, j’aurais volontiers cité dans mes Stratégies de la musique. Mais ce qu’était le « Project Mail Music », je n’en sais rien.

Il est dommage que l’exposition ne soit pas accompagnée d’un catalogue où chaque pièce aurait été décrite avec précision : nom de l’artiste, matériaux utilisés, nom du destinataire, date de réception, project dans lequel s’inscrit l’oeuvre, etc. L’ensemble eût été plus passionnant pour le visiteur, qui reste un peu sur sa faim et ne perçoit pas tellement les réseaux qui font le titre de l’exposition.

Des différents artistes exposés, l’oeuvre de Charles François est certainement la plus conceptuelle et, bien que je n’en connaisse pas grand chose et que j’attende avec impatience le livre sur lequel Charles travaille d’arrache pied, je me permettrai de lui consacrer un peu plus d’espace.

Charles François a commencé ses activités épistolaires au milieu des années 60 lorsqu’il est arrivé à Liège. Il a édité en en 2015 un livre souvenir sur cet artiste liégeois hors normes que fut Alain Dogue et avec qui il entretint une correspondance sous le pseudonyme de F. de F. (François de Foutrenoir) alors que celui était détenu à l’ancienne prison Saint-Léonard. Cette correspondance n’est peut-être pas encore du mail-art stricto sensu, mais elle témoigne déjà de ce souci de laisser une trace artistique, de manière auto-dérisoire, au travers de l’envoi suivi de lettres programmatiques. Dans le « minidico pour aider à la compréhension de l’ouvrage » se trouve une intéressante définition de l’art postal : « envoi d’enveloppes originales décorées – à distinguer du « correspondance art » ou du « mail art networking » ».

C’est quelques années plus tard que Charles va adopter la pratique plus conceptualisée de Mail Art Networking (MAN). Je me souviens du sigle R.A.T. , que Charles créa en 1982 et dont je n’ai jamais su si il signifiait Rassemblement des Artistes Travailleurs ou Réseau Art et Télécommunications. Le logo du R.A.T. était un petit rat courant, dont Charles ne put jamais réaliser l’immense réplique en peinture murale pourtant sélectionnée au concours d’art urbain de la Ville de Liège (1984) pour orner un mur de l’Avenue de l’Automobile.
Une citation de Charles est affichée sur le seul panneau explicatif de l’exposition : l’importance n’est pas l’oeuvre mais la liste des membres du réseau. Je me souviens que, dans les années 80, Charles, installé à sa « permanence sociale », la terrasse du Bouquin, me racontait sa participation à des projets collectifs, citait avec respect le nom de correspondants, dont je comprenais qu’ils étaient des « têtes de réseaux ». Charles participait à des rencontres internationales et il me revient qu’il s’est même déchiré le ménisque interne du genou droit lors d’un vernissage au Musée de la Poste à Paris en 1993 et qu’il était venu se réfugier chez Mina avant de regagner Liège le lendemain.

Lorsqu’en 1986 j’allai m’installer pour un an et demi à Manchester, ville qui m’était complètement étrangère, Charles me mit en contact avec Keith Bates, un des principaux artistes britanniques. Tous les vendredis soir, je rejoignais Keith et ses amis dans un pub de Disbury, et la lager tiède se descendait ferme et je ne comprenais pas grand chose aux blagues racontées avec l’accent mancunian. Keith me grava un cachet ED (pour European Dragonfly). Malheureusement, mes occupations d’alors me laissaient peu de temps pour cet aimable divertissement artistique qu’est le mail art. Plutôt que de les utiliser moi-même je cédai à Charles un imposant stock d’enveloppes administratives de l’ancien Ministère de l’Instruction publique, trouvées dans une des bibliothèques de mon grand-père. Il en fit bon usage et je n’ai utilisé la tampon European Dragonfly qu’une seule fois, dans un rare envoi adressé à Charles. Je me considère donc comme un mail artist wallon raté (c’est à dire disciple non assumé du R.A.T.).

Il est dommage que l’exposition ne rende pas, ou peu compte de l’activité présentielle, souvent ludique qui accompagnait la pratique distante du mailing (comme il est dommage que j’aie égaré le « collage documentaire » fait avec nos tickets de consommations aux Caves du Longdoz, un café de Liège où, le soir du 25 décembre 1989, nous assistâmes en direct à l’exécution du couple Ceaucescu, tickets de caisse que Charles accompagna d’annotations qui, si je comprends bien, auraient maintenant une valeur muséale, puisque Charles m’avait ultérieurement fait parvenir ce « collage » par la poste).

Je fus témoin d’une de ces rencontres et j’ai conservé la photographie, que j’ai prise le 20 septembre 1986 au Parc de la Boverie, face au Musée d’art moderne, haut lieu des avant-gardes et autres conservatismes liégeois. Je puis témoigner avoir vu Charles et deux de ses compères américains, les frères Barbot, sautant dans des sacs postaux autour d’un panneau sur lequel venait d’être placardés des affiches du R.A.T., ceci au grand amusement de la Dott. Germana Silingardi, qui représentait à Liège l’école sémiologique d’Umberto Eco. Ce curieux manège s’était terminé par la photographie d’un couple de jeunes mariés, dont la jeune épousée avait accepté de poser devant le panneau, affublée du masque de cochon apporté par l’un des artistes.

Il est dommage aussi que l’exposition ait pris le parti de s’en tenir au Mail Art stricto sensu, négligeant les stratégies de reconversion (et pour certains d’opposition radicale) provoquées par l’arrivée de l’informatique grand public puis de la télématique et d’Internet. Charles a été un des premiers a être sensible à l’impact que les NTIC comme on les appelait alors allaient avoir sur la pratique artistique. Dès 1985 il participait à des fax actions. En 1987 il expérimente les e-Letters et il m’a récemment communiqué la réédition d’une brochure qu’il avait consacrée à ses essais de « floppy-based interactive mail art » avec l’application Director (éditée par la société californienne MacroMind). pour créer des petits dessins à communiquer. Et j’ai dans mes archives désordonnées une disquette contenant une e-letter à laquelle je ne puis plus accéder, n’ayant plus d’ordinateur avec lecteur compatible.

La conservation et l’accès aux oeuvres réalisées avec des technologies aujourd’hui obsolètes est une des préoccupations générales dans le monde des arts médiatiques (1). C’est un de nos sujets favoris de discussion et je me flatte d’avoir aidé Charles à retrouver le site qu’il animait au début du siècle et qu’il détruisit un jour par je ne sais quel souci de prudence.

Tout cela est bien anecdotique et nous en apprendrons plus dans le livre annoncé par Charles. Qu’il me soit permis d’ajouter à cette rétrospective une petite considération historique. En visitant l’exposition, j’ai réalisé, grâce aux cartes et lettres que lui adressaient Marcel Broodthaers et d’autres de ces amis que Jacques Charlier, demeurait rue Albert Mockel. Les Liégeois entretiennent un savant oubli ignorant à l’égard du poète symboliste Albert Mockel, qui fut l’éditeur de la revue La Wallonie (laquelle donna son nom à un espace culturel qui n’existait pas encore politiquement) et qui avait le privilège d’être invité aux Mardis de Stéphane Mallarmé. Je me suis demandé si Mockel, natif comme moi d’Ougrée, avait pratiqué lui-aussi l’art postal, à l’instar de Paul Verlaine et de l’auteur du sonnet en -yx. L’homme devait être facétieux et l’on ne sait pas assez que ce fils du principal gérant de l’entreprise Cockerill, à l’époque fleuron de la métallurgie liégeoise, était aussi l’auteur, sous le pseudonyme de L. Hemma des Fumistes wallons (Histoires de quelques fous), heureusement accessibles sur Gallica.
Il se fait que j’ai récemment retrouvé dans mes collections une curieuse carte postale dont j’ai signalé l’existence à Charles François, dans un petit texte à lui envoyé (en pièce jointe d’un courriel) le 8 octobre 2019, et que j’avais intitulé « Ceci est-il de l’art postal wallon ? ». La carte a été postée à Anvers le 23 mars 1912 et surtaxée le 6-7 avril ( ?) 1912 à Ougrée, ma commune de naissance. Je ne connais pas la destinataire, Mademoiselle Claire Lefranc, rue de Tilf à Ougrée, qui n’est pas une personne de ma famille et que de rapides recherches sur Google et Geneanet ne m’ont pas permis d’identifier. La signature du poète auteur de cette carte est illisible.


La mention « Vieux.trou-de-balle » adressée à une citoyenne de l’ancienne commune d’Ougrée, Mademoiselle Claire Lefranc, que je n’ai pu identifier, donne tout son sel à cette carte postale postée dans la ville d’Anvers / Antwerpen, aujourd’hui fief d’un homme politique dont la destruction de la Belgique est le rêve explicite. Si je puis me permettre un mauvais jeu de mot, le verso a ici plus d’intérêt que le recto. Le propos est clairement amphigourique, l’expression « vieux.trou-de-balle » pouvant aussi bien désigner le postérieur de la copie du David de Michel Ange photographiée dans le Nachtgalen Park qu’être une insulte directe à l’attention de la destinataire. Vous me direz qu’il s’agit là d’une simple grivoiserie et qu’il est difficile d’y voir une forme artistique. Mais Pascal Durand, dans l’entretien précité rappelle que Marcel Duchamp adressa un jour à l’organisateur new-yorkais d’une grande exposition un télégramme postale portant la mention « Peau de balle » : « pur message et pur pied de nez adressés à l’institution artistique » commente Pascal. Information un peu approximative, ce à quoi il ne nous a pas habitués . En réalité il s’agit d’un télégramme envoyé de New York par Western Union à son beau-frère Jean Croti, en réponse à une invitation qui lui avait été adressée par les Dadaistes parisiens (lesquels contesteraient sans aucun doute le statut d' »institution artistique ») de participer au Salon Dada à la Galerie Montaigne. Et le texte était « PODEBAL » (2). Mais peu importe ce détail. Plus intéressant est la convergence avec la photo, reprise dans le livre pré-cité de Charles François sur Alain D’Hooghe où l’on voit le jeune Jacques Charlier tenir, avec une sorte de dégoût ou de mépris, un panneau préparé par le dit Alain, avec la mention « Les bons artistes mettent toujours le doigt dans leur trou-de-balle ». Cette convergence de propos entre Marcel Duchamp, Alain D’Hooghe, Jacques Charlier, Charles François et Pascal Durand, m’autorise à suggérer, moi qui ne suis qu’un cul-terreux de l’histoire de l’art, que la carte postale envoyée par un inconnu à une jeune mademoiselle d’Ougrée, ville natale d’Albert Mockel, de Jacques Lizène et de moi-même, est bien en fait l’acte fondateur du mouvement du Mail Art wallon, caractérisé par son impertinence, son érudition post-dadaïste et son sens de la dérision.
Espérons qu’un jour le Centre Georges Pompidou, qui, dans un astucieux stratagème de géolocalisation culturelle a décidé de s’établir face au Centre Wallonie-Bruxelles, consacrera une exposition plus complète sur le Mail Art (notamment dans sa composante belge francophone) avec un peu plus de mise en perspective historique, une cartographie numérisée des réseaux et un catalogue détaillé. Les inévitables décalages de programmation dus à la période de pandémie ne font que retarder ce moment et donnent à mon ami Charles un peu de répit pour terminer son ouvrage.
André Lange-Médart
13 juin 2020
(1) Voir notamment GRAU O., HOTH J., WANDL-VOGHT E., (eds.), Digital Art through the Looking Glass. New strategies for archiving, collecting and preserving in digital humanities, Editions Donau-Universität Krems, 2019.
(2) Marcel DUCHAMP, Duchamp du signe. Ecrits, Réunis et présentés par Michel Sanouillet. Nouvelle édition revue et augmentée avec la collaboration de Elmer Peterson, Flammarion, 1975, p;261.
Mon cher André, j’ai bien reçu ton courriel, sur cette belle exposition du « Mail art « et je le retrouve ici. Merci des documents très beaux. Dans les années 1970 nous nous adonnions à cette manie du Mail art. Sans doute avec moins de talent que ce que tu nous montres. Combien d’anciennes amoureuses, d’anciens amis reçurent nos collages? Quelques fois nous envoyions nos « oeuvres » pour de lointaines expositions dont nous n’avions aucune nouvelles. Que sont-ils devenus ces collages spontannés, et les amis, les amoureuses?
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