Robert Wangermée s’est éteint le 22 juillet dernier, à l’âge de 98 ans, en plein coeur de l’été. Quelques articles de presse, quelques émissions de radio et de télévision, quelques messages sur les réseaux sociaux ont signalé le grand rôle de promoteur du service public et de défenseur de l’information dérangeante qu’il joua en tant que premier Administrateur général de la RTB. Lors de ses funérailles, le jour le plus chaud de l’histoire de Belgique, il n’y eut pas de de discours officiel de Ministres, de représentants attitrés, mais de la musique et quelques témoignages de proches et d’amis. C’était probablement mieux ainsi.

Les hommages professionnels et universitaires à Robert Wangermée ont déjà été rendus, depuis longtemps. Son action en tant qu’administrateur de la RTB, devenue RTBF, appartient déjà à l’histoire, comme l’a montré la parution récente du livre de l’archiviste Flore Plisnier. qui reconstitue en détail ses démêlés complexes avec les pouvoirs politiques et syndicaux et son action pour un service public de qualité, autonome, exigeant et populaire à la fois. Moins connue du grand public, son oeuvre de musicologue avait déjà fait l’objet, dès 1988, d’un livre d’hommage Musique et société, coordonné par Henri Vanhulst et Malou Haine. La bibliographie de ce livre comptait déjà dix bonnes pages de titres, livres, articles, préfaces. Depuis, quelque quinze livres signés par Robert Wangermée sont parus et encore quelques préfaces, dont, par exemple, celles des Ecrits du surréaliste belge Camille Goemans, ami de Magritte et de Paul Nougé. Le catalogue de la Bibliothèque royale de Belgique recense pas moins de 111 titres dont il a été l’auteur, le directeur de publication ou un des contributeurs. Que de chemin parcouru entre un Bach et un Beethoven écrits durant la Seconde guerre mondiale et des monographies sur Philippe Boesmans, sur le théoricien de la musique Célestin Delège ou encore sur l’opéra L’éveil du printemps de Benoit Mernier et Jacques de Decker, publiés au début du 21ème siècle, à plus de 80 ans. Ceux qui voudront connaître un peu mieux la biographie de l’homme regarderont avec profit le beau portrait audiovisuel, « Du côté de chez Wang », qu’a réalisé René-Philippe Dawant en 1992. On y découvre la diversité du personnage, homme de pouvoir et de savoir, mais aussi compositeur et pianiste amateur, travailleur infatigable, brillant causeur, aussi, aimant parler de sa vie avec recul lucide et humour, modulant ses phrases d’une métrique harmonieuse, inimitable.

J’ai eu, quant à moi, la chance de connaître et de travailler avec Robert Wangermée dans un contexte universitaire, moins marqué par l’âpreté des luttes politiques et syndicales que l’univers bruxellois de la RTB, que j’ai peu fréquenté. Si je tiens à témoigner ici de mon respect et de mon amitié, c’est que Robert Wangermée m’a fait un cadeau incroyable, qui a bouleversé non seulement mon parcours professionnel mais ma vie entière. Il a été pour moi un véritable mentor dans mes activités de chercheur et d’expert européen et je m’en voudrais de ne pas, par un témoignage un peu informel, compléter le tribut de mémoire que mérite cet homme exceptionnel.
Je me souviens comme si c’était hier de notre première rencontre. C’était le 24 novembre 1983, lors du colloque « Les grands voisins », organisé par le Centre d’Etudes canadiennes de l’Université libre de Bruxelles. J’avais été invité par les organisateurs à présenter une communication sur un rapport, rédigé quatre ans plus tôt, consacré à l’édition phonographique en Belgique. Robert Wangermée devait présider la session lors de laquelle j’avais à intervenir, en duo avec un chercheur canadien venu nous parler des problèmes de la production cinématographique dans son pays. Très timidement, je m’étais présenté au Professeur-Administrateur général, qu’accompagnait une réputation de froideur et de sévérité. Je lui remis un exemplaire de mon rapport en bafouillant quelques mots pour le prier de m’excuser de ne pas lui avoir transmis plus tôt. Il m’avait répondu avec ce grand sourire en coin, cordial et moqueur à la fois, qui allait me devenir familier. « Mais ne vous tracassez pas, Monsieur Lange, je me le suis procuré. C’est très intéressant, vous devez absolument continuer ces recherches ». Je ne m’attendais pas à un tel compliment, qui me donna un peu de courage pour présenter ce qui devait être ma première communication scientifique devant une salle pleine. Vint cependant un moment de panique. La communication du collègue canadien était très longue, très technique, citant des statistiques à n’en plus finir. Je vis, sur ma gauche, le Professeur-Président s’assoupir, piquer du nez même. Que devrais-je faire lorsque le collègue canadien terminerait ? Attendre poliment le réveil ? Embrayer directement, comme si de rien n’était, sans attendre les présentations d’usage ? Heureusement, Robert Wangermée était un grand professionnel. Dès la dernière phrase canadienne prononcée, il redressa la tête, remercia le collègue, tendit le bras et annonça « A présent, je donne la parole à Monsieur Lange, qui… ».
Deux ans plus tard, je le retrouvai dans une situation encore plus stressante : mon patron de l’époque et mon directeur de thèse, le cher Jacques Dubois, l’avait contacté en tant que « professeur invité » de mon jury. Jacques Dubois, pourtant homme d’expérience, était tellement impressionné par le personnage – il me rappellera l’anecdote à plusieurs reprises – qu’il lui donna la parole en premier, oubliant que c’est au récipiendaire qu’il appartient d’abord de présenter et de défendre son travail. Ma thèse portait sur une analyse comparative de la mise en concurrence de la télévision dans divers pays avec, comme le synthétisera Wangermée « de nombreuses plongées historiques ». Encore fortement marquée par mes lectures marxistes de l’époque, j’analysais les origines étrangement consensuelles de la notion de service public de radio-télévision, tentait de reformuler une théorie de l’impérialisme culturel et diagnostiquait le déclin à venir du service public face à la propagation du modèle concurrentiel et à la domination de l’industrie américaine des programmes. Dans ce jury, Robert Wangermée fut le plus sévère, étant le plus compétent. Mais sa sévérité était, dans les circonstances, une forme de reconnaissance. Il ne me tint pas grief d’une critique d’un de ses écrits, publié treize ans plus tôt, dans lequel il affirmait que l’impérialisme culturel américain n’était plus ce qu’il était. Ma critique était juste, reconnut-il. La reconversion d’Hollywood en vue de tenir compte des demandes internationales en programmes formatés de télévision avait été sous-estimée. Le choc que constituait l’omniprésence de Dallas sur les écrans nécessitait une riposte européenne. Un mois plus tard il me contactait pour me proposer de rejoindre, en tant que chargé d’étude, l’Institut européen de la communication, à Manchester, dont il était un des vices-présidents et des conseillers actifs. J’appris aussi, un peu après, qu’il avait accepté l’invitation, formulée par France Debray, de rédiger la préface de mon livre à paraître, Stratégies de la musique
En m’introduisant à l’Institut de Manchester, Robert Wangermée m’a mis en orbite européenne, m’ouvrant une carrière internationale d’expert à laquelle je n’avais jamais songé, avec ses exigences et, reconnaissons-le, ses privilèges et ses plaisirs itinérants. L’Institut européen de la communication, qui avait été créé tout récemment par le Professeur George Wedell, était à la fois un organisme d’études, réunissant quelques chercheurs d’origines diverses, et un club de réflexion, permettant à quelques éminentes personnalités européennes, dirigeants d’organismes public ou privés de radio-télévision, patrons de presse, représentants des tous jeunes organismes de régulation ou, fonctionnaires européens de se rencontrer pour confronter, de manière assez ouverte et informelle, leurs vues sur la scène audiovisuelle européenne en pleine mutation. Robert Wangermée était déjà à l’époque un vieux routier des cercles européens. Dans les années 70, il avait animé au Conseil de l’Europe, un groupe de réflexion sur l’avenir des médias audiovisuels, qui devait déboucher en 1973 sur un livre pionnier et visionnaire, co-signé avec sa collaboratrice Holde Lhoest, L’après-télévision. Il avait aussi été très actif, à Genève, au sein de l’Union européenne de radiodiffusion (UER), ayant dirigé un groupe de travail sur la radio qui avait été pour lui l’occasion de contribuer aux échanges entre diffuseurs publics de programmes de musique classique qui lui tenait tellement à coeur. (C’était un partisan de la musique vivante, de la diffusion radiophonique et je l’ai entendu dire plusieurs fois qu’il n’aimait pas les disques). En 1984, il avait proposé dans un rapport incisif une ouverture aux diffuseurs privés de l’UER, qui réunissait jusque là les diffuseurs publics, en situation de monopole. Je me souviens du titre de l’article que consacra un dirigeant de la ZDF à ce rapport, et qui résume bien quelle était l’image européenne de Robert Wangermée : « Les coussins dorés de la sagesse ». La sagesse ne fut cependant pas entendue. Quelques uns des grands diffuseurs nationaux, qui faisaient la décision au sein de l’Union, préfèrent ne pas suivre les recommandations. Puisque l’UER, en refusant de s’ouvrir, ne pouvait maintenir son statut d’instance européenne de facto d’auto-réglementation de la télévision, les diffuseurs privés, les associations du monde publicitaire et les opérateurs de réseaux câblés allaient pousser la Commission européenne à faire éclater les cadres nationaux pour imposer la déréglementation
Dès le début des années 70, Robert Wangermée, en tant qu’administrateur de la RTBF, avait été confronté à la dimension européenne de la réglementation de la télévision et à un certain laxisme des pouvoirs politiques en la matière. Installée au Grand-Duché de Luxembourg, la CLT diffusait vers la Belgique une chaîne commerciale, RTL, captant l’audience populaire avec des séries américaines et bénéficiant d’une coupable indulgence des gouvernements et partis belges, peu soucieux de faire respecter une réglementation qui interdisait aux câblodistributeurs de relayer les chaînes étrangères financées par la publicité. Une action menée en justice contre les câblodistributeurs par les associations féminines, rejointes par la RTBF, avait conduit la Cour européenne de Justice à constater le vide juridique, en droit communautaire, concernant la réglementation de la circulation transfrontalière des chaînes de télévision. Invitée à se pencher sur la question, la Commission européenne avait publié en 1984 un Livre vert « Télévision sans frontières », d’inspiration très néo-libérale, et suggérant – en dehors de toute réflexion minimale sur la pertinence économique de cette proposition – que toutes les chaînes d’un pays membre de la Communauté européenne devraient être disponibles pour les téléspectateurs de tous les autres Etats membres. Le Livre vert, suivi en 1986 par une proposition de Directive, fut perçu comme comme une déclaration de guerre par les diffuseurs de service public. Laboratoire de la déréglementation européenne, la Communauté française de Belgique fut un des plus fermes opposants à cette proposition politique réduisant la télévision à un simple service commercial. Henry Ingberg et son équipe menaient les batailles dans les réunions formelles. Robert Wangermée, fort de son expérience d’ancien Administrateur général de la RTBF, de Président du CSA et de ses capacités d’argumentation, contribuait en tant que conseiller stratège. Il présida un Groupe de travail mis en place par l’Institut de Manchester, qui publia un rapport, Vers un marché commun de la télévision. Contribution au débat. Ce rapport (« un missile accompagné d’une torpille » résuma Bernard Blin, haut fonctionnaire français qui considérait Wangermée comme le meilleur allié de la politique audiovisuelle française) menait une critique sévère, article par article, des propositions initiales de la Commission. A la suggestion de Robert Wangermée, je contribuai à ce rapport par une analyse et un plaidoyer pour des quotas de programmation européenne, objectif qui allait être un de nos thèmes favoris de discussion pendant les années à venir, jusqu’à ce que se dégage, en 1989, un consensus européen dont nous déplorions ensemble la mollesse.
Ce qui l’agaçait, le plus, cependant, était cette idée des doctrinaires de la Commission européenne selon laquelle chaque chaîne de télévision établie dans un Etat membre devrait être disponible partout en Europe. Obliger la RTBF à circuler à travers l’Europe, c’était l’obliger à acquérir les droits pour l’ensemble du marché européen, et à devenir, pour l’essentiel, une chaîne française de complément, ce qui n’était évidemment pas sa mission. Pour Robert Wangermée, c’était une hypothèse absurde et indigente, et il le fit savoir. J’ai eu l’occasion, dans les débats de l’Institut, de le voir déployer sa pédagogie vis à vis de ses collègues européens, à une époque où les dirigeants des organismes des grands pays ne se sentaient pas trop menacés par les services des pays voisins et où les dirigeants des services privés demandaient des faveurs réglementaires (s’opposant notamment à la proposition de quotas de programmation) arguant de leur faiblesse économique en période de démarrage. Pour beaucoup, l’intervention de la Commission européenne était perçue comme un exercice administratif un peu marginal, sans grandes conséquences. Robert Wangermée, en habile dialecticien, intégrait les remarques du camp adverse pour mieux contre-argumenter en faveur d’une réglementation réfléchie et ferme. Le manque de professionnalisme, l’absence d’imagination, la rhétorique facile du consensus d’apparence irritait le stratège, qui pouvait être cinglant. Je me souviens de l’avoir vu, aux Assises européennes de l’audiovisuel, organisées par François Mitterrand, en 1989, ridiculiser, en deux phrases, un président de séance assez pataud – c’était le président du service public espagnol – devant tout le gratin institutionnel européen et les syndicats des professionnels français, mécontents d’avoir été tenus à l’écart et trop heureux de découvrir ce sage respectable mettant le feu aux poudres, devançant leur propre offensive. La rigueur intellectuelle, les convictions exigeantes et la sagesse de Robert Wangermée avaient quelque chose de délicieusement subversif.

De gauche à droite : George Wedell, Directeur de l’Institut européen de la communication, Robert Wangermée, André Lange
Ce qui l’agaçait, le plus, cependant, était cette idée des doctrinaires de la Commission européenne selon laquelle chaque chaîne de télévision établie dans un Etat membre devrait être disponible partout en Europe. Obliger la RTBF à circuler à travers l’Europe, c’était l’obliger à acquérir les droits pour l’ensemble du marché européen, et à devenir, pour l’essentiel, une chaîne française de complément, ce qui n’était évidemment pas sa mission. Pour Robert Wangermée, c’était une hypothèse absurde et indigente, et il le fit savoir. J’ai eu l’occasion, dans les débats de l’Institut, de le voir déployer sa pédagogie vis à vis de ses collègues européens, à une époque où les dirigeants des organismes des grands pays ne se sentaient pas trop menacés par les services des pays voisins et où les dirigeants des services privés demandaient des faveurs réglementaires (s’opposant notamment à la proposition de quotas de programmation) arguant de leur faiblesse économique en période de démarrage. Pour beaucoup, l’intervention de la Commission européenne était perçue comme un exercice administratif un peu marginal, sans grandes conséquences. Robert Wangermée, en habile dialecticien, intégrait les remarques du camp adverse pour mieux contre-argumenter en faveur d’une réglementation réfléchie et ferme. Le manque de professionnalisme, l’absence d’imagination, la rhétorique facile du consensus d’apparence irritait le stratège, qui pouvait être cinglant. Je me souviens de l’avoir vu, aux Assises européennes de l’audiovisuel, organisées par François Mitterrand, en 1989, déséquilibrer, en quatre phrases, un président de séance assez pataud – c’était le président du service public espagnol – devant tout le gratin institutionnel européen et les syndicats des professionnels français, mécontents d’avoir été tenus à l’écart et trop heureux de découvrir ce sage respectable mettant le feu aux poudres, devançant leur propre offensive. La rigueur intellectuelle, les convictions exigeantes et la sagesse de Robert Wangermée avaient quelque chose de délicieusement subversif.
Un autre de mes bons souvenirs date de 1987, Année européenne de la Musique. Raymond Rossius, qui était le Directeur de l’Opéra royal de Wallonie et le Vice-Président du Conseil de la Musique, instance que présidait et animait Robert Wangermée, avait demandé à la Commission Arts et Société de l’Université de Liège de faire une étude sur les retombées économiques du financement public des industries culturelles à caractère musical. Avant même que le contrat d’étude ne soit signé avec le Professeur Michel de Coster, Raymond Rossius, qui dans le petit monde musical liégeois était surnomme « le Lion », donnait une interview au journal Le Soir pour annoncer que l’Université de Liège allait démontrer qu’un franc public investit dans la musique en rapportait quatre. Ces résultats pré-annoncés, qui nous avaient passablement irrités, devaient être présentés lors d’une conférence internationale au Palais des Congrès. La conférence, présidée et animée par Robert Wangermée, fut de très bonne tenue : le Directeur du Metropolitan Opera y côtoyait le manager de Music Box, première chaîne pan-européenne de musique rock. Malheureusement, les résultats de notre étude, ainsi que les analyses théoriques de chercheurs français et québecois sur les limites des études d’impact, ne confirmaient pas les thèses optimistes du Vice-Président Rossius, qui alla jusqu’à menacer de ne pas permettre la présentation des travaux de notre petite équipe. Robert Wangermée défendit avec fermeté notre travail et je l’entend encore, dans ses conclusions, déclarer avec humour « L’étude de l’Université de Liège ne donne pas les résultats que nous aurions pu espérer pour mieux défendre le financement de la musique, mais, après tout, la musique n’a pas besoin d’arguments économiques pour être défendue ».
Ce fut Robert Wangermée, encore, qui proposa mon nom pour reprendre le cours d’Histoire de la télévision à l’Université libre de Bruxelles, dont Holde Lhoest, devenue la première directrice du Programme MEDIA ne pouvait plus assumer la charge. Cette charge n’était pas bien lourde, quinze heures de cours sur une année, mais elle déboucha sur un projet qui fête cette année ses vingt ans, le site Histoire de la télévision, que je dédie volontiers à sa mémoire.
A partir de 1989, j’ai quitté définitivement la Belgique, pour m’établir à Montpellier puis à Strasbourg. Robert Wangermée ne manquait pas de me signaler ses passages dans la capitale alsacienne. Il avait repris à la fin des années 80 une collaboration avec le Conseil de l’Europe et participait à un groupe de travail sur l’évaluation des politiques culturelles, dont il avait fixé la méthodologie, et donné le premier rapport modèle, consacré à la politique française, pour laquelle il nourrissait beaucoup d’admiration. A partir de ce moment-là, nos relations sont devenues très amicales. Nous échangions des informations sur les dossiers en cours, je lui expliquais les premières réussites de l’Observatoire européen de l’audiovisuel. Il continuait à s’affliger de l’absence de vision culturelle de la politique de tel ou tel service de la Commission européenne et des lenteurs de l’intendance de la Communauté française de Belgique. Je me souviens qu’un jour, je l’avais invité à prendre un café matinal dans notre appartement du Quai Kléber. Il avait aperçu sur le piano familial, désaccordé depuis longtemps, faute d’être utilisé, la partition des Variations symphoniques de César Franck, héritée de mon grand-père. Il s’était assis et avait commencé à jouer, quelques mesures. Il s’était relevé, souriant comme pour s’excuser de ses talents limités d’interprète. « Poco allegro, ça va…Mais après…Allegretto quasi andante, c’est déjà beaucoup plus difficile ».
Je n’ai jamais trop su comment remercier Robert Wangermée pour cet immense cadeau qu’il m’avait fait, l’Europe. Non pas seulement l’Europe des cercles professionnels et institutionnels, mais l’Europe des villes, des musées, des salles de concert, des librairies, des horizons nouveaux. C’est lui qui m’a appris, à Zurich, à trouver le temps, entre une fin de réunion et le repas obligé du soir entre collègues, à s’échapper des vains bavardages pour aller découvrir un musée proche. L’art contemporain le passionnait et il m’avoua un jour qu’il collectionait les érotiques de Kokoschka, se les procurant auprès d’un marchand parisien. Les mondanités l’ennuyait et le spécialiste du surréalisme belge qu’il était refusait implicitement toute forme de flatterie et de sentimentalisme mièvre. Le plus beau cadeau qu’on pouvait lui faire était de se montrer digne de la confiance qu’il vous avait accordée. Un jour, cependant, je lui fis une surprise. J’avais trouvé sur le sol du marché aux puces de la Place du Jeu de Balle, dans les Marolles, une plaque de cuivre gravée avec le plan de salle numéroté du Théâtre royal de la Monnaie. Elle avait dû servir à imprimer les feuillets de réservation pour les services de la billetterie. J’aimais beaucoup cet objet inattendu, que j’ai conservé quelques temps sur le rayonnage Musique de ma bibliothèque. Lors d’un dîner strasbourgeois, il m’est apparu soudainement que son plus heureux détenteur serait le Président du Conseil d’administration de l’historique établissement. Cette trace métallique de la commercialisation de la musique, le thème qui nous avait rapproché, ne pouvait être que pour lui. Je lui ai offerte, rapidement emballée dans du papier journal.
La dernière fois que j’ai vu Robert Wangermée remonte à une dizaine d’années. Nous avions dîné ensemble dans une brasserie, près du Bois de la Cambre. Il était très énervé car il venait d’avoir son premier accident de voiture et il n’était pas sûr de ne pas en être responsable. Il m’avait écouté expliquer mes critiques relatives à la nouvelle directive européenne sur les services de médias audiovisuels, puis m’avait avoué gentiment : « Vous savez, l’audiovisuel, ça ne m’intéresse plus beaucoup, je ne travaille plus que sur la musique ». Internet, le piratage, les contenus générés par les utilisateurs, les arguties de distinctions juridiques entre la VoD et la nVoD, ce n’était pas vraiment son affaire et on lui pardonne bien volontiers. Il avait cependant appris à envoyer des messages électroniques. De temps en temps, je lui envoyais un petit mot pour le tenir au courant de mes travaux et lui témoigner de ma fidélité. Vint le moment où il ne répondit plus. Je me demandais parfois si cet homme facétieux n’était pas mort clandestinement, pour ne pas avoir à assister aux discours officiels que l’on prononcerait à ses funérailles. Je m’inquiétais de lui auprès de connaissances communes – Robert Stéphane, encore, en octobre dernier, qui partit avant lui. Croyez le ou pas, trois jours avant sa mort, en vacances à Lisbonne, j’ai rêvé de lui. Je lui parlais de mes recherches récentes sur l’archéologie de l’amplification et de la transmission du son. Puis nous participions à une réunion, une dizaine de personnes, attablés. Nous l’écoutions. Finalement, une jeune femme l’interrompait et disait « Monsieur Wangermée, excusez-moi, mais nous vous avons déjà beaucoup écouté ». Je lisais ces jours là Les intermittences de la mort de José Saramago et je sais à présent qui était cette jeune femme.
Je n’aurais pas osé, ces dernières années, en discuter avec Robert Wangermée, mais je crois que nous devons le reconnaître : nous avons perdu bien des batailles, et même notre combat. Certes, des réglementations européennes ont été adoptées, moins absurdes que les propositions initiales ; des programmes tels que MEDIA et Eurimages permettent encore la production et la circulation de films de qualité ; le service public est encore vivace dans quelques pays ; la diversité culturelle a été reconnue par une Convention de l’Unesco ; la Commission européenne a perdu de son arrogance doctrinale et écoute plus attentivement les professionnels et les experts. Mais l’espace public numérisé est ravagé par les algorithmes au service d’une aveugle digital content industry ; l’impérialisme culturel a renouvelé ses modes de pénétration des esprits, jusqu’au plus intime ; le réformisme révolutionnaire est devenu un oxymoron de bazar pour candidat à la présidence de la République ; les charlatans populistes tiennent le crachoir avec un vulgarité digne des temps et même la vielle démocratie parlementaire anglaise vacille pour quitter l’Europe au plus vite (mais pas son espace audiovisuel). La défense d’un service public constitué autour de chaînes généralistes à la programmation diversifiée mais exigeante paraît aujourd’hui une idée bien désuète. La réglementation du marché et son évaluation en vue d’éviter les effets pervers est devenue une proposition bien dérisoire face à la puissance retorse des nouveaux géants du numérique. La RTBF n’a plus de voix, mais bien The Voice. L’après-télévision est devenue un système de cauchemar, où chaque chien trouve sa niche pour aboyer avec ses semblables et où les chiens dangereux aboient plus fort que les autres. Il n’y a plus beaucoup de place pour les esprits sérieux et rationnels, les hauts fonctionnaires cultivés, usant de leur pouvoir en serviteurs loyaux du public, mobilisés par des projets ambitieux, pariant sur l’humanité, ni même de place pour les musiciens et les poètes surréalistes, dont l’humour était la dernière intelligence, la dernière tendresse.
Robert Wangermée s’est endormi, cette fois pour de vrai. Restent ses livres, les souvenirs, l’exemple, une musique.
André Lange – 30 août 2019