« Lisbonne » par Eça de Queiros

Statue de Eça de Queiros par Teixeira Lopes,  Rua de Alecrim, Lisboa (Photo André Lange-Médart)

L’article « Lisboa » du grand écrivain portugais Eça de Queiros est paru dans la Gazeta de Portugal, 13 Otubro 1867. Eça  est alors un tout jeune journaliste, qui comme,ce à peine à se faire un nom. Il est l’introducteur au Portugal de l’oeuvre de Poe, de Baudelaire ou encore de Flaubert. Le texte, plein d’une verve juvénile, encore un peu maladroite, témoigne de l’esprit méchant et « à la Baudelaire ».

 

Traduction par André Lange-Médart, d’après l’édition de Carlos Reis et Ana Teresa Peixinho, Textos de Imprensa. I. (Da Gazeta de Portugal), Edição crítica das Obras de Eça de Queirós, Imprensa Nacional – Casa de Moeda, Lisboa, 2003, pp. 129-137.

LISBONNE

                                                               Et nunc et semper

                                                               Devise des Princes d’Este

 

    Les géographies anciennes disent : – « Lisbonne, ville antique riche et forte : là l’air est meilleur que dans n’importe quel  autre site d’Espagne.  Elle se trouve sur sept collines sur les rives du Tage. Longitude 9.30, latitude 38.42 ».

    Il est vrai que l’air est bon. Lisbonne a encore des tendresses primitives de lumière et de fraîcheur : en dépit des asphaltes, des usines, des gazomètres, des quais, des bitumes, les Printemps écoutent encore ici les vers que fait le vent : sur ses toits, se bécotent encore les pigeons ; encore dans le silence, le clair de lune coule toujours dans les chansons, comme le sang idéal de la mélancolie. Et quant à Dieu, il n’est pas encore un poète impopulaire.

    Lisbonne, que fait-elle ?

    Anciennement la ville, urbs, était le lieu qui pensait et parlait, qui avait le verbe et la lumière. Rome créa la justice, Athènes idéalisa la chair, Jérusalem crucifia l’âme. Pour cela Rome tomba, et les porcs ont couvert de boue les restes d’Athènes, et les chiens hurlent dans le silence de Jérusalem. Ses yeux cherchèrent beaucoup la vérité et se fermèrent ; ses oreilles écoutèrent beaucoup la pensée et s’assourdirent ; ses mains sculptèrent beaucoup l’idéal et s’entravèrent.

    Penser est souffrir ; éclairer est lutter. La nuit, au moment de succomber, elle lutte avec l’aube, et lui abandonne la blessure incurable du soleil ; de celle-ci s’écoule la lumière. Les superstitions, les préjugés, les erreurs, les fatalités luttent avec l’âme et lui laissent la blessure incurable de l’idéal ; de cela découle la vérité. Cette blessure donne la fièvre, la fatigue, le désespoir, la crise. Paris possède cette antique et tragique blessure qu’avaient Athènes, Babylone et Jérusalem. Elle souffre parce qu’elle pense. Les pieds ont l’intimité de la fange, les ailes ont la camaraderie de la lumière. Chaque pied aspire être une  aile.

     De là les ambitions, les désarrois, les luttes obscures, les perditions, les méfiances, les fulgurances du mal, les impuretés, les trahisons, les jalousies, les injures, les tortures – la congestion de l’esprit ! Celles-ci sont les douleurs immenses, les ecchymoses de la pensée, les coups de soleil.

   Lisbonne n’a pas ces défauts de lumière : elle est sereine, imperturbable, silencieuse. Elle chérit sont inviolabilité, évite les blessures terribles. Elle a la sagesse, la prudence, l’économie, la peur. Elle ne souhaite pas illuminer, pour ne pas lutter ; elle ne souhaite pas penser, pour ne pas souffrir. Elle ne souhaite pas crier, penser, prêcher, critiquer. Elle écoute et applaudit d’une seule voix, que ce soient les imprécations sacrées de Danton ou les vers du poète Néron. Les ondes qui sanglotent, les forêts qui se lamentent, elle a le rire radieux et serein.

    Elle se sent abondante, grasse, couverte de lumière. Elle se sent protégée, libre, déchue et fraîche ; elle n’a pas à épouiller ses misères, ni à soutenir le pal des forces, pour cela elle commente Sancho Panza. Elle n’a pas à construire la cathédrale des idées, ni à composer la symphonie de l’âme, pour cela elle écoute les merles dans les plaines, et récite les Ave Maria. Paris, Londres, New York, Berlin suent et travaillent, avec esprit. Elle ne doit pas semer, et pour cela elle ronfle au soleil.

   Parfois, cependant, elle commet le mal, en enterrant les idées. Où ? Dans l’obscurité, le silence, le mépris. Lisbonne est un peu fossoyeuse des âmes !

  Comme Rome, elle a sept collines. Comme Athènes, elle a un ciel tellement transparent qu’un peuple de dieux pourrait y vivre. Comme Tyr, elle est aventurière des mers. Comme Jérusalem, elle crucifie ceux qui souhaiteraient lui donner une âme. Cependant, que fait Lisbonne ? Elle mange.

    Elle mange, à la fin de la soirée, sans témoins impies, quand elle sait que les astres voient loin, que les ailes rêvent avec le vent, que les yeux des fleurs se ferment de sommeil. Dieu ne voit pas de sa terrasse de soleil, et dès lors pour cette vieille cité, héroïque et légendaire, qui, dans ses vieux jours  a été prise par le pêché de gourmandise, l’abdomen est une réalité libre ! Jusque là, durant la journée, ses cheveux tombent comme des branches de saules, ses joues étaient creusées, ses yeux pleuvaient la douleur ; alors elle n’avait pas encore mangé ! Plus tard dans la nuit, quand elle sort de l’aliment comme d’une victoire, les regards sont des cris de lumière, les cheveux des plumes glorieuses, la poitrine s’arque d’idées : elle a mangé !

    Lisbonne ne crie ni ne commence ; elle va.

    En religion, elle n’a pas la dévotion des moines, ni l’impiété ironique ; elle est simple ; anciennement, elle faisait circuler dans le cortège des pendus un Christ crucifié, levant des bras suppliants ; aujourd’hui elle pleurerait pour la Mère Douloureuse, après avoir érigé une statue à Voltaire ; elle accrocherait au cou, naïvement, avec les grains d’un rosaire, son antique guitare d’Alfama.

    En politique, elle copie Sancho Panza.

    Elle n’a pas le courage dévoué, ni la peur sanglotante ; elle paraît avoir précisément l’héroïsme d’une épée engainée ; dans la campagne d’Europe, cependant, avec ses uniformes noirs, elle épatait la vieille garde ; elle a la religion sensuelle du soleil, de la chaleur et du sommeil ; c’est la vérité. Dans la Berezina, elle conspuait les neiges !

   Elle n’a pas la fièvre des spéculations et des industries, ni l’amour des contemplations et des rêves ; elle a un travail plein de siestes ; en avril elle pose la bêche pour regarder voler les hirondelles.

    Dans le vice elle est timide ; elle copie jalousement les Babylone lointaines ; elle utilise le feu de Sodome, pour se réchauffer les pieds ; elle taille les ongles au Diable ; c’est le bain tiède des péchés mortels.

   Adoratrice en architecture de la ligne droite des palais de cristal, sectaire en sculpture, des biscuits de Sèvres, enamourée en poésie du vicomte d’Arlincourt, en matière de théâtre elle aime la magie ; elle a soif et faim de cet idéal ; elle aime les montagnes transparentes, les palais de verroterie, les nudités célestes, les fiancés de corail,  les architectures de lumière et de bruits, les papiers collés, le vermillon et les lisières, les femmes dévêtues, les pierreries, et l’or, l’or, l’or, et encore l’or, et les femmes dévêtues, et encore l’or ! Lisbonne aime voir sur une scène resplendissante les formes étranges que prend le rêve de l’imbécilité ; elle aime la féerie ; en vérité, la féerie est le spectre solaire de l’idiotisme !

    Arrive la nuit. Lisbonne prend l’impassibilité des falaises.

    Les maisons sans lumière ont l’aspect calme et sinistre des visages idiots. L’illumination est un chœur de gaz, baillant. Des croisements des rues solitaires, de tout ce désert de pierres de taille et de vitrages, s’exhale une somnolence fluide, une haleine d’ennui. Lisbonne de nuit est tellement silencieuse qu’on entend quasi la croissance de l’herbe qui, le jour, couvrira les ruines.

    C’est tellement triste que la nuit semble un repentir de la vie ! Dans les belles demeures, dans les taudis, dans les mansardes, en draps de Cambrai ou en guenille, en paille, de toute part il y a un vaste son inerte et végétal.

   Que font pendant ce temps là les errants de la nuit, la famille Vice, les crépusculaires, les héritiers terribles de Lovelace et de D. Juan Tenório ?

    Ils achètent dans la pénombre domestique l’amour fuligineux des cuisinières, ils mangent avec mélancolie des moules dans les tavernes ; les plus pauvres s’arrêtent aux encoignures des rues, en lambeaux, et souffrantes, cariatides somnolentes de l’ennui !

    Et dans les maisons ? Là, aux étages resplendissants, où les mains sont douces et doux les sentiments, sont concentrées et sérieuses, des formes vêtues de deuil, comme les veufs, ou vêtues de blanc, comme les religieuses. Et les paroles sont suaves et l’étage plein d’ondulations, comme la nage des sirènes, et les danses sévères comme la célébration d’un rite ; et suaves sont les pétales, et les musiques larmoyantes et les lumières, oiseaux prisonniers de clarté, qui palpitent et aiment le bleu libre ; mais sur l’âme et les corps, et sur les ornements, se déversent la tristesse des veufs et la froideur des religieuses. Telles sont les fêtes !

   Plus en haut, aux étages modestes, ronflent ces familles vulgaires et âpres, qui naissent avec l’âme pleine de froid, qui vivent parmi la beauté, la grâce, la passion, comme les insectes dans les cheveux d’une sainte, et meurent solitaires, envieuses, avec le cœur plein de révolte parce qu’elles n’aimèrent point, parce qu’avec les pieds pleins de mousse, elles ne marchent pas.

    Après, plus haut encore, dans les derniers étages, se trouve les gens du travail : ouvriers sévères, jeunes filles douces avec une âme d’oiseau, dans les  gorges desquelles, comme dans les plaines fertiles d’Israel, on chante le jour durant et aussi les gens stupides et métalliques qui ont la brutalité du travail avec la rudesse du cœur, les caractères âpres, les yeux envieux, les mains avares, les poitrines vides, qui, à cette heure de la nuit, avec les cheveux défaits, voient la vie tellement nue, tellement tourmentée, tellement brutale, tellement sale, comme sa mansarde !

    Et après, plus haut, sous les tuiles, les mendiants, les affamés, les misérables, à cette heure-là avec des yeux atterrés, s’épouillent, ou se rongent les croûtes, ou gémissent de douleur, ou meurent entre un calice et les araignées, ou se raccommodent en chantant de manière impure.

    Et au sommet, comme dans la hiérarchie de la douleur, des tristesses du pauvre, il n’y a que les plaies du Christ, ici le grand azur, serein, transparent, plein d’univers, cache derrière la grille des astres le Mystère et la Grâce !

    A ces heures-là, la misère des villes ! Loin des conservatoires et des académies et des fééries pour les prés et pour les plaines cultivées, on représente les vertes comédies de la Nature : les rossignols donnent la réplique aux vergers mélodieux, les fontaines pleurent les malheurs d’un merle amoureux, les ormes ont des attitudes grotesques des paillasses, et le ciel, en amant tragique, se crible de lumineux coups de couteaux !

   A Lisbonne, la vie est lente. Elle a les rares palpitations d’une poitrine évanouie. Il n’y a pas d’ambitions explosives ; il n’y a pas de ruines resplendissantes pleines de trépignements de cavalcades, de tempêtes d’or, de velours lascifs ; il n’y a pas d’amours mélodramatiques ; il n’y a pas d’efflorescences lumineuses des âmes enamourées d’art ; il n’y a pas de fêtes féériques ni de convulsions des cerveaux industriels.

    Il y a pénurie de vie. Un froid sens pratique. La préoccupation exclusive de l’utile. Un sérieux emphatique. Et l’adoration bourgeoise et sereine de la monnaie de cinq tostões, de cette monnaie de cinq tostõe, blanche, parfaite, céleste, pure, immaculée, consolatrice et purificatrice !

    Le luxe vestimentaire est réfléchi. Il est posé ! Il est calculateur !

    Il y a un autre luxe, mais il est folâtre : celui-ci, quand il est neuf, rugit, resplendit, se laisse balancer en grands plis languissants – un peu bassement, de camaraderie avec la boue ; plus tard, après des prodiges et des amours, il se fait honte et va se masquer dans les teintureries ; dans ses vieux jours, il va, misérable, mendiant l’aumône, à la maison des brocanteuses.

    A Lisbonne, la matière a des traits moraux. Il y a des lieux qui donnent une individualité  à ceux qui les fréquentent. Les pavements, les murs de pierre  consacrent les esprits. Se rencontrer au Chiado – voilà qui signifie détenir la fine fleur de la grâce, la vivacité conceptuelle et les mœurs en morceaux. Etre au Martinho, voilà qui veut dire inspiration, divinité intérieure, lyrisme et politique critique. Oh Lisbonne, tu n’as pas des manières d’être, tu as des coins de rue !

    Lisbonne a des compassions célestes : on se regroupe en chœurs de larmes pour voir la mort d’un chien ; mais on s’éloigne immédiatement, en sifflotant, lorsque commence l’agonie d’une âme. Elle a aussi une curiosité timide et facile : elle s’assied sur les trottoirs, en été, dans la poussière, de manière olympique, comme les Dieux dans la lumière, et reste attentive, concentrée, suspendue, idiote, pour voir marcher mille jambes.

    Un jour Paris s’ennuya et a expulsa les rois ; un autre jour elle s’ennuya et  accueillit les empereurs. Parfois Lisbonne s’ennuie et entre en politique, comme les hommes entrent dans un bain, sont piétinés par l’odeur de la mer, sont blessés par les sables, refroidis par le brouillard et vont, contents et transis, se faire sécher au soleil.

    Lisbonne prend des attitudes, clame, conjure dans les coins de rue, est  aimablement écartée par la police, et va, toute glorieuse et heureuse des tyrannies renversées, relire l’abécédaire.

   Une des grandes joies de Lisbonne est de se salir !

    Dans les temps mythologiques, certaines fois, une déesse se transformait en femme, épouse et mère. Elle filait dans la roche d’ébène incrustée de lapis-lazuli et dévidait les laines rouges de Milet. Vint ensuite un jour dans l’année où la femme s’en alla dans l’Olympe pour être déesse. Elle abandonna époux, fils, ménage, parents. En vain ils lui demandèrent de ne pas partir, craignant qu’elle, femme et déesse, ne s’habituât à son  retour aux faibles lampes du gynécée, elle qui avait été illuminée par les astres de l’Olympe. En vain. Une fois le moment arrivé, rien n’empêchait à l’épouse de redevenir une divinité. On voyait ce corps chaste, argile idéal, se colorer de bleu, et, transparence vivante, se perdre dans la lumière.

    Lisbonne est ainsi. Arrive un jour où elle veut retourner à son élément primitif, et personne ne peut l’empêcher d’être boue : c’est le Carnaval.

    Elle se salit alors librement, elle fait des tempêtes répugnantes, durant ces journées sont ennui est fait de prodige et de saletés, et elle est un soleil des caniveaux.

    Elle se transfigure. Et comme la Déesse laissait, dans l’Antiquité, les enfants et le foyer pour aller à la lumière, Lisbonne choisit les fonctions de son ennui, la religion de la monnaie d’or, le sacerdoce de l’économie, les attitudes emphatiques de sa pudeur, pour se donner librement à la fange !

    Lisbonne est l’auberge du vent. L’ancien Euro paye l’auberge en couvrant de poussière les rues, les places, les avenues, le visage de Lisbonne. Adulation sublime : la salir !

    Lisbonne respecte la propreté, mais adore la boue. Accident ! Lisbonne, ville inspirée, met fin magnifiquement à l’embarras, en se lavant dans les eaux vaseuses du Tage !

    Athènes a produit la sculpture, Rome fit le droit, Paris inventa la révolution, l’Allemagne découvrit le mysticisme. Que créa Lisbonne. Le Fado.

    Fatum était un dieu de l’Olympe ; dans ces quartiers, il est une comédie. Il dispose d’un orchestre de guitares, d’une illumination  de cigarettes. Il est meublé avec un coussin de paille. La scène finale est dans un hôpital et dans la porcherie.

    La toile de fond est un linceul !

     Tous les jours, quand le soleil s’en va dans les eaux se laver des regards des hommes, quand les corps sont en fleur et que passent les yeux noirs desquels Dieu est avare, et que  la médisance s’ouvre comme une tulipe, et que les rires sont des clairons et  la vie se balance pleine de rêves, de lustres, de regards, de baisers couleur du soleil, de camélias et de pommades, passent dans la rue quelques voitures lentes, avec de grandes arabesques dorées : ce sont des carrosses ; leurs armes sont des têtes de mort ; là vont les morts. Ceux-là vont devenir poussière et être des ossements verts.

    – Un homme est mort, pense tristement l’âme.

    – Aaaah, dit tristement le chœur des corps, couverts de draps, de soie, de batiste, de bure, de chiffons.

    – Il mourut, pense l’âme, il souffrit, il mangea, il digéra, pauvre corps ! Un corps bien lavé, bien engraissé, bien doux.

    – Les jupes vertes et courtes sont jolies, dit le chœur : les pieds petits valent les grands cœurs.

    – Dès qu’elle sera en terre s’emplira cette bouche qui offrait rires et baisers, et ces mains qui serraient d’autres mains refroidiront dans l’humidité.

    – Il y a des yeux qui sont une mer, ils ont tout : les tempêtes et le sel. Bénis ceux qui les noient là-bas.

    – Les bestioles de la fosse leur rongeront le visage : les yeux, ces yeux pleins de lumière qui habillèrent tant de fois une âme bien-aimée, seront mangés. Resteront deux trous. Là se nicheront les bestioles. C’est une multitude. Là où tombaient les larmes pour une tendresse, dans les heures lumineuses, se glisseront des formes visqueuses, noires, qui rongent et enflent, la vermine !

    – Ne sont-ils pas beaux ces vêtements qui moulent le sein ? Ne sont-elles pas belles les comédies, dans lesquelles les vieux maris meurent de jalousie ? Ne sont-ils pas beaux les cristaux que les lumières rendent pareils aux fleurs du Paradis ?

    – D’ici un mois cet homme sera un tas d’os vert. Quand il est né, ils l’ont frappé. L’amour l’a fait maigrir, le vin l’a séché, les usuriers l’ont torturé, à présent les bestioles le mangent. Et voici ici un homme !

    – Quelle vie ! Douces sont les violettes, les seins sont tièdes.

    – Oh ! Giroflées, penchez-vous ; pigeons des cimetières, posez-vous ; descendez, étoiles ; soleil, élargis-toi ; herbe, épaissis-toi ; venez poitrines, pétales, nappes ; viens avec ton châle, libertine ; avec ton étole, père ; avec ta bourse, usurier ; couvre lui la fosse, usurier, couvre la bien, protège le bien, parce qu’il fait bien froid, dans la fosse, au pied des bestioles.

    Et pendant ce temps- là, les voitures, lentes,  passent avec leur tête de mort en or. « Va, cocher : c’est un client qui va à la fosse, au pas ! Au cimetière Alto de S. João. L’Eternité te prend à l’heure ! ».

    Et pendant que le pauvre mort va, que disent ceux qui l’ont vu partir, en pleurant ?

    Les fils disent :

    – Cela devait être…

L’épouse dit :

    – Habillée de deuil ! …

   L’usurier :

    – Ce n’était pas un mauvais client.

   Les médecins :

    – C’est un cas intéressant…

   Ceux qui le portent jusqu’à la fosse :

    – Il est lourd, le coquin.

   Le croque-mort chante :

      Le nègre qui vient d’Angola

      Apporte à bord des fèves séchées.

    Toi, pauvre femme en pleurs, tu as aimé cet homme ; tu l’as habillé avec tes cheveux, tu l’as nourri avec ton haleine, tu l’as couronné de ton regard, tu l’as divinisé de ton désir : il était beau, et sain, et fort et passionné : mais si tu passes à présent à ses pieds, oh pauvre épouse en pleurs, mets bien la main sur le nez !

   Repose en paix, Lisbonne ! Tu es basse et magnifique. Ceux qui voudront te bénir, ils devront un peu se pencher vers la boue ; mais console-toi, si quelqu’un veut te maudire, il devra se rapprocher suffisamment de Dieu !

    Tu dors, digères, ronfles, sanglotes, et fumes la pipe. Et si quelques larmes tombent en toi, tu vas rapidement les sécher au soleil. Reste en paix ! Ceux qui ont une âme, ne recherchent pas la lumière de tes yeux ; tu peux l’utiliser à contempler le ciel et les univers ; en raison de ton regard toujours levé de ce côté-là, personne ne sera jaloux de Dieu !

    Tu as la beauté, la force, la lumière, la grâce, la plastique, l’eau resplendissante, la ligne magnifique, résigne-toi, oh Lisbonne chérie, oh claire ville bien aimée, oh vaste grâce silencieuse, résigne-toi, oh douce Lisbonne, couronnée de ciel, résigne-toi à ne pas avoir d’âme.

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