A propos de Jacques Dubois, Tout le reste est littérature. Entretiens avec Laurent Demoulin, Les Impressions nouvelles, 2018.

Les amateurs d’études proustiennes peuvent se réjouir : le nouveau Jacques Dubois, Le roman de Gilberte Swann, Proust sociologue paradoxal se trouve en devanture ou sur les étals des bonnes librairies parisiennes, Rue de Rambuteau, Rue du Jouy, Boulevard de Montparnasse, bien évidemment Rue de Quincampoix et dans bien d’autres. Plus de vingt ans après son Pour Albertine. Proust ou le sens du social, que Pierre Bourdieu avait accueilli dans sa collection Liber, Jacques Dubois amplifie le propos et défend la thèse d’un Proust non seulement observateur du social, mais sociologue nomothétique : « Dans le roman, tout acteur et tout acte a dans sa démarche quelque chose de biscornu et de singulier. Ce qui, croirait-on, déjoue le principe même de la généralisation sociologique. Or il n’en est rien. A croire que, chez Proust, plus l’écart est marqué par rapport à la norme, plus la contradiction apparaît, et plus le romancier y trouve matière à en tirer une règle ou une loi ». N’étant ni un grand lecteur de Proust – « Tu as raison, me dit Jacques, il ne faut pas lire Proust trop jeune » – ni qualifié pour défendre sa candidature en sociologie, je vous écrirai ici seulement du Jacques Dubois que je connais, celui qui se raconte dans un autre livre au titre cette fois verlainien, Tout le reste est littérature.

Jacques Dubois m’a donné rendez-vous dans un bistrot de la rue des Petits Carreaux. J’aime bien cette rue-là, qui était jadis, et est toujours aujourd’hui, confondue avec la rue Montorgueil. Comme les rues Poissonnière, Faubourg-Poissonnière et des Poissonniers, elle faisait partie de l’ancien chemin de la marée par où arrivait à Paris les poissons pêchés en Mer du Nord. Au n°26, ancienne entrée de la Cour des Miracles, se trouvait le tripot Dupressoir qu’animait une Mademoiselle Lange, future comtesse du Barry. Jacques a ses habitudes dans le quartier. J’aime de lui rappeler que la Comédie humaine commence à deux pas de là, au coin  de la Saint-Denis et de la rue du Petit-Lion Saint-Sauveur.

Mais nous ne sommes pas là pour parler de l’histoire des rues de Paris. Jacques m’offre Tout le reste n’est que littérature. Entretiens avec Laurent Demoulin. Ce n’est pas une autobiographie, mais presque. L’autobiographie est un genre qui se pratique difficilement à Liège. Je suppose que c’est le cas de bien des villes de province, où les cercles bourgeois et petits-bourgeois sont tellement restreints que mieux vaut ne pas s’exposer trop. A Liège, chez ces gens-là, un certain sérieux, une certaine pudeur s’imposait. Ville d’ingénieurs, de scientifiques et de vieux érudits humanistes où se raconter n’était pas de mise. Université d’Etat, pensée sur le modèle allemand par le pouvoir hollandais (Hegel faillit y devenir le premier professeur de philosophie), où l’on n’a pas attendu le structuralisme pour bannir le sujet, cet être sensible empreint de son irréductible individualité. Certes, dans les cafés et autres brasseries,  chacun aime raconter, un peu hâbleur selon la mode locale, ses petits faits d’armes, ses grandes aventures et ses souvenirs plaisants. Mais raconter, écrire sa vie comme un parcours intellectuel, avec sa cohérence, ses contradictions, sa logique sociale, ses hasards inespérés et sa réussite internationale,  voilà qui sera vite assimilé à de l’outrecuidance. La petite bourgeoisie traditionnelle, catholique ou franc-maçonne, est  tenue à la bienséance, à la retenue. Et la nouvelle petite bourgeoise de gauche, avec son petit monde d’enseignants, de responsables d’organismes culturels et de personnel social, est  trop consciente de son confort récent que pour en raconter trop ouvertement les plaisirs et les doutes alors qu’elle est entourée de toute part d’un monde ouvrier qui a de bonnes raisons de ne pas être complaisant avec les états d’âme. A ma connaissance, la seule autobiographie liégeoise est le Pedrigree de Simenon, un des auteurs que Jacques Dubois connaît bien, puisqu’il en édita quelques  romans choisis dans La Pléaide.

A 85 ans, Jacques Dubois, avec une solide carrière académique, une reconnaissance internationale et de belles références en matière d’engagement dans la vie culturelle et le débat politique  n’a plus trop de peine à vaincre ce tabou du récit autobiographique. Il le fait avec beaucoup d’humour et de gentille malice à l’égard de ses collègues, de ses proches et même de sa famille. Du coup, pour ceux qui connaissent le petit monde intellectuel de ce qui s’appelle aujourd’hui Fédération Wallonie-Bruxelles, et les domaines d’activités plus universels qui ont passionné notre homme, la littérature, la sociologie, la linguistique et la rhétorique, mais aussi le cinéma, le théâtre, le journalisme et les autres formes de débat idéologique, Tout le reste est littérature sera une lecture délicieuse.

« Laurent Demoulin m’a dit que j’étais le Roland Barthes liégeois » me raconte Jacques avec ce mélange de fierté narcissique  et d’autodérision qui le caractérise. « Ce n’est pas assez, lui répondis-je du tac au tac, vous avez aussi été notre Lucien Goldmann, notre Louis Althusser et notre Pierre Bourdieu ». Un lecteur, une lectrice français.e auront sans doute de la peine à comprendre le sens d’une telle affirmation, mais la lecture de Tout le reste est littérature leur en fera percevoir la pertinence. Jacques Dubois y décrit les affrontements feutrés  entre les différents clans humanistes liégeois de la section Romane de la Faculté de Philosophie et Lettres, dans les années 50 et 60, où s’opposaient les tenants d’une analyse textuelle rigoureuse, mais un peu desséchante, incarnée par Servais Etienne, auteur d’une Défense de la philologie, les historiens lansonniens – on n’a pas oublié à la Faculté  que Sainte-Beuve enseigna ici – et le classicisme normatif d’un Arsène Soreil, bien oublié aujourd’hui mais qui fut visiblement la bête noire de Dubois et de son ami Nicolas Ruwet, le futur promoteur de l’œuvre de Chomsky en terres francophones. Dubois raconte avec force détails comment il a pu être coopté dans ce monde un peu sévère pour y insuffler progressivement une modernité et une radicalité acquises à Paris – où il suit les cours de Lucien Goldmann et de Pierre Francastel – ou à la lecture d’un théoricien autrichien (immigré aux Etats-Unis) tel que Leo Spitzer, qui lui permet de combiner analyse stylistique et « sens du social ». Deux séjours sur les campus américains, durant les années mouvementées de l’opposition à la guerre au Vietnam (il ne m’en avait jamais parlé) constituent pour lui une « secousse libératrice » et  assoient sa réputation liégeoise. Devenu chargé de cours, Dubois ne peut plus professer le communisme, mêlé de surréalisme et d’anarchie, qu’il avait pratiqué étant étudiant. Le structuralisme est à la mode et son exigence formelle entend fournir une alternative à la dialectique sartrienne. Dubois entreprend avec quelques jeunes collègues de sa génération de secouer la « vielle Romane ». Il fonde avec Philippe Minguet, Francis Edeline, Jean-Marie Klinkenberg et Hadelin Trinon le groupe μ, dont la Rhétorique générale deviendra rapidement un classique (la bibliographie officielle  recense la traduction en sept langues mais une amie russe nous raconta un jour à la table du Veneto  que circulait aussi une traduction pirate à l’Institut de littérature de Moscou).

Dubois s’ennuie vite du formalisme structuraliste et se s’affirme dans sa discipline de prédilection,  la sociologie de la littérature, dont il va devenir une figure de proue internationale.  Dans le contexte liégeois où l’Institut de Sociologie est aux mains des conservateurs colonialistes et des spécialistes des théories américaines du management, il incarne, depuis la Faculté de Lettres,  la figure locale de la sociologie critique et c’est dans le cadre de ses cours  que des générations d’étudiants vont découvrir les théoriciens qui, à Paris, s’affrontent souvent, mais, sur les bords de la Meuse, deviennent comme les membres d’un petit Panthéon en front commun. De cette position privilégiée d’intercesseur, Dubois joue avec brio, non sans quelque éclectisme, des abandons, des bifurcations dont il ne cherche d’ailleurs pas à se cacher. Il mobilise aussi bien Goldmann que Lourau, Althusser, Durkheim et Tarde, Barthes ou Greimas et finalement Bourdieu. Cela donne au fil des ans, des livres sur des courants littéraires (les « romanciers français de l’Instantané au XIXe siècle »), des genres (le roman policier, le roman réaliste,  le « roman célibataire »),  sur Zola, Simenon,  Proust, Stendhal, Proust à nouveau et de multiples contributions à des revues ou ouvrages collectifs.  Il faudra un jour que les héritiers de Jacques relisent l’ensemble de son œuvre pour en fixer  les invariants et suivre les fluctuations théoriques. Ce qui me paraît évident c’est que le souci pédagogique de conceptualisation, très marqué dans un ouvrage tel que L’Institution littéraire ou dans la contribution au recueil Le littéraire et le social que coordonna Robert Escarpit, a cédé le pas, au fil des ans, à une écriture plus libre et plus personnelle, dont Figures du désir. Pour une critique romanesque, ouvrage dans lequel  le lecteur Jacques Dubois assume enfin – plus encore que dans Pour Albertine –  le  propre rapport de  fantaisie personnelle qu’il entretient avec quelques héroïnes romanesques, son Plaisir du texte, en quelque sorte. On remarquera également le renversement brillant qui consiste à passer d’une sociologue de la littérature, focalisée sur le statut du texte,  à des lectures de Stendhal ou de Proust en sociologues.

Jacques Dubois n’est pas resté un pur universitaire. Non content d’avoir contribué à la modernisation de la « vielle Romane » et à la création d’une Section « Information et Arts de Diffusion », la dite « Huitième Section »,  consacrée à l’étude des médias et des arts du spectacle – « elle devrait être la Section où l’on étudie le 20ème siècle » aimait-il à dire – il a joué un rôle majeur dans la vie intellectuelle de la Belgique francophone / Communauté française de Belgique / Fédération Wallonie-Bruxelles. J’éviterai de citer – de peur de donner l’impression d’écrire une chronique nécrologique ou une notice de Wikipédia –  toutes les initiatives dont il a été l’initiateur ou un des protagonistes principaux (collections « Dossier Médias » et « Espace Nord » chez Labor, Manifeste de la Culture Wallonne, revue Carré Magazine, …)  ou toutes les fonctions institutionnelles qu’il a occupée (Président de la Commission du Film, Président de la Commission des Lettres, Directeur du quotidien syndical liégeois La Wallonie,…). Jean-Luc Outers a un jour tracé un portrait de Dubois en Président qui saisit parfaitement le charisme et l’habileté de notre J.D. dans ses diverses fonctions de grand arbitre.

Quelques passages de Tout le reste est littérature,  ou quelques absences dans la galerie de portraits  (celles d’un Joseph Bya, d’un Philippe Dubois par exemple),  ont provoqué ma perplexité.  Ainsi des lignes un peu rapides consacrées à la « Huitième Section », laquelle me paraît mériter mieux, comme bilan, que la qualification de « quelque peu chaotique ». Il est vrai que j’ai un peu contribué à ce chaos, abandonnant prématurément mon statut de Premier Assistant du Maître.  Dubois reconnaît que son ancien patron, Maurice Piron, a été chic en le laissant à deux reprises, au début de sa carrière, accepter des invitations aux Etats-Unis. De même je dois lui reconnaître cette même élégance, lorsqu’il me laissa répondre à des invitations à Manchester puis à Strasbourg et Montpellier qui renforcèrent le chaos. Mais ce chaos, dont il faudra bientôt célébrer le cinquantième universitaire, stimulant la curiosité intellectuelle et l’autodidaxie, a produit quelques personnalités, qui dans leurs domaines respectifs, ont aussi atteint à la réputation internationale et d’autres qui ont joué un rôle de premier plan dans la vie politique et culturelle de Wallonie et de Bruxelles.

Tout le reste est littérature se lit comme un roman. J’aime à dire que c’est le seul roman dont je connaisse à peu près tous les personnages. On y trouvera des portraits de quelques grands célébrités (Brigitte Lahaie, apparaît avant Eco, Todorov et Genette) que Jacques Dubois a eu l’occasion de fréquenter, avec une tendresse particulière pour Pierre Bourdieu qu’il cite, en définitive, comme son maître. Les Liégeois y trouveront un plaisir plus confidentiel dans les évocations de nombre d’acteurs de la vie universitaire, politique et culturelle locale. J’ai eu l’occasion de connaître la plupart d’entre eux, comme professeurs, collègues, amis de mes parents, ou simplement parce que nous fréquentions les mêmes tavernes.  Même les parents de Jacques, que je n’ai pas connus, je les connais tant ils me rappellent des figures de ma propre famille, un grand-père instituteur, des oncles enseignants, entre Liège et Hesbaye, nous sommes, Jacques et moi, issus du même monde, à une génération d’écart.

J’ai déjà écrit ailleurs quelle figure paternelle il avait été pour moi.  Je le remercie  ici de me citer parmi le petit nombre de ses héritiers. C’est un honneur un peu paradoxal. Suis-je vraiment un héritier, alors que je me suis spécialisé dans un domaine de recherche qui devait bien peu à la littérature ou la rhétorique, en adoptant souvent des méthodes quantitatives, empiriques, fuyant en quelque sorte la recherche du sens et abandonnant les prudences critiques du Métier de sociologue pour mieux m’insérer dans le jeu institutionnel de l’Europe bureaucratisée ? Plutôt qu’héritier je me sens complice privilégié, je préfère cet impair, et, pour preuve, je conserve dans mes collections un exemplaire, signé de l’auteur, des Lauriers sont coupés d’Edouard Dujardin, un des livres fétiches de l’ami Jacques.

A la table du bistrot de la Rue des Petits Carreaux, nous évoquons, dans une pratique quasi rituelle,  un de nos souvenirs favoris, entre Fluxus et potache, que je vous raconterai dans un prochain feuilleton. En attendant, nous remontons la rue. Il y a là une très jolie librairie où les livres de sciences sont classés sous le terme «Magie».  Et Gilberte vient juste d’arriver. Au libraire, Jacques se présente, quasi timidement : « Je suis auteur… ».

Paris, 20 mars 2018

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.