Le site « Histoire de la télévision » censuré par Thalys et Cisco !

Il y a un moment que je n’avais pas pris le Thalys. Une fois par mois, je fais le trajet Paris-Liège, mais Thalys coûte cher et, malgré les embarras de la sortie de Paris et les ralentissements pour travaux sur l’autoroute de Wallonie, je préfère utiliser ma voiture, qui m’offre autonomie et liberté. Mais comme c’est l’hiver, par prudence, cette semaine, j’ai choisi le train.

Thalys, c’est formidable ! Il y a du progrès ! Vous disposez à présent de la Wifi même en deuxième classe, et cela fonctionne. En matière de connexion Wifi, j’en étais resté à une expérience désastreuse, il y a trois ou quatre ans, en première classe. C’était la bonne époque des missions Strasbourg-Paris, tous frais payés.

Hier, entre Liège et Paris, j’ai voulu consulter mon ancien site « Histoire de la télévision ». Quelle ne fut pas ma surprise de ne trouver sur l’écran qu’un panneau Cisco m’informant que le site était inaccessible pour cause de représentation de nudité ou de pornographie.

« Histoire de la télévision » est un site que j’ai édité entre 1999 et 2004, au départ dans le cadre d’un enseignement à l’Université libre de Bruxelles (ULB). On y trouve des articles sur des points d’histoire de la télévision, sur les rapports de la télévision avec les autres arts, de longues listes de bibliographies thématiques et surtout une collection, unique au monde, de textes, et autres documents sur la « télévision avant la télévision » depuis l’Antiquité jusqu’aux textes de C. Francis Jenkins et John Logie Baird: un recueil, aussi systématique que possible de toutes les traces du projet de voir à distance avant que n’apparaissent, en 1925, les premiers systèmes opérationnels. Miroirs magiques, électroscope, teleform, télectroscope, diaphote, téléphote et autres téléphonoscopes sont passés en revue, dans les contributions des premiers inventeurs, mais aussi les visions des écrivains, des dessinateurs et des auteurs de canulars.

Le site a été très apprécié par mes collègues chercheurs, mais aussi par des étudiants, des journalistes et de nombreux sites d’organismes pédagogiques, d’éducation aux médias ou d’éducation à distance. Un petit compteur (dont je me demande ce qu’il mesure exactement) indique ce matin 701 628.

Mais qu’est ce  qui a bien pu motiver Cisco, prestataire de Thalys, dans cette opération de censure ? Mon site ne contient évidemment pas d’images pornographiques (à moins de considérer comme pornographiques les schémas des disques de Nipkow, les tambours à miroirs de Lazare Weiller ou l’iconoscope de Zworykin, tous ces systèmes qui sont à l’origine de cet immense dispositif médiatique qui règne sur notre monde).

A bien y réfléchir, je ne vois que trois éléments qui peuvent avoir attiré l’attention des censeurs de Thalys/Cisco. Tout d’abord, la couverture du site elle-même : la gravure de Jean Férat illustrant la fameuse scène « Regarde de tous yeux, regarde ! » du Michel Strogoff de Jules Verne, dont l’érotisme n’échappera à personne. Dans un texte « Les paupières brûlées », je me suis expliqué du choix d’un détail de cette gravure comme bannière d’un site sur l’histoire de la télévision. Les raisons en sont à la fois métaphoriques – l’oeuvre de Verne de 1876 et est donc l’exacte contemporaine de la proposition des frères Siemens d’un oeil électrique artificiel, point de départ des pionniers (Adriano de Paiva, Constantin Senlecq, George R. Carey, Julian Ochorowicz) qui formuleront les premières hypothèses de construction d’un appareil de vision à distance basé sur l’emploi du sélénium – et personnelles. Michel Strogoff est le premier film que je vis à la télévision, le nez sur l’écran, quand la télévision arriva chez nous, en juin 1964. La scène où sont brulées les paupières de Kurd Jurgns m’impressionna beaucoup. Je suppose que les censeurs de Thalys/Cisco ne censurent pas les scènes de violence (sans elles la télévision ne serait peut-être plus possible), mais qu’ils auront été offusqués par cette appel illustré au voyeurisme, qui a du fasciner des générations d’adolescents privés de Youporn.

La deuxième raison est peut être ce dessin de Willy Pogany,  illustration pour le Faust de Goethe, dans la traduction en anglais de Abraham Hayward (Hutchinson, London, 1908). Faust y admire sur un immense écran circulaire une jolie odalisque rousse, encore plus dénudée que l’Olympia de Manet. Après tout, la vision d’une femme nue n’est pas explicite dans le texte de la scène du miroir magique de la pièce de Goethe, et Pogany peut dès lors apparaître comme un lointain promoteur des sites de vidéo pornographiques qui fleurissent sur la toile.

Enfin – et je suppose que cela n’aura pas échappé aux censeurs automatisés de Thalys/Cisco – la page de référence bibliographique sur  « Les  « nouveaux genres » : infotainment, reality-show, programmes érotiques et ponographiques (sic) » contient des références scabreuses, égarées parmi des publications consacrées à l’émission Big Brother de Endemol, qui se multipliaient à l’époque. Je cite :

  • BERTRAND, C.-J. et BARON-CARVAIS, A., Introduction à la pornographie : Panorama critique, La Musardine, Paris, 2001
  • DELEU, X., Le consensus pornographique, Mango documents, Paris, 2002.
  • O’TOOLE, L., Pornocopia. Porn, sex, technology and desire, Serpent’s Tail, London, 2nd edition, 1998.
  • PASTORIZA, F.R., Pervesiones Televisivas. Una aproximación a los nuevos géneros audiovisuales, Instituto oficial de Radiotelevision española, Madrid, 1997.

J’ai craint un moment que le site ne soit complètement censuré par son hébergeur Free, (que je remercie ici car l’hébergement était gratuit à l’époque et le site est toujours là, malgré quelques dégradations dont le FAI n’est pas responsable). Mais non, assis dans mon siège rouge grenat, entre Liège et Waremme, j’ai pu y accéder via un réseau 4G.  Je crois bien ne pas me tromper en écrivant que c’est Cisco, le fournissseur du service pour Thalys, qui censure.  Cisco, pour ceux qui ne connaissent pas, c’est un truc énorme. D’ailleurs, il le disent eux-mêmes « Cisco est le leader mondial de la transformation numérique, de l’IT et des réseaux. Nous aidons des entreprises de toutes tailles à transformer la façon dont les gens se connectent, communiquent et collaborent. » Quand vous voyez des statistiques à propos du trafic mondial sur Internet, le plus souvent, elles proviennent de Cisco. Le véritable Big Brother, c’est eux.

Cette censure n’est pas bien grave. On a vu pire. Reporters sans frontière vient de publier son triste bilan annuel : 65 journalistes tués en 2017, 2 disparus, 326 détenus, 54 otages. Mais elle m’est néanmoins intolérable. Mais cette petite censure (probablement résultat d’un logiciel de filtrage automatique) illustre l’arbitraire, l’hypocrisie et le puritanisme auxquels nous soumettent quelques uns des grands opérateurs américains de l’Internet. Alors qu’en  2015, la bande passante utilisée par le site de vidéos pornographiques YouPorn (c’est-à-dire le débit nécessaire à transmettre les vidéos) a équivalu à la bande-passante nécessaire à tous les iPhones qui ont été vendus cette année-là, un site d’histoire à vocation pédagogique ne peut être vu, pour d’obscures raisons. Je n’ai même pas pu envoyer un message de réclamation à l’adresse suggérée sur la page de notification de la censure.

Mais, rassurez-vous, j’ai une bonne nouvelle. Mon ancien site étant trop vintage, avec de nombreux liens obsolètes et une page de menu dégradée, j’ai entrepris de le republier progressivement sur une autre plate-forme. Vous pouvez découvrir, dans une version plus élégante, à l’adresse suivante : https://www.histv.net. Il me faudra quelques semaines pour finaliser la migration, mais il y a déjà quelques contributions nouvelles, intéressantes et même amusantes, à défaut d’être libidineuses.

Comme beaucoup d’auteurs censurés, je tire argument de la censure pour faire ma publicité. Et le slogan n’a pas changé « Regarde, de tous tes yeux, regarde ! ».

Paris, 22 décembre 2017.

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