Photis Ionatos
Dans une vie, les moments magiques sont ceux que l’on s’invente.
Il y a une dizaine d’années, avec Mina, j’avais fait un voyage printanier en Calabre. A Reggio, nous avions vu les guerriers grecs de Riacce, sauvés de la mer, et guetté en vain le lever de la fée Morgane du côté de Messine. Suivant les conseils de Jules Destrée, aussi précieux cicerone qu’éclaireur politique, nous étions montés sur les hauteurs du Capo Sant’Elia, d’où l’on domine Scylla et Charybde, vue grandiose sur la passe redoutable, sur le détroit d’un bleu étourdissant. Nous avions aussi visité quelques villages déserts sur les hauteurs de la côte, où l’on parle encore le griko, dialecte mi-grec mi-italien, que les Hellènes appellent Katoitaliótika, « italien méridional ». Au retour, nous avions fait escale à Cosenza, petite ville médiévale au pied de la montagne de Sila, et que l’on surnommait, au temps de sa splendeur lointaine, l’Athènes calabraise. La reine de France Isabelle d’Aragon y mourut, enceinte, dans d’affreuses douleurs; après une chute de cheval au retour de la huitième croisade, celle de Tunis où son époux Philippe avait succédé à son père Louis, mort de dysenterie et bientôt sanctifié. Mina, souffrant d’une mauvaise grippe, était restée à l’hôtel et je m’étais aventuré seul dans la vieille ville. Le temps était maussade et les ruelles désertes. La cathédrale était fermée et je ne pus donc voir ni le mausolée de la reine Isabelle ni la Vergine del Pilerio. Piazza del Duomo, un peu en contrebas du parvis, j’aperçus une vieille librairie dont la devanture surannée m’intrigua. Elle proposait des brochures jaunies d’histoire locale, des publications sur l’alchimie et des livres consacrés à l’enfant du pays, le prophète hérétique Gioacchino da Fiore. De Joachim de Flore je n’avais gardé que de vagues souvenirs de mes lectures anciennes sur les philosophies de l’Histoire, mais ceux-ci furent suffisants pour me faire pousser la porte de la librairie.
Je fus reçu avec cordialité par un vieux libraire, un de ces alfarrabistes qui ont le secret de vous fasciner par le caractère singulier et imprévisible de leur savoir et qui, trop heureux de rencontrer un voyageur étranger qui comprend leur langue, se montrent intarissables dans leur érudition pittoresque. Celui-là me parla directement de Gioacchino, de sa théorie des trois règnes et de Dante qui le plaça au Paradis. Je le questionnai sur la situation des communautés grecques, et de la survivance du griko. « Ma io sono greco ! Almeno per mia madre » me lança-t-il avec fierté. Et pour me prouver la véracité de ses dires, il me montra les papiers éparpillés sur sa table : « Je suis en train de traduire en italien le poème de Cavafis, Ithaque. Lei lo conosce ? ».
Je fus étreint par l’émotion. L’Ithaque de Cavafis ! Je me souviens encore du jour où j’ai découvert ce poème, en juillet 1976, lorsque dans son petit village de Mendavia, en Navarre, mon ami Jose Ignacio me fit écouter le Viatje a Ithaca, traduit en catalan et interprété par Lluis Llach.
Quan surts per fer el viatge cap a Itaca,
has de pregar que el camí sigui llarg,
ple d’aventures, ple de coneixences.
Has de pregar que el camí sigui llarg,
que siguin moltes les matinades
que entraràs en un port que els teus ulls ignoraven,
i vagis a ciutats per aprendre dels que saben.
Je ne devais découvrir que plus tard la traduction par Marguerite Yourcenar.
Quand tu partiras pour Ithaque,
souhaite que le chemin soit long,
riche en péripéties et en expériences. (…)
Souhaite que le chemin soit long,
que nombreux soient les matins d’été,
où (avec quelles délices !) tu pénètreras
dans des ports vus pour la première fois.
Trois ans après cette découverte, j’avais croisé – c’était dans le bureau gris du secrétariat de la section de communication de l’Université de Liège, la « 8ème section », où nous avions tous deux fait nos études -, Photis Ionatos, qui portait sous le bras son deuxième disque en solo, Ithaque, avec le même poème de Cavafis, dans sa version originale.
Σὰ βγεῖς στὸν πηγαιμὸ γιὰ τὴν Ἰθάκη,
νὰ εὔχεσαι νἆναι μακρὺς ὁ δρόμος,
γεμάτος περιπέτειες, γεμάτος γνώσεις.
Νὰ εὔχεσαι νά ῾ναι μακρὺς ὁ δρόμος.
Πολλὰ τὰ καλοκαιρινὰ πρωϊὰ νὰ εἶναι
ποὺ μὲ τί εὐχαρίστηση, μὲ τί χαρὰ
θὰ μπαίνεις σὲ λιμένας πρωτοειδωμένους·
Je vois encore le moment de cette rencontre là, notre position respective dans le petit bureau, le visage lumineux de Photis lorsque je lui signalais cet Ithaca catalan, qui chantait comme le sien, et, généreux, il m’offrit son disque. Nous n’avons pas beaucoup parlé, mais la rencontre portait la chaleur solaire qui illumine la solitude des voyageurs. Les deux versions de l’Ithaque de Cavafis, celle de Lluis Llach et celle de Photis Ionatos, m’ont accompagné dans mes périples à travers l’Europe. Il n’y a pas grand sens à les comparer, elles ont toutes deux leurs beautés. Le texte catalan m’est un peu plus accessible et du grec, je ne comprends que les mots « Lestrygonos » et « Cyclopos ». Mais écouter la voix de Photis, chaleureuse comme un violoncelle, suffit à mon bonheur, surtout dans les moments d’itinérance, et Hermès sait qu’ils m’ont été nombreux. Dès que les technologies numériques permirent la portabilité des musiques aimées, les voyages de Photis et de Lluis accompagnèrent les miens.
J’en détiens une trace, enfouie dans mes archives vidéographiques. Lorsque le vieux libraire de Cosenza me parla de Cavafis, je sortis de ma poche mon iPod classic et je lui fis écouter l’interprétation de Photis. Le temps qu’il ajuste les oreillettes (blanches, évidemment), je me mis à le filmer avec ma petite camaradescope Sony. En écoutant le chant, il avait les larmes aux yeux, murmurait de ravissement. Je n’ai jamais pris le temps de monter les images de ce moment là, qui pourtant était magique. Elles dorment dans leur petit sarcophage de plastique et il faudra bien un jour que je me remette à Final Cut Express pour les partager avec Photis. Pour me remercier de ce moment de bonheur, l’alfarrabiste m’offrit un petit livre ésotérique sans intérêt que j’abandonnai sur la table de nuit de l’hôtel moderne et une belle brochure illustrée des dessins fantasques de Gioacchino da Fiore, que je conserve précieusement dans mon égrégore.
Riche de ce souvenir, et de tant d’autres, il m’arrive maintenant de revenir plus souvent à Liège, mon Ithaque à moi, mon tic tac qui ne m’intéresse plus guère. C’est la loi du poème.
Ithaque t’a donné le beau voyage :
sans elle, tu ne te serais pas mis en route.
Elle n’a plus rien d’autre à te donner.
Et voilà que l’autre jour, près de quarante ans après notre dernière rencontre, je retrouve Photis, qui est resté bien plus fidèle que moi à la Cité ardente. Près de l’Université, nous dînons dans un restaurant chinois où il a ses habitudes. Je lui raconte mes errances européennes – et même les chinoises – et lui me raconte un peu sa vie. Né en 1950 à Athènes, il est venu à Liège en 1968 pour faire des études de médecine, vite abandonnées, puis d’archéologie et histoire de l’art et enfin de communication.
Angélique et Photis Ionnatos lors d’un passage TV (vers 1974)
Il me raconte son premier disque, Résurrection, enregistré en 1972 à Paris avec sa soeur Angélique, qui leur a valu le Grand Prix du disque de l’Académie Charles Cros. Une impardonnable lacune dans mes Stratégies de la musique. C’est Angélique qui chantait, il l’accompagnait à la guitare. « Mais elle a insisté pour que mon nom figure à côté du sien » explique Photis. Denise Glaser, qui les accueille dans son émission Discorama du 4 août 1974, vante la fraîcheur de ces « enfants grecs », qu’elle dit « inséparables ». A ma grande tristesse, Angélique et Photis se sont séparés, cependant : Angélique a continué sa carrière brillante à Paris et sur les scènes de France tandis que Photis restait à Liège, fidèle à l’esprit du rebetiko, ne chantant que pour des petits cercles, publiant ses disques sous de petits labels confidentiels, souvent mal distribués. « Nous sommes remontés une seule fois sur scène ensemble, à Bruxelles », indique-t-il. « Nous avions peur de nous faire de l’ombre l’un à l’autre ». J’espère qu’il n’y a pas entre eux une vieille querelle digne des Atrides, mais je n’ose dire à Photis combien j’aime, j’admire, aussi sa soeur. En mûrissant, en mettant en musique et en chantant avec une infinie noblesse, une infinie tendresse, les poètes grecs, Odysséas Elytis, Sappho de Mytilène, mais aussi Frida Kahlo ou, troublante, Cette blessure de Léo Ferré, elle est devenue la beauté même. Je rêve de revoir un jour Angélique et Photis côte à côte, dans leurs plénitudes respectives.
Je n’ai pas assisté à la défense du mémoire que Photis consacra au rebetiko et aux chansons populaires grecques, mais elle fut marquante. Photis avait illustré son travail par le chant et la guitare. C’est Jacques Dubois lui-même qui me raconta que le Doyen de la Faculté, le vieil helléniste Jules Labarbe, en avait eu les larmes aux yeux, comme l’alfarrabiste de Cosenza. « Il avait aussi corrigé mes fautes d’orthographe » précise Photis en souriant. Je me souviens par contre de son premier album en solo, où il chante Kavafis (il l’écrivait ainsi, à l’époque), Elytis et Ritsos, mais celui-ci n’a, à ma connaissance, pas été réédité en CD. Je dois toujours l’avoir dans un carton, quelque part dans la petite chambre de bonne qui me sert de dépôt d’archives.
La dernière fois que j’avais vu Photis, il y a près de quarante ans, il m’avait dit qu’il arrêtait de chanter, que sa voix le lâchait. C’était un propos farceur. Au total, il a enregistré quatorze disques. De ce qu’il a publié après mon départ de Liège, je ne connaissais que Prémisses d’émigration, enregistré en 2005, et dans lequel Photis chante des textes de Sotiris Tsambiras, poète exilé en Belgique et Nikiphoros Vréttakos, qui fut un vibrant opposant au régime des Colonels. Alors que le retrouve enfin, Photis m’offre ses deux derniers opus Périples et le disque album Elegio. Sur Périples, paru en 2014, on retrouve des poèmes de Vréttakos et de Tsambiras, de Kavafis, mais aussi de Aki Roukas, grec de Hesbaye – la terre des mes propres ancêtres – et, chantés en grec ancien, deux extraits de l’Odyssée d’Homère : « Nausicaa » et « Le lamento d’Ulysse ».
« Il pleurait assis sur le rivage à la même place où il venait d’ordinaire se déchirer le coeur à force de larmes de sanglots de tourments fixant son regard sur la mer sans récolte et répendant ses pleurs. »
Elegio a pour point de départ le travail qu’une amie de Photis, Laetitia Reibaud, a réalisé sur la poésie élégiaque européenne du XXe siècle et ses origines antiques. L’élégie, « chant de mort » dans l’Antiquité est devenue dans la tradition occidentale la forme privilégiée du lyrisme et de la plainte. Comme l’écrit Photis, « Le style élégiaque se caractérise par un souffle long, tempo lent presque arythmique, la voix s’attardant dans le phrasé et le répétitif. L’expression est calme, presque immobile, sans gesticulations « vocales » pathétiques ». Dans ce nouveau disque, Photis a choisi de faire alterner la diction des textes en version française et leur chant en grec.
Les auteurs mobilisés sont à nouveau Sotiris Tsambiras, Aki Roukas, Odysseas Elytis, Constantin Cavafis, Yannis Ritsos Homère, auquel vient se joindre Eschyle. L' »Elegio » d’Homère – les premiers vers de l’Iliade – et l' »Epilogue. Elégie de Clytemnestre » de Michel Tanner, d’après l‘Orestie d’Eschyle renvoient aux racines antiques de la poésie grecque. Mais « Ecologie » de Tsambiras touche au plus profond de l’aliénation de l’homme contemporain dans une époque où se rejoignent pollution pétrochimique et pollution télévisuelle.
Cette version bilingue accroît avec bonheur la lisibilité du projet, l’accent olivé du français de Photis apportant un charme supplémentaire. Mais c’est malgré tout le grave mélodieux et mystérieux de sa voix dans sa langue d’origine qui reste le plus séduisant. Comme dans l’album Ithaque, émane de ces textes une douleur tranquille, maîtrisée, magnifiée par le chant. Disque de maturité, inscrit dans un bel album photo qui retrace en photographies les quarante-cinq années d’explorations du chanteur. Les cheveux de Photis ont blanchi mais sa voix conserve la chaleur et la jeunesse de ses débuts. L’espoir, la volonté d’une résistance plus existentielle que simplement politique, l’appel à la dignité vibrent toujours dans son chant et dans les poèmes qu’il choisit.
Reste, dans cette navigation sereine, l’infinie tristesse de la perte, celle que dit l' »Insuffisance » d’Aki Roukas :
« nous allons noyer tous nos défunts
dans les lamentations de la mer Egée.
écoliers d’une histoire bleue qui
nous appartient
un voilier nous débarquera sur le
point culminant du Taygète
amants infatigables d’un voyage
interminable en compagnie
de la pensée endeuillée des poètes. »
Paris, 20 novembre 2017.
Oh, André, j’ai trop peu l’occasion de lire tes textes, je me demande en plus comment tu trouves le temps de toutes tes activités. Le temps et les obligations familiales me bouffent littéralement.
Je viens de lire intégralement ce beau texte de toi, sur ces deux artistes qui ont peuplé des moments de mon âge d’or. Ton texte – étincelle me donne l’irréversible envie de réécouter Photis et aussi Angélique mais de les découvrir encore. Car je les avais un peu, trop, négligés… Il y a tant de coffres aux trésors que j’ai laissés, voire oubliés, dans des « chambres de bonnes « , moi qui ai été détourné par la vie réelle.
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Lionel, par la grâce des Dieux grecs, Angélique et Photis sont encore là, chantent toujours. Dans ce brouhaha informe qui nous entoure, leurs voix apaisent.
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J’ai toujours une émotion intense en écoutant cs chansons t poèmes qui me portent plus haut.
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