
Je continue la lecture de Georges Perec empléiadé.
Mais il me faut faire des détours. Il est dommage en effet que la Pléiade n’ait pas repris dans les Oeuvres les deux premiers romans, publiés à titre posthume : L’attentat de Sarajevo – écrit en 1957, mais qui n’a été dévoilé pour la première fois qu’il y a à peine un an dans la collection « La Librairie du XXIème siècle » que Maurice Olender dirige au Seuil – et Le Condottiere, qui date de 1958 mais a été publié seulement en 2012. Je me les procure, en traque les maladresses et les promesses. Curieux cette double idée initiale d’assassinat, non du père absent, mais de ses substituts (l’ami rival, l’employeur du faussaire). Manquent aussi les premiers textes de critique littéraire ou cinématographique que Perec avait écrit entre 1959 et 1963 pour la revue La ligne générale, jamais publiée, et que Claude Burgelin a réunis en 1992 sous le titre LG. Une aventure des années soixante. On y découvre un Perec marqué par l’essai La Signification présente du réalisme critique de György Lukàcs et par la sociologie du roman de Lucien Goldmann.
Beaucoup de plaisir à relire Les Choses, Je l’avais lu il y a quelques années, dans une quinta du fin fond de l’Alentejo. Le roman gagne à être relu à Paris, en ce moment macronien. Rien que la synthèse du renoncement final de Jérôme et Sylvie proposé par le « prière d’insérer » résonne curieusement aujourd’hui : « Ils reviennent, retrouvent les mêmes frustrations, la même nostalgie des biens que montrent les belles vitrines, que vantent les hebdomadaires « intelligents ». Ils acceptent alors de faire une fn, de se faire une situation. Ils possèderont les choses (et se laisseront posséder par elles) ; ils grossiront cette classe moyenne, somnolente et nantie, fille légitime de la France gaulliste ».
Plaisirs complémentaires à la lecture de petits textes préparatoires à ce roman, regroupés sous le titre En marge des « Choses ». La lecture des pages sur L’Express devrait être conseillée à tous les étudiants en journalisme. Mais je m’amuse surtout de quelques lignes, dans un texte Comment commencer ? Perec s’y essaye à des ouvertures – non reprises – du roman. Après un segment ⌈Avec Stendhal⌋ vient un segment ⌈Avec une inscription réaliste⌋ dans lequel il cherche à situer le début de l’histoire qu’il entreprend de narrer. Je me risque à le citer ici pour la seule raison, futile au demeurant, qu’il tourne autour de l’année 1955, l’année de ma naissance.
« (…). Mais, en fin de compte, il semble bien que ce soit l’année 1955 qu’il faille choisir ; c’est l’époque à laquelle se rencontrèrent les sept individus qui la conçurent et l’exécutèrent. (…) Je ne sais pas très bien si l’on peut se souvenir de ce qu’était l’année 1955. Certes, il semble facile de se rappeler en gros quelques faits marquants, historiques ou personnels, mais au niveau des détails – et c’est à ce niveau que se situe l’histoire – nous avons oublié presque tout : se souvient-on du prix que coûtaient les pommes de terre ? Des films qui sont sortis ? de la couleur-mode des cravates ? Ces trois exemples sont secondaires. D’autres le sont moins : se souvient-on du nombre de voitures qui circulaient à Paris ? Avait-on encore ou n’avait-on déjà plus le droit de klaxonner ? Y avait-il autant de panneaux lumineux dans les rues ? ».
Ce qui est curieux, c’est que, pas plus tard qu’hier, avant d’avoir lu ce texte de Perec, LeMonde.fr me posait la question Qui a remporté la Palme d’Or l’année de votre naissance (ou de votre bac) ? et que je n’ai pas su y répondre. Qui se souvient de Marty, de Delbert Mann ? Même pas moi, alors que je citais le nom du scénariste Paddy Chaefsky dans mon cours Histoire de la télévision.
1955, année de quotidienneté. Perec a aussi été marqué par la Critique de la vie quotidienne du philsophe marxiste Henri Lefebvre. Nous ne sommes plus dans une période de grands événements ; la guerre mondiale est terminée depuis dix ans. Les statistiques et les choses, souvent petites, ont pris le dessus. Qui ne lutte contre cette emprise est destiné à se laisser prendre au piège de la marchandise, de la réification. Rien n’explique mieux les origines de la révolte de 68 que cette apathie de la fin des années 50 et du début des années 60 que nous décrit Perec dans Les Choses.
En fin d’après-midi, je vais voir I Am Not your Negro, le puissant documentaire de Raoul Peck illustrant les propos de James Baldwin sur le racisme américain. 1955 y apparaît comme une année clef, celle du début du combat de Martin Luther King pour les droits civiques.
1955, c’est aussi la date de la célèbre photographie Paris vu de Notre-Dame d’Henri Cartier-Bresson. Les deux amoureux penchés vers le parvis de la cathédrale ne sont probablement pas le Jérôme et la Sylvie des Choses. Il s’agit de toute évidence de provinciaux, et non du couple d’employés d’un institut de sondage que l’image qu’ils ont d’eux-mêmes leur interdirait de se prêter au rituel sentimental et touristique par trop banal. Mais ce couple d’amoureux, je les ai reconnu au premier coup d’oeil, lorsque j’ai découvert cette photo : il s’agit de Josée et Léon, mes parents, venus de Liège pour découvrir la capitale, peut avant ma naissance. Lui, cheveux bouclés, plus grand qu’elle, se penchant affectueusement, à la fois vers la ville et vers elle. Elle, petite mais droite, cheveux noirs coupés courts, chemise blanche, jupe austère, sans fantaisie, imperméable et sac à main sous le bras, un peu absente, les genoux probablement fatigués par la montée des marches de pierre. Est-ce qu’ils comptent les voitures sur le parvis? Est-ce qu’ils s’amusent des mugissements de klaxons ? Est-ce que, comme Jérôme et Sylvie, ils s’émerveillent des richesses de la ville, à eux inaccessibles ?
Notons, pour mémoire :
« Je me souviens que l’histoire que Perec raconte dans Les Choses aurait pu commencer l’année de ma naissance.
Je me souviens que j’ai toujours pensé que les amoureux de Notre-Dame photographiés par Cartier-Bresson étaient mes parents
Je me souviens que le premier livre dont j’ai fait un résumé scolaire était une biographie de Martin Luther King« .
Paris, 21 mai 2017.