
Quelle semaine ! Il y a deux jours, à Paris, je me régalais en écoutant Maria João Pires interpréter la dernière sonate de Beethoven et la dernière de Schubert. Et voilà qu’à peine arrivé à Lisbonne j’ai la chance d’aller écouter, à la Fundação Calouste Gulbenkian, le pianiste russo-allemand Igor Levit, qui propose dans un même ensemble les Variations Diabelli de Beethoven et The People United Will Never Be Defeated! de Fredeic Rzewski.
Je dois bien avouer que je ne connaissais ni Levit ni Rzewski. J’aurais pourtant dû connaître ce dernier. De 1977 à 2003, ce compositeur né dans le Massachusetts, élève de Milton Babbitt et de Luigi Dallapiccola, a enseigné la composition au Conservatoire de Liège, où l’avait invité Henri Pousseur. Observateur à cette époque de la vie musicale belge, sa présence n’aurait pas dû m’échapper.
J’ai gardé un souvenir vif de ma découverte (au casque, dans une petite salle de la bibliothèque provinciale de Liège) du Modèle réduit pour clarinette basse et piano, une composition de Pousseur datant de 1975, incluant des modulations sur L’Internationale d’Eugène Pottier et Pierre Degeyter. The People United Will Never Be Defeated! date de la même année et relève du même esprit de citation révolutionnaire : il s’agit de 36 variations sur le chant chilien de résistance ¡El pueblo unido jamás será vencido! de Sergio Ortega et du groupe Quilapayùn, L’oeuvre de Rzewski est donc un hommage au peuple chilien, composé deux ans après le coup d’Etat de Pinochet qui renversa le Président Allende. On peut également y entendre des échos de Bandiera Rossa ainsi que du Solidaritätlied que Hans Eissler composa pour le film Kuhle Wampe de Bertolt Brecht. A la première écoute, on ne peut manquer d’être déconcerté, de ressentir comme un chaos en écoutant cette oeuvre, dont Levit donne une interprétation hallucinante. Elle est comme une synthèse de deux siècles de musique occidentale, une sorte de gigantesque collage qui inclut des références aux deux écoles de Vienne, au jazz, mais aussi aux expériences de piano préparé de John Cage : l’interprète est invité à frapper à diverses reprises le caisson de l’instrument. Il doit savoir siffloter aussi, ce que Levit fait de manière très surprenante. Même si Rzewski n’écrit pas de la musique à programme comme le faisaient Liszt ou Berlioz, je me suis dit qu’il devait y avoir un fil narratif caché et, plutôt que vers le Chili, ma rêverie est partie vers les souvenirs des grands romans sociaux américains, de films aussi, dont j’ai oublié les titres, les intrigues, mais qui, malgré le code, à travers des histoires individuelles, évoquaient les luttes ouvrières, celles que l’on a oublié. Revenir à The People United Will Never Be Defeated!, après la victoire de Trump, voilà un puissant rappel non pas à l’ordre mais à l’Histoire.
Les variations de Rzewski sont également un hommage aux Variations Diabelli de Beethoven, que Levit a donné en première partie. Celles-ci sont peu souvent proposées en concert. Ultime testament pianistique de Beethoven, qui les composa après cette 32ème Sonate que jouait avant-hier Maria João Pires et dont l’adagio final est cité dans la 33ème et ultime variation. Je les écoute quelques fois dans la version d’Alfred Brendel, qui déclara un jour qu’il s’agissait de l’oeuvre suprême du répertoire pour piano. Levit en rend parfaitement l’esprit. On dirait qu’il en improvise lui-même la découverte progressive, qu’il entretient le suspense sur ce qui va surgir. Et l’on est ébloui par sa virtuosité, mais aussi – là où c’est nécessaire – par son intériorité, sa compréhension du burlesque et du moqueur qui contrastent avec la grandiloquence ou le kitsch de la valse initiale dont se moquait Beethoven : une Schusterfleck, « une pièce de cordonnier » aurait-il dit. Son interprétation est tour à tour martiale, boîte à musique, dansante, ironique, salonnarde, intime, méditative, haletante, suspendue. Magistrale, en somme.
Lorsque, gamin, je suivais des leçons de piano, ma professeure, Madame Roland, n’arrêtait pas de me répéter : « l’important, c’est de te tenir bien droit sur le siège ». Igor Levit ne se tient pas droit, il se tient le plus souvent penché sur le clavier comme un rabbin myope déchiffrant la Torah. Qu’importe la tenue, dès lors qu’on a le génie ? Son triple album, qui réunit outre les Diabelli et The People United, les Variations Goldberg vient de remporter le Gramophone Awards 2016. Certains critiques lui ont déjà attribué le titre de « pianiste du siècle ». IIgor Levit a vingt-neuf ans. Il est né en 1987 à Gorki. Cette année-là avait lieu le premier concert de rock américain, organisé à Moscou pour promouvoir la paix : The Doobie Brothers, James Taylor, Santana et Bonnie Rait avaient joué avec le groupe de « rock soviétique » Autograph. Qui s’en souvient ?
Lisbonne, 3 décembre 2016.