Arrivé hier après-midi à Lisbonne, je m’empresse de rejoindre la Sociedade nacional de Belas Artes pour visiter, une heure avant sa fermeture, l’exposition « One Image a Day » de l’amie Ana Velez.
En juillet 2010, alors que je me promenais du côté de Carmo, à la recherche du lieu où Valery Larbaud pouvait avoir observé la varina qu’il décrit dans sa « Lettre de Lisbonne », je me trouvai Rua do Duque, une rue heureusement peu fréquentée par les touristes. Une rue déserte. Pas tout à fait. Assise derrière une petite table, sur le seuil d’un vieil immeuble pombalien, une jeune femme, jolie et souriante, m’interpella. Elle m’expliqua qu’elle était étudiante à la Faculdade de Belas Artes et me proposa de visiter l’immeuble, condamné à la démolition et que, dans le cadre de son projet de fin d’études, elle venait de décorer avec deux de ses condisciples. C’est ainsi que je fis la connaissance d’Ana Velez.

Je fus séduit par le travail d’Ana et de ses complices du projet Vazarte, Diana Valente et Francesco de Aguilar. Cette vieille maison déserte, fantôme de la Lisbonne en déshérence, trouvait une nouvelle jeunesse avec les motifs expressionnistes ou abstraits de ces trois jeunes talents. Et, à travers les fenêtres, la vue sur les coteaux de San Jorge et sur le Rossio prenait une nostalgie inédite. Ana me décrivit sa démarche, cherchant à faire se rencontrer la recherche formelle, le travail des matières et une réflexion sur l’espace urbain, nourrie de la lecture de textes situationnistes sur la ville.


Depuis, Ana a fait son chemin. Elle a continué ses études à Turin, a obtenu une bourse qui lui a permis de passer quelques mois à Pasadena et présenté diverses expositions, en solo ou en collectifs, à Lisbonne, Porto, Malaga, Turin, Paris, Bratislava, Pécs, Salzbourg, Madrid,… Elle a établi ses quartiers dans l’Atelier Contensioso, au sein de LX Factory, ce vaste espace créatif qui s’étend au pied du Ponte 25 Abril.

J’ai eu le plaisir de la retrouver, en septembre dernier, à l’occasion du vernissage de la Mamba de Jameson, réalisée en collaboration avec Joana Gomes, Xana Sousa e Maria Sassetti Costa : un vaste serpent, constitué de plaques d’aluminium colorées, décore, dans l’ancien quartier des marins, les deux façades de la Pensão Amor, un ancien bordel du Cais de Sodré, devenu un café branché.
L’installation, qui devrait rester en place durant une année, est inspirée d’une légende urbaine : à l’époque où le Tage venait jusqu’au Largo São Paulo, un marin irlandais, nommé Thomas, était célèbre à Lisbonne grâce à une boisson magique, qui procurait le bonheur. (Etonnez-vous alors que l’oeuvre ait été sponsorisée par une célèbre marque de whiskey irlandais !). Craignant que la boisson vint à manquer, les hommes se sont empressés de répandre une rumeur : si une femme venait à en boire un verre, elle serait condamnée à pleurer le reste de la vie. La belle putain du quartier, nommée Destemida (« l’intimide », celle qui n’a peur de rien) ne crut pas l’histoire, et, lorsqu’elle rencontra l’Irlandais, exigea sa part. Dès ce moment naquit une passion aveugle. Pendant des semaines, personne ne vit ni Thomas ni Destemida, jusqu’au jour où celle-ci, au réveil, trouva le lit à moitié vide. La soudaine disparition du marin la rendit folle. En désespoir de cause, elle se transforma en serpent d’écailles et de plumes et s’en alla de par la mer à la recherche de son amant. Elle vagua ainsi pendant 140 lunes à travers le monde, sans jamais le retrouver.
Découverte en 1843 par l’écossais Thomas Traill, la mamba Jameson est un serpent africain particulièrement venimeux, qui fut ainsi nommé en l’honneur de Robert Jameson, Regius Professor à l’Université d’Edinburgh. Je propose que lorsque le contrat de parrainage avec le célèbre producteur de whiskey irlandais sera terminé, l’oeuvre de l’Atelier Contensioso pourrait être dédiée, pour survivre, au théoricien critique du post-modernisme, Francis Jameson.
L’exposition « One Image A Day » est née du séjour d’Ana Velez à Los Angeles fin 2014. En contraste avec les villes anciennes qu’elle fréquente, Lisbonne, Madrid, Turin, la ville californienne, pure abstraction urbaine, est devenue un objet de réflexion et de pratique artistique et, par conséquent, l’origine d’une évolution personnelle.
L’acte de marcher devient source d’un récit intime et documentaire, un moyen esthétique de connaissance, à partir duquel l’espace et le temps sont réinterprétés. L’exposition se présente comme une redécouverte et une évocation des restes du plus grand réseau de transports privés en Californie du Sud depuis les années 1920 : Pacific Electric Railway, également connu sous le nom de système Red Car. Un réseau de tramways qui était un grand centre d’attraction commerciale et culturelle, organisé depuis les grandes villes, Los Angeles et San Bernardino, les reliant à Orange et Riverside.
En utilisant le corps et le mouvement de ses pas comme outil de pensée et de connaissance, Ana Velez s’aventure, dans une ville d’abord étrange pour elle, à travers les rues, les canaux, les sentiers et les espaces cachés, cherchant à lire ce passé et à le convertir en images.
Les explorations quotidiennes ont été enregistrées, en mode documentaire, par une collection de photos Polaroïd : pièces de rails démontés, fils d’anciens systèmes électriques, plaques de fer rouillées, cabines techniques d’exploitation,…
Deux grandes oeuvres sur toile de jute, restituent, en lamelles d’or 22 carats et tracés au graphite, d’une part le tracé du réseau, d’autre part le nom des lieux desservis, qui incluent Hollywood, Venice, mais aussi Portuguese Point, Portuguese Bend et la Santa Ana River. Ana Velez entend susciter une vision utopique de cet espace dans lequel il serait plus facile de vivre et de «naviguer» si un réseau de transport public continuait d’exister.
J’aime beaucoup cette démarche de réenchantement de l’espace urbain. Il me reste à présent à convaincre Ana d’illustrer cette fameuse « Lettre de Lisbonne », dont la pluie qui tombe sur la ville va me donner l’occasion de terminer la traduction.
Lisbonne, 3 décembre 2016.
Albums : Projet Vazarte, juillet 2010.
Mamba de Jameson, septembre 2016
One Image a Day, décembre 2016.