« Le peuple flamand exista de par la pipe et la bière »

LES CARNETS DE L’ANGE AVEUGLE – Le Paris de Balzac n’existe pas

Hôtel de Chasse (Rue du Dragon, Paris, décembre 2009) - Photo André Lange-Médart
Hôtel de Chasse (Rue du Dragon, Paris, décembre 2009) – Photo André Lange-Médart

Pour diverses raisons très personnelles, j’aime bien passer par la Rue du Dragon, petite rue qui va de la Rue du Cherche-Midi au Boulevard Saint Germain. Roger Martin du Gard, l’auteur des Thibault, le roman de mes seize ans, habitait au numéro 10. Jean Giono, auteur favori de ma mère, habita au n.36.  Victor Hugo, l’idole de mes quatorze ans, demeura au n°30. Mais il est d’autres histoires, plus secrètes, que je ne vous raconterai pas ici. Ce n’est cependant qu’en décembre 2009 que j’ai remarqué une plaque commémorative, au n.37, indiquant « Ici l’Hôtel de la Chasse, habité aux XVIIe et XVIIIE siècles par une colonie de peintres flamands« . Et ce n’est qu’aujourd’hui que je trouve, dans la revue de culture néerlandaise, Septentrion un articulet apportant quelques précisions.

« Dans son ouvrage sur les peintres néerlandais à Paris entre 1900 et 1940 (Nederlandse schilders in Parijs 1900-1940) paru aux Editons Wereldvenster à Baarn en 1980, Adriaan Venema cite environ 400 artistes ayant vécu ou séjourné dans la capitale française au cours de cette époque. Sans doute y en eut-il autant dans les quarante années qui suivirent et autant avant 1900. J’ignore si les peintres flamands furent attirés en aussi grand nombre par Paris. Toutefois, une plaque commémorative apposée sur une maison de la rue du Dragon rappelle qu’à cet emplacement l’Hôtel de la Chasse abrita aux XVIIe et XVIIIe siècles une colonie de peintres flamands. L’Hôtel de la Chasse avait sans doute emprunté son nom à la chasse royale qui existait dans l’immédiat voisinage et ne disparut qu’en 1784. Cette chasse est selon toute vraisemblance à l’origine du nom de la célèbre rue du Cherche Midi, car à l’aube du XVIIe siècle elle était connue comme la Rue Qui Va De La Chasse Au Midi. Ne nous aventurons qu’avec prudence sur ce terrain: il est toujours tentant de chercher midi à quatorze heures.

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L’Hôtel de la Chasse était situé à Saint-Germain-des-Prés, dans un quartier en plein essor où Marie de Médicis avait notamment acquis de vastes terres. Elle avait convoqué Rubens à Paris pour lui demander d’exécuter une série de tableaux pour la grande Galerie du Luxembourg. Le maître anversois s’entoura de confrères flamands comme Jacob Fokkiers dont Louis XIII s’enticha à tel point qu’il le naturalisa français, le fit baron et lui donna le nom de Jacques de Foucquières, comme Pieter van Mol et Filip Vleugels, ainsi que bien d’autres. Les travaux parisiens de Rubens et les activités de la Manufacture des Gobelins étaient une attraction hors pair. Nombreux furent les Flamands qui se fixèrent à Paris en ce temps et certains y devinrent membres de l’Académie des Beaux-arts: l’Anversois Pieter van Mol dès 1640 comme membre fondateur, Frans Snijders, Nicasius Bernaerts et Filip Vleugels en 1663. Mais c’était surtout la Foire annuelle de Saint-Germain-des-Prés qui attirait les peintres des Pays-Bas et de Flandre. L’Hôtel de la Chasse fut un véritable carrefour des provinces néerlandaises; ainsi le Zélandais Cornelis de Vos, l’Amstellodamois Willem Kalf et l’Anversois Pieter van Boeckel y occupèrent des logements.

Avant eux, après eux, les Flamands furent les hôtes de Paris. Je suppose qu’un Venema ostendais n’aurait aucun mal à trouver des centaines de confrères de Frans Masereel et Michel Seuphor. Avec ou sans talent. »

Sadi De Dorter, « Chronique », Septentrion, Jaargang 10, 1981.

Le Chef d'Oeuvre inconnu (Quartier Saint-Paul, Paris, novembre 2009).
Le Chef d’Oeuvre inconnu (Quartier Saint-Paul, Paris, novembre 2009).

Il y aurait une étude à faire – probablement a-t-elle déjà été faite – de l’image de la Flandre et des Flamands dans l’oeuvre de Balzac. Divers personnages flamands apparaissent dans La Comédie humaine, dont François Porbus, qui, dans Le Chef d’oeuvre inconnu est ami de Nicolas Poussin et fait la rencontre de l’étrange et faustien Frenhofer. François Porbus est très clairement inspiré de Frans Pourbus le Jeune, qui fut notamment le portraitiste de Marie de Médecis, de Henri IV et du jeune Louis XIII. Une Flandre un peu intemporelle apparaît également dans Jesus-Christ en Flandres, mais c’est surtout dans La Recherche de l’Absolu que l’on trouve une petite dissertation sur le peuple flamand.

Marie de Medicis, par Frans Pourbus le Jeune (1610) (Musée du Louvre).
Marie de Medicis, par Frans Pourbus le Jeune (1610) (Musée du Louvre).

« Cependant, malgré leur patience à tout ramasser, à ne rien rendre, à tout supporter, les Flandres ne pouvaient guère être considérées que comme le magasin général de l’Europe, jusqu’au moment où la découverte du tabac souda par la fumée les traits épars de leur physionomie nationale. Dès lors, en dépit des morcellements de son territoire, le peuple flamand exista de par la pipe et la bière.

Après s’être assimilé, par la constante économie de sa conduite, les richesses et les idées de ses maîtres ou de ses voisins, ce pays, ni nativement terne et dépourvu de poésie, se composa une vie originale et des mœurs caractéristiques, sans paraître entaché de servilité. L’Art y dépouilla toute idéalité pour reproduire uniquement la Forme.

Aussi ne demandez à cette patrie de la poésie plastique ni la verve de la comédie, ni l’action dramatique, ni les jets hardis de l’épopée ou de l’ode, ni le génie musical, mais elle est fertile en découvertes, en discussions doctorales qui veulent et le temps et la lampe. Tout y est frappé au coin de la jouissance temporelle. L’homme y voit exclusivement ce qui est, sa pensée se courbe si scrupuleusement à servir les besoins de la vie qu’en aucune œuvre elle ne s’est élancée au-delà du monde réel. La seule idée d’avenir conçue par ce peuple fut une sorte d’économie en politique, sa force révolutionnaire vint du désir domestique d’avoir les coudées franches à table et son aise complète sous l’auvent de ses steedes. Le sentiment du bien-être et l’esprit d’indépendance qu’inspire la fortune engendrèrent, là plus tôt qu’ailleurs, ce besoin de liberté qui plus tard travailla l’Europe.

Aussi, la constance de leurs idées et la ténacité que l’éducation donne aux Flamands en firent-elles autrefois des hommes redoutables dans la défense de leurs droits. Chez ce peuple, rien donc ne se façonne à demi, ni les maisons, ni les meubles, ni la digue, ni la culture, ni la révolte. Aussi garde-t-il le monopole de ce qu’il entreprend. La fabrication de la dentelle, œuvre de patiente agriculture et de plus patiente industrie, celle de sa toile sont héréditaires comme ses fortunes patrimoniales. S’il fallait peindre la constance sous la forme humaine la plus pure, peut-être serait-on dans le vrai, en prenant le portrait d’un bon bourgmestre des Pays-Bas, capable, comme il s’en est tant rencontré, de mourir bourgeoisement et sans éclat pour les intérêts de sa Hanse. »

BALZAC, La recherche de l’absolu

Paris, 26 novembre 2016.

 

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