Alertés par le bruit des sirènes, Mina et moi nous sommes précipités sur les écrans de nos ordinateurs. Les informations sont encore confuses, on parle de 6 ou 7 lieux d’attentats, d’une trentaine de morts. Les nouvelles du carnage du Bataclan n’arrivent que progressivement, écrasantes. Inquiétudes pour les proches, les amis. Le système d’alerte de Facebook fonctionne. Soulagement de voir apparaître progressivement la liste de ceux qui sont en sûreté.
Ma première réaction est de publier ici un poème d’Aragon, intitulé, simplement, Paris.
Où fait-il bon même au coeur de l’orage
Où fait-il clair même au coeur de la nuit
L’air est alcool et le malheur courage
Carreaux cassés l’espoir encore y luit
Et les chansons montent des murs détruits
Jamais éteint renaissant de la braise
Perpétuel brûlot de la patrie
Du Point-du-Jour jusqu’au Père-Lachaise
Ce doux rosier au mois d’août refleuri
Gens de partout c’est le sang de Paris
(…)
Un soir comme celui-là, un poème de résistance donne un peu de courage. Puis j’écris quelques lignes, souvenirs du Bataclan. « Je viens de retrouver une petite video que j’avais réalisée au Bataclan en décembre 2006, peu avant les fêtes. Mina qui me sourit, les serveuses au travail, une belle africaine au bar, pas trop contente de me voir avec ma petite caméra, une autre qui arrive en retard, une autre encore qui écrit à la craie sur le tableau noir le menu du jour, une sorte de balai de préparation. Le tout monté sur le Ba-Ta-Clan d’Offenbach. Quelques moments de vie, banals comme la vie. Ce soir, je suis Bataclan. »
Nous n’avons pas dormi. Le bruit des sirènes, toute la nuit. Nous restons les yeux sur les écrans à chercher les nouvelles, essayer de comprendre ce qui se passe, explorer les sources, examiner les plans de Paris, écouter les déclarations. Essayer d’être lucides, ne pas céder à la peur. La Préfecture de police appelle les Parisiens à rester chez eux, mais, dans l’après-midi, nous décidons de sortir. Nous avions prévu d’aller à la librairie « Le 29 », près du Canal Saint Martin, où a lieu la présentation du Dictionnaire de la photographie, coordonné par Nathalie Herschdorfer. Sur sa page Facebook, un des auteurs, Marc Lenot, l’animateur du pétillant site de critique d’art contemporain Lunettes rouges, confirme que l’événement aura lieu. Je relaie l’invitation vers les amis parisiens. Oui, il faut sortir. Ne pas céder à la peur.
Avant de passer à la librairie, nous allons déposer des fleurs au pied de la statue, Place de la République. Le ciel est gris, l’atmosphère est triste. Il y a très peu de monde dans les rues. Tous les volets de magasins sont baissés. Sur la place, quelques camionnettes de télévision sont déjà en place. Quelques badauds autour de la statue, déjà quelques fleurs, un petit panneau « Même pas peur ».

Photo André Lange-Médart)
Nous passons le Canal Saint-Martin pour aller voir, Rue de la Fontaine au Roi, un des lieux des attentats, où cinq personnes ont été abattues à la terrasse de la pizzeria Casa Nostra. Le décor est irréel. La pizzeria est à un angle de rue. Sa façade est peinte couleur lila. Les tables de la terrasse ont été rentrées, mais un fauteuil d’osier est resté là, près de la porte, comme pour veiller. Sur le trottoir, sous la sciure étalée, on voit encore les traces de larges tâches de sang. J’hésite à prendre des photos. Je le fais, en me jurant de ne pas les publier. Derrière nous, un badaud disserte sur la loterie, jeu morbide. C’est intenable. Nous partons vers la librairie, qui, petit à petit, se remplit. La vie continue et c’est bien ainsi.

De retour à l’appartement, j’écris un petit texte, que j’intitule directement, Chronique de guerre. Mais d’emblée, je prends conscience que je ne peux le publier aussitôt. Qu’importent mes états d’âme face à cette tragédie collective ? Je reviens vers les sites des journaux et me met à collecter les articles sur les victimes, leurs portraits individuels, leurs photos. J’y passerai la journée du dimanche. Quelques sites naissent pour aider à retrouver les disparus. Première nécessité, travail pénible, parfois perturbés par des salauds qui s’amusent à créer de fausses pages Facebook, à inventer de faux parents. Mais il faut que ces victimes ne soient pas seulement des chiffres, de blafardes statistiques, mais des personnes, dont le souvenir devra vivre, collectivement. Histoire d’amis, d’amants, de pères, de mères, abattus arbitrairement. Visages souriants de jeunes hommes, de jeunes femmes, beaux et belles. Ces visages d’une jeunesse vive, curieuse, que je vois ici dans le métro, dans les librairies, les salles de cinéma. Ils étaient à un concert de hard rock ironique, à une terrasse de restaurant, avec leurs amis et amies. De pays très divers aussi, on ne l’a pas assez dit. Venus de Belgique, d’Italie, d’Espagne, du Portugal, du Danemark, du Chili, du Venezuela, de Tunisie, d’Algérie. Mourir à Paris. Je suis particulièrement ému par un vidéo de Sahbi Kheireddine, un enthnomusicologue et violoniste algérien, abattu au Bataclan. La condamnation de la « musique satanique » dans le communiqué de revendication de Daesh est un des traits les plus infâmes de ce terrorisme.
Paris, 26 novembre 2015.
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