Il y a quelques années, à Strasbourg, j’ai fait un cauchemar terrible. Le décor de ce rêve était celui d’un lieu focal de mon enfance, la salle à manger de ma grand-mère. Cette salle à manger était située juste à côté de ma chambre, et était pour moi un lieu de passage quotidien. Je partageais souvent avec mes grands-parents le repas du soir, en regardant le journal télévisé. La fenêtre en donnait sur le jardin et derrière le garage se trouvait le fleuve, mon fleuve, la Meuse. Et derrière le fleuve, la colline de Cointe avec son monument interallié, conçu à l’initiative de la Fédération internationale des Résistants pour commémorer le fait que Liège avait été la première ville à s’opposer à l’envahisseur allemand, en août 1914. Le mémorial, qui fut financé par une souscription internationale publique et privée, est, fait unique en Belgique, composé d’un monument religieux et d’un monument civil : la basilique fantôme du Sacré Coeur, avec ses statues de Saint Maur et de Saint Mort, et une sorte de tour, évoquant les gratte-ciel new yorkais.

« Forcer l’avenir », toile de Jacques Charlier (collection privée)
Dans mon cauchemar, un avion civil arrivait de derrière la colline et venait percuter la fenêtre de la salle à manger. L’effroi, évidemment, me réveilla. Combien de jours, de semaines, de mois s’étaient passés entre le 11 septembre 2001 et ce cauchemar sur horizon de mémorial historique, c’est ce dont je n’arrive pas à me souvenir. Mais il est évident que ce choc témoignait de mon angoisse de l’irruption de l’Histoire, celle avec un grand H, la terrifiante, dans ma vie personnelle de fils de petits bourgeois tranquilles. La vitre en éclats se substituait à l’écran de télévision, celui-là même où j’avais vu les images des deux guerres mondiales, de la guerre du Vietnam et mes premiers Fritz Lang. Je n’arrive pas à décider s’il correspond à une angoisse face à l’actualité ou un désir névrotique d’être dans l’Histoire, désir que me refusait l’immobilité quotidienne du mémorial, ou la routine du réveil, car à cette époque, j’étais réveillé, chaque matin, par Le Soir qui tombait bruyamment dans la boîte aux lettres.
Si ce rêve me revient en mémoire aujourd’hui, c’est que le cauchemar s’est rapproché. L’Histoire tragique s’est rapprochée, est devenue sonore. Hier soir, j’étais en train d’écrire un article sur le Sonnet allégorique de lui-même, le fameux « sonnet en –yx » de Mallarmé.
La Nuit approbatrice allume les onyx
De ses ongles au pur Crime, lampadophore,
Du Soir aboli par le vespéral Phoenix
De qui la cendre n’a de cinéraire amphore
Sur des consoles, en le noir Salon : nul ptyx,
Insolite vaisseau d’inanité sonore,
Car le Maître est allé puiser de l’eau du Styx
Avec tous ses objets dont le Rêve s’honore.
Et selon la croisée au Nord vacante, un or
Néfaste incite pour son beau cadre une rixe
Faite d’un dieu que croit emporter une nixe
En l’obscurcissement de la glace, décor
De l’absence, sinon que sur la glace encor
De scintillations le septuor se fixe.
Ecrire des analyses de poèmes n’est en rien ma spécialité, je n’avais plus fait cela depuis plus de quarante ans, mais il se fait qu’il y a quelques jours je pense avoir fait une découverte décisive pour l’analyse génétique de ce texte mystérieux et, peut-être, son interprétation. Jean-Guilhen Queyras et Alexandre Tharaud jouaient la sonate pour violoncelle et piano de Debussy quand Mina vint me trouver et me demanda « Entends-tu le bruit des sirènes ? ». Je n’entendais pas. Quelques minutes plus tard, me déplaçant pour consulter un livre rangé sur les étagères du couloir, le triste chant des sirènes me devint évident. Je suis revenu vers l’ordinateur pour chercher les nouvelles dans Google Actualités. Le cauchemar venait de commencer.
Paris, 14 novembre 2015.
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