Redécouverte du « Pierrot lunaire »

Place de l'Opéra, avant "Le Pierrot lunaire" (Photo : André Lange-Médart).
Place de l’Opéra, avant « Le Pierrot lunaire » (Photo : André Lange-Médart).

Il y avait ce soir un certain charme, dans une baignoire du Palais Garnier, à entendre les vibrations du métro, au moment précis où la soprano Caroline Stein chantait les vers de Stefan George qu’Arnold Schönberg intégra dans son deuxième quatuor à cordes :

« Ich löse mich in tönen, kreisend, webend,
Ungründigen danks und unbenamten lobes
Dem grossen atem wunschlos mich ergebend. »

« Je me dissous en sons, tournoyants, entremêlés,
En remerciements sans fond et louanges sans nom
Me livrant, comblé, à l’Eternel »

L’Opéra national de Paris, à l’initiative de son directeur musical Phillippe Jordan a l’audace cette année de proposer un cycle Schönberg. C’est pour moi un grand bonheur. Je ne puis raconter ici comment, il y a quelques décades, une femme aimée me fit découvrir Le Pierrot lunaire et comment j’en perdis une autre en écoutant le dépressif Trio à cordes. Cela nous vieillirait. Et surtout cela vieillirait la musique de Schönberg, cette jeune centenaire. Il y a longtemps que je l’écoute, cette musique, ce quatuor-là en particulier, que je découvris en 1988, lorsqu’à l’occasion de mon départ, mes collègues de l’Université de Liège m’offrirent le coffret des oeuvres de musique de chambre de la Neue Wiener Schule interprétées par le Lasalle Quartet. La dédicace, de la main de Pascal Durand, portait ces mots à la fois flatteurs et gentiment moqueurs de mes oeuvres : « Ces quatuors d’un trio viennois, en hommage au partant, ci-devant stratège de la musique et aujourd’hui grand haruspice des destinées audiovisuelles de l’Europe« .

Plaisir immense, donc, de découvrir enfin la musique de Schönberg, sur le vif. Le Palais Garnier, bien qu’étant une des plus petites salles des grands opéras, reste cependant trop immense pour le Deuxième quatuor, cette oeuvre intime et mystique, d’autant que la salle reste éclairée, que le public en silhouettes physiques et massives, est là, plus dérangeant que le métro. J’ai fermé les yeux, déni fragile du réel. Je me suis souvenu de l’article de Dominique Jameux (dont j’apprends avec tristesse  à l’instant qu’il nous a quitté cet été), dans la revue Musique en jeu, sur la Société d’exécution musicale privée, fondée par Schönberg en 1918. Le public était invité à ne pas formuler d’approbation ou de désapprobation. Fichu public. Moment décisif dans l’histoire de la culture occidentale, où l’artiste tient à formuler son souci de ne pas être soumis au marché, dans sa forme la plus palpable, l’audience d’une salle de concert. Je me souviens de la lecture de Philosophie de la nouvelle musique d’Adorno, livre qui fut pour moi terrifiant – mes compétences en analyse musicale étaient aussi médiocres que ma formation philosophique –  et pourtant livre lumineux. Livre par lequel je découvris (plus encore que par la lecture du Manifeste du surréalisme ou de Qu’est-ce que la littérature ?) la nécessaire radicalité. Ce livre, cette musique, faillirent me conduire au naufrage. J’aurais mieux fait de m’intéresser à Cimarosa, à Gainsbourg, à The Smiths, Paco de Lucia ou à Brian Eno. Mais j’aimais cette citation de Schönberg dans les premières pages de l’essai d’Adorno : « Le chemin du milieu, c’est le seul qui ne mène pas à Rome ».

Au fil des ans, j’ai perdu ce radicalisme musical de vue, d’écoute devrais-je dire. « Lang war die reise ». Approfondir la connaissance de la musique de Schönberg (et de la musique contemporaine en général) m’était techniquement impossible et l’écoute de ses oeuvres, même en profane, demande une forme d’ascétisme pour laquelle j’étais peu disponible. Bien que disposant en CD d’à peu près toutes les oeuvres du maître, je n’écoute plus guère, de manière très espacée, mais récurrente, que Verklârte Nacht, les quatuors – ce deuxième en particulier -, et le Pierrot lunaire (dans la version donnée par Marianne Pousseur avec l’Ensemble Musique oblique, dirigé par Philippe Herreweghe, qui a ma préférence).

Les interprètes du Pierrot lunaire (Photo André Lange-Médart)
Les interprètes du Pierrot lunaire (Photo André Lange-Médart)

L’initiative de Philippe Jordan est un beau défi. La campagne promotionnelle, dans les couloirs du métro, était « Schönberg ou Verdi, pourquoi choisir ? ». L’éclectisme est à présent de mise et j’ai pris le risque de convaincre Mina, pourtant méfiante, de se confronter à Schönberg. Pari réussi. Mina a adoré Le Pierrot lunaire, qu’elle ne connaissait pas. « Une boîte de chocolats, avec tous les goûts, des suaves et des épicés » résume-t-elle avec esprit. Il faut dire que Caroline Stein en donne une belle interprétation, moins sensuelle que celle de Marianne Pousseur, mais riche, intelligente, moqueuse et déliquescente. Il faut dire aussi que l’écoute en salle, avec la traduction disponible sur écran, aide beaucoup à la compréhension de l’oeuvre : le texte, d’un intérêt un peu morne lorsqu’on le lit en écoutant un disque, retrouve ici sa vie, même si Schönberg en minimisait l’importance. Stein adopte l’option plus parlée que chantée du Sprechgesang et la musique et le personnage de Pierrot en deviennent bien plus savoureux encore. Mélancolie, papillons noirs, moquerie, cruauté et maintes autres nuances. La subversion, latente dans le poème de Giraud, devient assez explicite dans ce qui n’est pas un chant.

« Dans le chef poli de Cassandre
Dont les cris percent le tympan,
Pierrot enfonce le trépan,
D’un air hypocritement tendre.
Le maryland qu’il vient de prendre,Sa main sournoise le répand
Dans le chef poli de Cassandre
Dont les cris percent le tympan.
Il fixe un bout de palissandre
Au crâne, et le blanc sacripant,
A très rouges lèvres pompant,
Fume – en chassant du doigt la cendre
Dans le chef poli de Cassandre ! »

Sur l’écran de traduction, le Maryland est devenu tabac de Turquie, pourquoi pas du Latakia ? Et plus qu’à Watteau, Kandinski ou à Schiele, c’est soudain aux dessins de George Grosz que l’on pense. Dans le texte d’introduction au concert, « Une trajectoire sans retour », Milena Mc Closkey cite bien à propos ce que Paul Klee écrivit dans son Journal au sortir de la première représentation « Crève, petit bourgeois, je crois que ta dernière heure est venue ».

Je ne sais si Mina résistera à Moses und Aron et aux Gurrelieder, mais sa découverte joyeuse du Pierrot suffit à mon bonheur. Le public du Palais Garnier était, il y paraît, enthousiaste, mais j’aimerais connaître l’avis des quelques enfants que l’on avait amenés là, en particulier de ce gamin chinois, pierrot contemporain, qui sur le perron, en attendant le spectacle, s’adonnait à un passionnant jeu lunaire. Quant au petit bourgeois, on ne s’en méfie jamais assez. Il a l’esprit revanchard, et quand on  verse sur son chef poli des restes de Maryland, il peut, trente ans plus tard, se venger par d’affreux actes de barbarie, de la cendre.

Au Palais Ganier (Photo André Lange-Médart)
Au Palais Garnier (Photo André Lange-Médart)

 

Paris, 25 octobre 2015.

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2 commentaires

  1. Bonjour. Le Maryland est devenu tabac de Turquie car c’est comme cela dans la traduction de Otto Erich Hartleben que Schönberg a mise en musique. Otto Erich Hartleben a réécrit magnifiquement les poèmes, mais il différèrent très souvent de l’original en français. Je suis tout à fait d’accord avec vous sur un point : même si Schönberg a minimisé dans ces écrits l’importance des textes du Pierrot, je pense qu’ils sont au contraire la clé de compréhension de l’œuvre. Ce n’est pas contradictoire ni étrange : souvent le chef-d’œuvre dépasse l’artiste, et le texte a forcément guidé l’imaginaire du compositeur. Il va même jusqu’à faire de l’illustration, et c’est tout à son honneur. Prenons comme exemple le long fa# suraigu du piccolo pour illustrer la « perceuse de crâne » qui apparaît dans la version allemande du texte que vous citez. Pierrot cruel est d’ailleurs traduit comme Gemeinheit : méchanceté!

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