Il faut imaginer Chantal Akerman riant avec Eugène Delacroix

Chantel Akerman, Là-bas, 2005
Chantel Akerman, Là-bas, 2005

Cet après-midi, sous un beau soleil d’automne, les proches, les amis et les admirateurs de Chantal Akerman l’ont accompagnée sur les hauteurs du Père Lachaise, où elle dort désormais, juste à côté d’Eugène Delacroix.

Dans Là-bas, un documentaire tourné en 2005 à Tel Aviv, Chantal Akerman s’interrogeait sur les suicides, quasi simultanés, de sa tante Ruth et de la mère d’Amos Oz. Celle-ci un jour de pluie à Tel Aviv, celle-là un jour de faible soleil, à Bruxelles. « On se suicide partout. S’agissait-il pour toutes les deux d’une sorte d’exil, où qu’elles soient. Des femmes qui rêvaient de quelque chose. De quoi ? Elles ne le savaient sans doute pas, mais ne dormaient plus, ni à Bruxelles, ni à Jerusalem. »

Malgré tout ce que nous savons de Chantal Akerman, et nous en savons beaucoup, car, à travers ses films, ses interviews, ses livres, elle s’est donnée comme peu d’autres, nous ne saurons probablement jamais ce qui l’a poussé à son choix final. Et c’est mieux ainsi. Assurément, elle aussi, était toujours en exil, rêvait de quelque chose, ne dormait plus.

Un suicide, je suppose, est comme ces façades de Tel-Aviv qu’elle filmait à travers la fenêtre de son appartement. Leurs couleurs, leurs animations, leurs sens se modifient suivant l’inclination des persiennes, le moment de la journée, le cadrage. Toujours les mêmes et toujours changeantes.

Je ne connaissais pas Chantal Akerman, et puis, comme le disait Jeanne Dielman, je ne peux pas savoir, je ne suis pas une femme. Le seul cadrage que je puis suggérer est celui de la perspective historique. Je crains fort que son suicide ne soit aussi lourd de sens que celui de Walter Benjamin, le 26 septembre 1940, entre deux frontières. Un suicide qui, au-delà des circonstances individuelles, signifie les impasses désespérées d’une époque.

De Walter Benjamin, Chantal Akerman aimait la citation suivante, extraite de Paris, capitale du XIXème siècle, qu’elle trouvait plus brève que ce qu’elle essayait d’expliquer « maladroitement » dans les premières pages de son Autoportrait en cinéaste : « La manière dont le passé reçoit l’empreinte d’une actualité plus haute est donnée par l’image en laquelle il est compris. Et cette pénétration dialectique, cette capacité à rendre présentes les corrélations passées, est l’épreuve de vérité de l’action présente. Cela signifie qu’elle allume la mèche de l’explosif qui gît dans ce qui a été ». J’ai peine à penser qu’elle n’avait pas à l’esprit le suicide de Benjamin, et j’imagine que, par son geste, elle voulait aussi, entre autres choses, éclairer notre présent, où les frontières reviennent avec tant de haines, de souffrances et d’exils. Peut-être. Quizas. Perhaps. אוליאולי.

Elle dont le premier film, Saute ma ville, se terminait par un suicide explosif, suivi d’un rire de l’au-delà, ne pouvait que trop bien comprendre ces explosions d’alentour, devenues quotidiennes, meurtrières et tellement banales. Là-bas nous parlait déjà de cela. J’imagine qu’elle en souffrait plus encore que beaucoup d’entre nous.

A l’inverse de la célèbre formule de Marx, son histoire commença par une comédie et se répéta en tragédie. Pour cette raison, il y avait cet après-midi dans les allées du Père Lachaise, dans le regard de quelques proches, amis, ou de quelques connaisseurs de l’oeuvre de Chantal Akerman, comme un rire dans le regard. Des regards qui riaient de tristesse et de conscience tragique.

Je ne doute pas qu’avec Eugène Delacroix, elle pourra bientôt parler du massacre des peuples, de La fille aux yeux d’or, cette autre captive, ainsi que du mouvement dans les images fixes et de la fixité dans les images en mouvement. Ils ne seront sans doute pas d’accord, mais ils riront ensemble, d’une même lucidité, d’une même intelligence.

Paris, 13 octobre

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