La Butte aux Cailles, l’art en butte avec la canaille.

 

Femme à la fenêtre (détail), de Julia and JS. Photo André Lange-Médart
Femme à la fenêtre (détail), de Jana und JS.
Photo André Lange-Médart

Voyez l’album complet sur la Butte aux Cailles (174 photos) ici.

Il faut visiter la Butte aux Cailles comme une galerie, un jour de vernissage, ou bien comme un musée d’art contemporain. Pour y voir des oeuvres toutes fraîches, et d’autres qui ont déjà pris un petit coup de vieux. La Butte aux Cailles est un des hauts lieux du Street Art, pardon, de l’Art urbain parisien. La différence avec un musée, c’est que l’accès est gratuit. La différence avec un vernissage, c’est que vous devrez payer votre bière ou votre verre de rouge (mais le quartier de manque pas de petits bars sympas, qui recèlent parfois eux mêmes des oeuvres étonnantes : même les petites filles savent dans quel café il faut aller voir le tableau d’une dame nue, plus allègre que celle de Feli Rops, qui mène un joyeux cochon par la main). La différence avec les musées et les vernissages, c’est qu’il n’y a pas de commissaire, que chacun se sent libre d’occuper l’espace, y compris pour égratigner les oeuvres des confrères,  les amocher même.

SOLDATIN CONNU, Soldat inconnu à la carte routière. Photo André Lange-Médart
SOLDATIN CONNU, Soldat inconnu à la carte routière.
Photo André Lange-Médart

A Paris, le Street Art se trouve peu dans les arrondissements centraux. Rien de comparable à ce que l’on peut voir à New York, Berlin ou Lisbonne. Certes les petites mosaïques angulaires de Space Invader sont un peu partout, mais on finit par ne plus les voir, tellement elles se sont banalisées dans la grande pixelisation du monde. Dans les beaux quartiers, on ne voit plus guère les collages nostalgiques aux personnages années 20 de Leo & Pipo, qui étaient si fréquent il y a six ou sept ans, en affiches ou en stickers.  A deux pas de chez moi, le « Mur d’Oberkampf », géré par une association soutenue par la Mairie de Paris, le Centre Georges Pompidou, la Fondation Cartier, ARTE, offre un site régulier pour des affichages de 3m x 8m, réalisés en atelier. Cela a un petit côté institutionnalisé, et les oeuvres proposées n’échappent pas toujours au kitsch tape à l’oeil de certaines tendances de l’art contemporain.  La vogue plus récente des reproductions de chefs d’oeuvre historiques, proposée par Outings,  a ses quartiers rue Saint-Honoré. Elle a du charme, je l’ai écrit ici, mais elle n’a rien de très mordant et est aussi soutenue par une pléthore de partenaires internationaux. Autour de Beaubourg, dans le Marais, les oeuvres se concentrent en quelques lieux clés (mur de la Place Saint-Merri, rue de Venise, rue des Archives,…).. Mais si l’on veut découvrir le Street Art parisien radical in situ, c’est à dire autrement que sur Internet, et dans son exubérance créative, il faut aller à Belleville, à Montmartre, au Faubourg Saint Antoine et, surtout, je viens de le découvrir avec le retard propre au nouveau Parisien, à la Butte aux Cailles, dans le 13ème. La cartographie de l’art urbain parisien a beaucoup à voir avec celle de la Commune de Paris. Celle-ci, à la Butte aux Cailles, a sa librairie spécialisée et sa place officielle.

Oeuvre murale d'Artiste-Ouvrier, sans titre. Photo André Lange-Médart
Oeuvre murale d’Artiste-Ouvrier, sans titre.
Photo André Lange-Médart

Il y a un quart de siècle, j’étais allé au pied de la Butte aux Cailles, rue Barrault, pour un séminaire consacré à la télévision haute définition, co-organisé par ce qui s’appelait alors l’Ecole nationale des télécommunications et par le Media Lab du M.I.T. J’y avais créé un mini scandale, au grand dam du petit monde institutionnel du Hi-Tech colbertien, en décortiquant les impasses de ce qui était alors la très officielle stratégie du D2 Mac Paquet. Penser que l’on va promouvoir une norme industrielle en vendant des récepteurs 16/9 hors de prix avec une chaîne de musique rock française, était pour moi une aberration. J’ai souvent aimé dire que le roi est nu et l’on continue à m’inviter pour cela. Un représentant de l’industrie électronique grand public américaine avait fait cette remarque pertinente : « This is very strange : a French who thinks like us ! ». Raté, je ne suis qu’un quasi Français. Mais je m’égare. Donc, je n’avais jamais exploré la Butte aux Cailles, ses ruelles pavées, ses petites maisons cachées derrières la verdure, sa fontaine artésienne, sa piscine historique, ses petits bars.

A la Butte, le Street Art est plus que toléré. Il est très activement soutenu par un association locale, LezArts de la Bièvre. Ici, l’art urbain peut enfin faire partie de la culture de l’honnête homme, soucieux d’élargir jusqu’à l’encyclopédisme son expérience de perceptions visuelles. Apprendre à reconnaître les artistes. Connaître leurs noms, leurs techniques, leurs styles, leurs thèmes de prédilection. Il y a bien sûr quelques sites spécialisés (Street Art Avenue, FatCap, Street Art Scenik,… ), des revues (Graffiti Arts), une base de données en ligne (Maquis-Art, qui recense les artistes et même les graffeurs les plus méconnus), une application, Urbacolors, avec carte de localisation, lieu de rencontre virtuel des « urbavores », et, bien entendu, d’innombrables pages sur le Wakebook. Certains artistes de Street Art signent leurs oeuvres, et sont membres de l’AGDP, la société qui gèrent le droit de suite des artistes plasticiens. D’autres sont plus modestes, mais pas nécessairement moins talentueux. Pas d’étiquette, pas de titre, pas de signature.

Butte aux cailles-128

Petit descriptif sommaire, partial et limitatif. Vous apprendrez vite à reconnaître les dessins de Miss.Tic, linéaires, graves, taquins, sexy, toujours accompagnés d’une petite déclaration de guerre amoureuse. Ceux de Jef Aerosol, sont comme des photographies en noir et blanc, sont souvent des portraits de musiciens, accompagnés d’un slogan venant à son heure, qui aurait affolé Montesquieu, « la musique adoucit les murs ». Seth peint des petits garçons qui décollent une papier mural ou un trottoir pour découvrir un arc en ciel ou des petites filles avec de larges parapluies multicolores ou qui peignent tranquillement sur les murs. Artiste animalier, Philippe Baudelocque a, comme moi, un faible pour les hippopotames, mais pas que pour eux. Mosko et associés (un collectif de deux artistes, car deux, c’est déjà un collectif) répandent depuis des années leur bestiaire dans les rues de Paris. Ils sont présent aux Buttes avec des girafes. Artiste-Ouvrier (dont le pseudo fait référence à un texte de William Morris sur la généralisation de la division du travail au 18ème siècle, qui entraîna la séparation des professions d’artistes et d’ouvriers) utilise des pochoirs subtils, les surfaces étant par la suite retravaillées, surlignées. Oeuvres délicates, colorées, souvent référentielles. J’aime beaucoup. Soldatin Connu (il paraît que c’est aussi un collectif de deux personnes) peint un soldat casqué, sans visage, dans une pose un peu résignée, et qui préfère les pinceaux aux armes. Quand son visage et son corps se remplissent d’un plan de l’Ile de France, avec Paris au beau milieu, cela fait un effet stupéfiant, le réseau routier est comme un réseau sanguin, avec des veines rouges qui se croisent sur la poitrine. Jana und JS (non plus un collectif, cette fois, mais un couple d’artistes), à partir de photographies, dessinent et peignent des personnages, dans des pastels délicats. Couples enlacés, jeunes femmes vues de dos, qui regardent par la fenêtre ou recroquevillées sur leur tendresse, couples enlacés. J’aime beaucoup cette pratique de dérivation de la photographie ; c’est aussi celle que je pratique pour écrire quelques uns de mes textes. Recréer le réel après l’avoir fixé. Pas vraiment neuf, Delacroix faisait déjà cela, mais chacun réécrit, redessine le réel photographié comme il le rêve. Zabou, une jeune bombeuse à présent plus active à Londres qu’à Paris, aime des personnages à grands contours contrastés, portant des masques à gaz, des foulards de manifestants, des parkas à cagoules ou encore des enfants gâtés qui font la moue. Selor imagine un tank pointant son canon vers le derrière d’un cheval de Lascaux. K.bal utile des éclats de mosaïque et des lettres de Scrabble pour rendre un hommage à Coluche et, si je vois bien, ajoute de temps à autre de petites coquineries aux oeuvres de ses collègues. Speedy Graphito se joue des logos et des marques pour nous vendre son sympathique diablotin. Ezk peint quant à lui, souvent en bas de murailles, de petits enfants africains, enveloppés dans une couverture, qui interpellent les grandes marques sur l’état du monde. Son « Dépôts de migrants strictement interdit », accompagné du drapeau européen étoilé, les douze étoiles de la Vierge !, est d’une actualité mordante.

Butte aux cailles-121

Je n’arrive par contre pas à identifier le décorateur d’une boîte à lettres qui revisite le thème des aéronefs métropolitains, cher à Albert Robida et à Fritz Lang. De même, je ne suis pas arrivé à identifier les auteurs de deux des oeuvres que j’ai préféré lors de cette exploration : l’homme-oiseau parapenteur qui descend allègrement le passage Barrault et la Lolita en coin de rue, qui offre son coeur avec pudeur. La peinture murale, dans ces deux cas, ne se contente pas d’utiliser le mur comme support : elle magnifie l’espace dans lequel elle s’inscrit.

Artiste non identifié. Oiseau parapenteur. Photo André Lange-Médart
Jober. Homme-oiseau parapenteur.
Photo André Lange-Médart

Malgré le précédent des bases de données citées, j’ai quelques scrupules à publier un album systématique de photographies d’oeuvres d’artistes urbains. Après tout, ces oeuvres sont protégées par le droit de la propriété littéraire et artistique, même si elles sont exposées dans l’espace public. Une juriste belge, passionnée de photographie et de street art, a bien posé la question sur son blog, dans un article « Photo et street art : un délicat équilibre ». Dans la plupart des cas, les artistes n’ayant pas l’autorisation du propriétaire du mur ne pourront porter plainte, suivant le vieux principe « Nul ne peut évoquer sa propre turpitude ». Mais allez savoir si un artiste a obtenu ou non l’autorisation de peindre sur un mur. On peut supposer qu’il l’a obtenue quand il s’agit des murs d’un café, d’un restaurant, sur un volet métallique. La question est délicate, mais probablement assez théorique, dès lors qu’il n’y a pas d’exploitation commerciale. Si un ou une artiste se fâche d’une de mes photos, je propose de régler le conflit à l’amiable dans un restaurant de la Butte (Le Temps des cerises, par exemple, Coopérative de production ouvrière) avant d’en passer par les tribunaux. Je me souviens d’un secrétaire général de l’ADGP qui me disait qu’en matière de doit d’auteur, tout conflit porté devant les tribunaux était une défaite de l’intelligence. Or je crois, fondamentalement, que les artistes urbains sont non seulement des gens intelligents, mais qu’à l’heure où le marché de l’art est de plus en plus dominé par la canaille, ils sont parmi les derniers représentants de la générosité.

Il faut flâner à la Butte aux Cailles, espace de liberté et de tendresse.

Voyez l’album photo ici.

Butte aux cailles-97

Paris, 17 août 2015.

P.S. Urbacolors me signale que l’auteur de l’homme-oiseau parapenteur s’appelle Jober. J’ai moi-même commencé à contribuer à la base Urbacolors avec une soixantaine de photographies. D’autres à venir (notamment à Vilnius et probablement Sarajevo, Buenos Aires, Montréal).

2 commentaires

  1. Bonjour,
    Merci pour le renvoi vers mon blog..
    Si je suis en effet de nationalité belge, le blog ne traite quant à lui que du droit français, puisque je suis établie au Barreau de Bayonne 😉 .
    Outre cet article que vous relayez aimablement, d’autres développements sont également contenus dans le livre « Droit à l’image et droit de faire des images ».
    http://blog.droit-et-photographie.com/publications/
    Cordialement,

    Joëlle Verbrugge

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    1. Merci de cette précision. Les Belges sont de grands cosmopolites, je suis bien placé pour le savoir ! Je vais lire votre livre avec intérêt, même si il ce que j’en sais déjà me donne des frissons. Photographe amateur, j’entends parfois des personnes que j’ai fixées dans la rue invoquer leur droit à l’image de manière un peu rapide. Il me semble que la jurisprudence Banier défend bien le droit à la liberté d’expression des photographes de rue.

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