
Les potes de la Rue de Candie
Photo André Lange-Médart
Ma montre danoise s’est arrêtée deux fois en deux jours. Même si je commence à vivre un peu en dehors du temps, j’ai besoin de savoir l’heure, ne serait-ce que pour arriver pile-poil aux projections de films. L’horloger de l’Avenue de la République est en vacances. Je ne vais quand même pas me pointer Place Vendôme pour une pile à changer ; je repère donc un autre, Rue diu Faubourg Saint-Antoine. Une occasion d’explorer cette rue mythique, dont je ne connaissais que l’entrée, côté Bastille. Il y a quelques semaines, Marcelline, ma plus ancienne amie parisienne, avait soupitré : « Le Faubourg Saint-Antoine est complètement détruit, banalisé ». Le Faubourg, qui fut célèbre pour ses ateliers de menuisiers et d’ébénistes, était un des foyers du petit peuple du Paris des Révolutions, en 1789, en 1830, en 1848. Il est devenu une rue marchande, avec les mêmes marques que partout ailleurs. Le petit peuple ne pose plus pour les photos Les cours et les passages ont été investis par les bureaux d’architecture, les sociétés de communication, les salons de coiffure à miroirs multiples. Dans la Cour des Shadoks, vous pouvez trouver des statues du Petit Prince de Saint-Ex ici. C’est bête à faire pleurer les petites filles. La gentrification, disent les sociologues.

Marchands de meuble, rue du Faubourg Saint-Antoine.
Photo André Lange-Médart
Soit. Mais la flânerie a du charme, néanmoins. J’explore systématiquement les ouvertures transversales, traque les collages de street art comme les vieilles enseignes. Durand & Madelain vs Moda. Il fait très chaud et des effluves sortent des parfurmeries Marionnaud, des magasins d’épice. Comme les Cités de la Rue Oberkampf, les cours sont joliment décorées de plantes vertes. Ici et là, cela sent encore la cire fraîche. Il reste, malgré tout, quelques magasins de meubles faits maison. Il y a plusieurs petites librairies populaires, où l’on peut acheter des livres de poche d’occasion, à un euro. Sur un étal, un stock de mémoires d’un habitant du quartier, dont le prix imprimé sur le dos de couverture est encore en francs. Plus on s’écarte de la Bastille plus on retrouve une vie populaire. Sur le trottoir, un vieux monsieur essaye de vendre une canne à pêche ; un autre compte méticuleusement ses quelques sous ; un autre encore traverse la rue, sous un large chapeau qui lui donne un air de vieil artiste. Un gamin pousse un vieux landau, qu’il va remplir après la fouille d’une poubelle. Il y a des beurettes et quelques grandes négresses, sous leur boubou bariolé. Il y a des affichettes Lachemoilaville, Toutes des Super Meufs, qui crient et protestent « Je ne suis pas ta gazelle » « Lâche moi. Pitié ou moquerie, pas besoin de ton avis ». Les meufs en on marre, et on les comprend.
Je ne suis pas le seul à photographier. Une camionnette Apple Maps noire, immatriculée en Allemagne, avec sa caméra giratoire progresse lentement et photographie systématiquement alentour. Tiens, Apple relève la concurrence de Google Maps. Dans quelques semaines, on pourra vérifier sur leur site si j’apparais, à hauteur du magasin Petit bateau, en 3D, caché derrière mon Canon.
Sur la droite, la rue Charles Baudelaire et son square forment une percée bourgeoise dans le Faubourg. Beaux immeubles début de siècle. De petites affichettes annoncent que la semaine prochaine le réalisateur chilien Pablo Larrain (dont j’avais aimé Santiago 73 post-mortem, terrible portrait, glauque, grinçant, d’un fonctionnaire de l’Institut médico-légal, chargé de l’autopsie du Président Pinochet) viendra tourner ici des scènes de son Neruda. Le poète aurait-il vécu ici, 32, rue Charles Baudelaire ? Ou est-ce pour un clin d’oeil fétichiste que le réalisateur a choisi cette rue, pour que deux poètes s’y retrouvent ? Baudelaire était un des poètes aimé de Neruda. Mais Neruda n’avait que faire des adresses et des numéros d’immeubles.
Adiós, otoño de París,
navío azul, mar amoroso,
adiós ríos, puentes, adiós
pan crepitante y fragante,
profundo y suave vino, adiós
y adiós, amigos que me amaron,
me voy cantando por los mares
y vuelvo a respirar raíces.
Mi dirección es vaga, vivo
en alta mar y en alta tierra;
mi ciudad es la geografía;
la calle se llama «Me Voy»,
el número «Para No Volver».
Après avoir photographié la plaque commémorant le député Jean-Baptise Alphonse Baudin, assassiné sur une barricade le 3 décembre 1851 pour s’être opposé au coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte, je prend sur la gauche, le Passage Saint-Bernard. Derrière un petite chaise abandonnée là, une belle affiche murale, un peu mystérieuse, une sorte de star hollywoodienne en toge romaine. Malgré mes brusqueries, le pigeon ne veut pas s’envoler et reste dans le champ.
Le passage Saint-Bernard m’amène rue de Candie, où est établi un imposant centre sportif. Terrain de handball au sous-sol, derrière des vitres salles et cours de tennis en surplomb, derrière un grillage. Alors que j’essaye en vain de fixer le mouvement d’une raquette, surgit un petit groupe de jeunes, vivaces. Entre douze et quatorze ans. Ils voient que je les ai captés, expriment leur mécontentement.
« C’est pour quoi, ça ? ». Pas de raison de chercher un affrontement. Je leurs réponds « Cela vous gêne ? Si vous voulez, j’efface ». Et je m’exécute. Ils se rapprochent. « Oui ! Et notre droit à l’image ? ». Moi, affirmatif, fort de la jurisprudence Banier, forçant un peu les nuances de la loi : « Mais vous savez, le droit à l’image, ça n’existe pas ! ». Le plus grand « Vous photographiez pour qui ? » Et le plus petit : « C’est pour montrer qu’on est la racaille ? ». C’est terrible ce mot de racaille qui les hante. La saillie de Sarkozy date de 2005, dix ans déjà. Ils étaient à peine nés. « Mais non, la racaille, c’est Sarkozy ». Ma réplique est ambigüe, ça les fait rire et détend l’atmosphère. Je leur dit « Je fais un blog sur les quartiers de Paris ». Je ne sais pas pourquoi, ils comprennent que je travaille pour la Mairie de Paris. « Ah, si c’est pour la Mairie de Paris, alors on est d’accord ». Acquiescement général, sauf un, qui fait deux pas en arrière, tourne le dos, moi pas. Ils commencent à se mouvoir pour prendre la pose, mais je tire plus vite, histoire de ne pas avoir une photo trop figée. Ils croisent les bras, prennent l’air grave. Deux autres photos. L’un d’eux : « On va se faire engueuler ! ». Rires. Je leur montre les dessins sur les murs, qui ne manquent pas de talent. « C’est vous qui faites ces jolis dessins ? ». Ils font la moue, se dispersent, je ne les intéresse plus. L’épisode est terminé. Ils s’éloignent, reprennent leurs conciliabules, penchés les uns vers les autres. Je photographie tranquillement les collages sur les murs. Ils font mine de me suivre quand je prends la rue de la Forge royale. Je les entends glousser un peu alors que je photographie une petite oeuvre murale de Miss Tic, avec le A des anarchistes en surimpression rouge, qui proclame « La passion dévore le temps L’amour le savoure ».
C’est dommage, les potes, tout cela s’est passé trop vite. J’aurais aimé parler un peu plus avec vous. Vous êtes la jeunesse de France. J’espère que vous trouverez un jour l’album des photos du Faubourg Saint-Antoine (il est ici), où vos sourires et vos regards intrigués font très belle figure. Bonne chance.
Paris, le 12 août 2015.
Jolie ballade, avec en plus le courage d’aborder les gens. J’habite à côté, il y a beaucoup de tournages dans le coin, je me demandais si la vitrine rue de Candie était une société de production, google m’a emmené me ballader sur votre page du tournage de Neruda, rue Baudelaire.
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