
Boulevard Ney
Photo André Lange-Médart
Nous abusons du terme « kafkaien » pour décrire ces situations embarrassantes dans lesquelles nous plongent les petites erreurs de la machine administrative. J’aime à raconter ce moment d’août 1990 où je me trouvai en quasi état d’arrestation à la frontière entre la Tchécoslovaquie et la Pologne parce que, quinze jours plus tôt, quelque part entre Nuremberg et Prague, un douanier avait tamponné mon passeport d’un visa qui datait de l’année de la Révolution de velours et que j’étais donc suspect d’avoir abusé de mon temps de séjour. Je fus sauvé par la facture de l’hôtel de Nuremberg, où j’avais regardé l’invasion du Koweit par l’armée irakienne, « La mère de toutes les batailles ». Elle attestait que j’étais un touriste légitime, droit dans ses papiers. Autres temps.
Hier, retour à la Préfecture de Paris, Boulevard du Maréchal Ney. On attend de l’administration française qu’elle soit moins kafkaïenne que celle du pays de Kafka. Et pourtant. Imaginez ce qui vous arrive lorsqu’on vous annonce que quelqu’un partage votre numéro de permis de conduire, que celui-ci pourrait bien être un faux et que dès lors vous ne pouvez obtenir un permis de conduire international, et que même, il vaudrait mieux que vous arrêtiez de conduire tant que cette aberration administrative n’est pas résolue. Un petit cauchemar du quotidien. Notez, il y a pire. Le Canard enchaîné rapportait récemment le cas d’une citoyenne âgée, que l’on venait d’informer qu’elle était administrativement décédée et qu’il lui appartenait donc de démontrer, administrativement s’entend, qu’elle était toujours en vie.
« Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre« . Ma génération a grandit avec ce slogan de Patrick McGohan, ritournelle de cette gentille allégorie de vulgarisation kakfkaïenne qu’était Le Prisonnier, Mais qu’il est bon, doux et aimable d’avoir un numéro bien à vous. Les fans de McGohan, j’en compte encore un parmi mes amis, feraient bien de réaliser qu’avoir un numéro, un bon numéro, est plus qu’une aliénation, c’est un privilège incommensurable de l’Européen administré. Il fallait voir, hier, sur le trottoir de la Préfecture, la tête dépitée de cet Africain, sortant du service des demandeurs d’asile : « Services informatiques en panne, encore aujourd’hui ». Cela devait se savoir. A la différence d’il y a quinze jours, il n’y avait pas de queue à la porte du service. Les experts de la Préfecture sont probablement en vacances.

Campements de roms, Boulevard Ney.
Photo André Lange-Médart
Ayant quitté la Préfecture, nous prenons le Boulevard Ney, vers l’Est. Les travaux de création du tramway du Boulevard des Maréchaux sont, ici, loin d’être terminés. Il y a déjà un air de banlieue oubliée. Nous croisons un homme et deux vielles gitanes. Sans doute vont-ils à la préfecture, avec le fol espoir d’obtenir un numéro. A la Porte des Poissonniers, nous passons un pont qui mène vers le 18ème et Montmartre. C’est Mina qui les remarque. « Tiens, les voilà ». Du pont, on voit, en contrebas, un campements de Roms, qui s’étend en longueur sur cent mètres, deux cent peut-être. Les baraques sont alignées au fond d’un passage en creux, enserré entre le boulevard et la rue Beillard (la parisienne, bien sûr, pas celle que connaissent les fonctionnaires européens). Le passage d’une ancienne ligne de chemin de fer désaffectée, que l’on aperçoit dans l’allée, entre les baraquements. Un espace mort pour la société française, un petit interstice concédé – pour combien de temps ? – à la malheureuse population des romanichels. Selon un article du Parisien, ils sont là depuis la mi-juillet. Des campements ont été démantelés il y a quelques semaines à Bobigny et à la porte d’Aubervilliers.
Je prends quatre photos, à travers les grillages du pont. La mère qui porte un enfant dans ses bras me repère, lance un cri de dépit vers une femme assise, en train de fumer, me montre du doigt. Photographier les Roms, n’est-ce pas reproduire le geste de ces peintres du 19ème siècle, qui avaient fait des bohémiens et des bohémiennes un motif pittoresque ? Non, il faut montrer qu’ils sont là, dans des conditions de vie misérables, et que ce n’est pas en les chassant d’un lieu tous les trois mois que l’on résoudra leur misère. L’image pour la dignité.
Nous remontons la rue des Poissonniers jusqu’à la rue Ordener (quelques photos ici) et nous nous arrêtons dans un petit traiteur chinois à cinq euros. Pendant que je termine ma Tsingtao, un jeune homme arrive, style beau gosse mal rasé, avec un chignon noué qui lui monte sur le crâne. Lunettes de soleil bling bling, trottinette métallique repliée sous le bras. A haute voix, vers la petite serveuse chinoise, qui, derrière son comptoir, n’en peut mais : « J’espère que votre boeuf n’est pas halal. Je déteste le boeuf halal, j’aime quand il y a du sang, moi ». Il se répète, à haute voix, pour que l’entende la cantonade. « J’espère que votre boeuf n’est pas halal. Je déteste le boeuf halal ». Il commande un poulet à la citronnelle, s’assied sous le miroir. J’aimerais le photographier, mais il se regarde dans le miroir, se dévisage, se demande si il est bien lui-même. A-t-il perdu son numéro ?
Grégoire Samsa, le héros de La métamorphose, devenu vermine, ne se regarde jamais dans un miroir.
Paris, 11 août 2015.