L’Espace Saint-Michel, ce cinéma miraculeux qui arrive à se maintenir face à la fontaine de l’Archange, profite du creux de l’été pour programmer, sous le titre « Regards sur les inédits du monde » des films primés dans des festivals moins connus que Cannes, Berlin ou Venise. Du point de vue commercial, le pari est risqué. Ce soir il y avait une dizaine de personnes pour un film kurde, Les chants de ma mère d’Erol Mintas, intéressant, mais un peu longuet, drame familial sur un instituteur kurde, venu vivre à Istambul avec sa vieille mère. Pour Un coin de paradis, de Miaoyan Zhang, nous étions deux, ma très chère et moi-même, comme à la maison. Et pourtant, Un coin de paradis est un des plus beaux films que j’aie eu l’occasion de voir ces derniers mois.
Tourné quelque part sur les rives du Fleuve jaune, dont la vallée magnifique est brisée par une autoroute en construction, une mère abandonne son fils, onze ans, et sa fille aux mains d’un vieux grand-père tyrannique. Les enfants gardent un troupeau de chèvres. Après l’arrivée d’une lettre qu’il ne sait pas lire, le gamin décide de partir à la recherche de sa mère. Longue errance qui lui fait découvrir le travail des enfants esclaves, les bandes de petits voleurs, les villages en ruine de la vieille campagne chinoise, les zones interlopes de recyclages de déchets, la brutalité d’une justice de rue et même une petite communauté de fumeurs d’opium, hiératiques avec leur pipe, résurgence inattendue et quasi fantasmatique de la Chine du XIXème siècle. Bref, une histoire à la Dickens. La noirceur du monde vue à travers le regard d’un enfant, comme dans Allemagne année zéro. A plusieurs moments, on veut d’ailleurs croire au suicide du gamin, tant sa détresse n’a rien à envier à celle du petit Edmund. Mais il fait preuve d’une résilience extraordinaire, se relève toujours et, au final, ouvre une porte vers l’avenir. Un univers impitoyable, décrit sans pathos, qui ferait presque passer les situations de la Chine contemporaines décrites par Jia Zhang Ke et de Zhao Liang comme idylliques.
Mais l’intérêt du film va bien au-delà d’une présentation naturaliste de la déshérence de la campagne chinoise, de ses misères et de ses brutalités. Il est magnifiquement filmé, avec des plans séquences mobiles, fluides et réservant bien des surprises. Malgré la lenteur du récit, l’attention est toujours tenue en éveil, surprise souvent. Des cadrages superbes, avec un objectif très large, quasi du cinémascope. Quelque chose qui rappelle les meilleurs films de Bela Tarr. Gros plans distendus sur les visages boursoufflés des fumeurs d’opium, sur les faces mauvaises des petits chefs de gang. Le tout filmé en noir et blanc, ces deux couleurs les plus magiques et mystérieuses, qui embellissent toute chose. La photographie est d’une grande élégance, qui, comme chez Pedro Costa, magnifie la misère, pour mieux signifier la dignité fondamentale du protagoniste principal, et qui sait saisir, ici et là, quelques moments de beauté humaine, chant d’enfant, complicité des gamins, bal populaire sur la place publique, feu d’artifice dans les collines.
Un grand et beau film, qui mériterait mieux que cette solitude estivale.
Paris, 9 août 2015.