A la librairie Brentano’s avec Valery Larbaud

 Librairie Brentano's (Paris, décembre 2009) Photo André Lange-Médart

Librairie Brentano’s (Paris, décembre 2009)
Photo André Lange-Médart

« J’aimais beaucoup la librairie Brentano ; même, de mes dix-huit ans à mes vingt-et-un ans, elle a été mon principal lieu de plaisir. J’aimais à m’y sentir dépaysé, à la façon de des Esseintes dans les bars et les brasseries anglaises de la rue d’Amsterdam. Du reste, nous éprouvions tous le besoin de nous dépayser ; nous affections de ne considérer Paris que comme une de nos capitales, et secrètement nous appliquions la phrase de Nietzsche : « Nous autres Européens. » Ce n’était pas pour rien que notre revue allait s’appeler : L’oeuvre d’art internationale ! Oh, les belles Américaines que je frôlais parfois – Excuse me – entre les corps de bibliothèque de chez Brentano ! Je rêvais, non seulement de me faire aimer d’elles, mais aussi de leur faire connaître la littérature française contemporaine, de leur traduire, en quel anglais et avec quel accent effroyable, tu vois ça d’ici, les moralités légendaires, ou même Maldoror. Mais elles étaient peu préparées pour cela, je crois ; peut-être même qu’elles ne connaissaient pas Whitman ! C’était probable, car en fait de poètes américains, c’était surtout Ella Wheeler Wilcox qu’elles achetaient. J’étais un des rares clients français de Brentano, je veux dire des clients assidus, qui venaient trois et quatre fois par semaine. Après avoir eu à mon égard une attitude très réservée, on finit par m’admettre, et par me laisser fouiller partout, même au sous-sol.

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A vrai dire, presque tout l’argent dont je disposais passait là ! Pour mieux comprendre Whitman et les quelques autres écrivains que j’avais « découverts », je me mis à étudier l’histoire des Etats-Unis, à lire même des monographies d’Etats. La Virginie, la Mère des Présidents. Un jour je m’emballais sur Bayard Raylor, mais la semaine suivante je lui préférais James Whitcomb Riley (les jolis petits volumes rouge et or de l’édition d’Indianapolis). Naturellement, je n’attendais qu’une occasion pour aller en pèlerinage au tombeau de Whitman et à Concord, Massachusetts. Mais dans la boutique du Brentano, j’étais déjà « là-bas ». Et en sortant sur le trottoir de l’avenue de l’Opéra, j’avais l’illusion de revenir de Boston ou de Chicago, et je sentais ce qu’il y a déjà de méridional dans le climat de Paris, dans sa lumière, dans l’aspect des rues. Surtout par ces matinées si ensoleillées d’arrière-automne, tu sais, quand les rues et les allées qui descendent du Trocadéro semblent dévaler vers la mer, et que, derrière les maisons du côté sud de la rue de Passy, se cache la terrasse du casino de Monte-Carlo. »

Valery LARBAUD, « Introduction aux Poèmes de Henry J.M. Levet », Maison des Amis des livres, Paris, 1921, cité in Valery Larbaud. Le vagabond sédentaire, Textes choisis et présentés par Béatrice Mousli, La Quinzaine littéraire – Louis Vuitton, Paris, 2003.

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J’ai déjà d’ici, à propos de la fermeture de La Hune, la tristesse et a nostalgie, la colère aussi, suscitées par la disparition des librairies. Ces sentiments sont encore plus forts à l’égard de librairies que je n’ai pas connues, mais que des auteurs aimés, et j’aime particulièrement Valery Larbaud, évoquent avec talent. Le 24 décembre 2009, j’ai pris quelques photos de la Brentano’s, avenue de l’Opéra, et qui avait fermé quelques mois plus tôt. Un théâtre avait collé sur la vitrine une affichette pour une « comédie financière 1, 2, 3 sardines. C’était triste à pleurer. Mina, plus angliciste que moi, y allait de temps à autre.

Je pensais aux lectrices américaines quand j’écrivis le petit texte sur Amants, Heureux amants pour le catalogue « Le livre de ma vie », jolie idée la librairie Kleber de Strasbourg. Je crois que si je devais écrire une thèse en histoire de la littérature, ce serait Whitman et la poésie européenne. Il les a tous marqués : Emile Verhaeren, André Gide, Fernando Pessoa, Cesare Pavese, Federico Garcia Lorca. Je ne suis pas allé à Chicago, mais, à Brooklyn, nous avons passé quelques jours dans le quartier de West Hills, à Brooklyn, où l’auteur de Leaves of Grass passa son enfance. Sur les murs des Walt Whitman Houses, un panneau indique qu’il est interdit de marcher sur la pelouse.

Si j’en crois ce que m’en dit la Grande Toile, la librairie est à nouveau ouverte, mais comme papeterie : « Cette librairie américaine propose des articles de papeterie raffinés et des objets de décoration shabby chic. » L’époque est sans pitié pour les poètes.

 Walt Whitman Houses, (Brooklyn, avril 2009) Photo André Lange-Médart

Walt Whitman Houses, (Brooklyn, avril 2009)
Photo André Lange-Médart

Paris, 9 août 2015.

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