
André Lange à la Berlinerfersehturm, 11 février 1995.
La photographie numérique, c’est une évidence, a changé notre rapport à l’image et, en particulier, à notre image. Nous ne photographions plus et nous ne nous faisons plus photographier de la même manière. Nous avons perdu l’habitude de feuilleter des albums de souvenirs, dont seules nos vieilles tantes connaissent encore les charmes. Ceux-ci s’affichent sur le même écran que celui par lequel transitent un nombre croissant de nos activités. The medium is the message. Et, en conséquence, le souvenir n’est plus qu’une information comme une autre, froide et lumineuse.
En mettant de l’ordre dans mes archives photographiques numériques, je retrouve ce portrait qui marque littéralement mon entrée dans l’univers de l’image numérique. Il est daté du 11 février 1995. Je me souviens parfaitement des conditions dans laquelle la photographie a été prise. J’effectuais ma première mission à Berlin, dans le contexte de la Berlinale. Mission solitaire et courte, moins de quarante-huit heures. La capitale allemande m’était parfaitement étrangère, un peu hostile, je dois le dire, sous la pluie neigeuse et avec ce double réseau de métro auquel je ne comprenais rien. Et, bien sûr, les fantômes de l’Histoire. Je devais plus tard dans la soirée, retrouver Anne-Françoise Perrin, devenue berlinoise, et son compagnon, dans un café de Mitte, un des quartiers de Berlin Est qui s’était mis en mouvement avec la chute du Mur. Dans ce café était proposé un cocktail Lumumba. Ces détails là ne s’inventent pas : la mère d’Anne Françoise, Maryse Hockers, avait été une proche collaboratrice de Lumumba, la femme blanche qui apparaît ans Une saison au Congo d’Aimé Césarire. Je ne sais ce qui scandalisa le plus Anne-Françoise, qu’on ait donné le nom de Lumumba à un cocktail ou que la serveuse ignorât qui il avait été.
Avant de rejoindre Mitte, je décidai de me rendre sur la Berliner Alexanderplatz, mythe littéraire et audiovisuel, destination évidente. Je n’avais pas encore lu le roman de Döblin, ni vu la série de Fassbinder, mais c’est le propre du mythe de créer un pouvoir d’attraction. A la fin des années 70, à l’Université de Liège, Jacques Dubois nous parlait de l’un et l’autre, mais, en ces temps là, l’histoire du cinéma et de la télévision se faisait avec des mots, mais le plus souvent sans images. Même le nom de Franz Biberkopf et le visage rondouillard de Günter Lamprecht m’étaient inconnus. Merci aux inventeurs du DVD, et aux éditeurs, qui ont mis fin à des décades d’oubli et d’ignorance.
Avec ses néons de snacks bars et de döner kebab, la Berliner Alexanderplatz de 1995 n’était évidemment plus celle des années 30. Simple changement d’aliénation, cependant. Le Cubix, ce multiplex qui m’est devenu familier par la suite, n’existait pas encore. Je découvris rapidement que la seule véritable attraction de la place, c’était la montée au sommet de la tour de télévision, la Berliner Fersnehturm. Les touristes populaires aiment y monter, et, pour cette stupide raison, les touristes stendhaliens s’en méfient. Ce soir de froidure, il n’y en avait ni de l’un ni de l’autre et c’est donc seul que je puis contempler les lumières de la ville, peu habile à reconnaître les quartiers, les avenues, les monuments. L’expérience vaut son prix.
Puis, ce fut la surprise. En pénétrant dans le couloir qui devait me conduire à l’ascenseur de descente, je me vis brusquement, affiché sur un écran, lequel, posé sur une table, était surveillé par une sorte d’étudiant un peu débraillé. Oui, c’était indiscutable, c’était moi, avec mon Borsalino (acheté chez Pamplemousse, à Montpellier, durant l’hiver 92-93), mes lunettes à monture bleue (Afflelou, Montpellier, 1989) et large (elles reviennent à la mode aujourd’hui, mais quelques années plus tard, un opticien strasbourgeois s’en moqua) et ma flamboyante barbe rousse. Le col relevé du manteau d’hiver, le front dans l’ombre, une sorte d’espion venu du froid me regardait d’un oeil oblique et malicieux. C’était moi, capté par un appareil numérique, directement connecté à un ordinateur et à son moniteur. L’effet techno-narcissique fut immédiat et j’achetai sans compter mes DM ce portrait étonnant, réalisé à l’arraché. Pas de fichier jpeg à l’époque, transférable sur une USB, pas encore devenue inséparable compagne de voyage, mais un tirage sur papier glacé. Je ne sais où il se trouve aujourd’hui, mais que j’eus la bonne idée de scanner, quatre ans, à quelle date précise, je ne sais : je n’ai pas conservé le fichier d’origine. Les 16836 octets furent utilisés, avec un sens de l’humour historique, sur l‘ours de mon site Histoire de la télévision, ce qui me permet aujourd’hui d’illustrer cette petite notule et de contribuer, je l’espère, à l’histoire de la photographie.
Belles lectrices et aimables lecteurs, je vous invite, pour la correcte appréhension de votre propre devenir iconique, à vérifier quand la photographie numérique est entrée dans votre vie quotidienne, quand elle a commencé à vous cerner, quand vous avez commencé à en effacer vos cernes.
En ce qui me concerne, mon second portrait numérique – le premier cependant à apparaître dans mon catalogue Lightroom dont l’ordre chronologique est basé sur les métadonnées des fichiers jpeg – a été pris par mon frère, sous les pins d’Entrecasteaux, avec un petit Nikkon E975, timidement réglé sur 100 ISO. Mina et moi, la tête penchée l’un vers l’autre, regardons avec un scepticisme évident ce petit appareil trop petit pour être honnête. L’heure de capture n’était pas encore incluse, en ce temps-là. Mais la date est belle : le 31 décembre 2000, soit le dernier jour du 20ème siècle.
Paris, 27 juillet 2015.
P.S. (14 août 2015). Je suis retourné à la Berliner Fernsehturm quinze ans plus tard, en février 2010. J’ai pris quelques photos de la ville dans la nuit, que l’on retrouvera ici, mais mon Camescope Sony HDD tient mal la distance.