Eaux sans repos à Karlovy Vary.

Catalogue et eau du 50ème Festival international de Karlovy Vary. Photo : André Lange-Médart
Catalogue et eau du 50ème Festival international de Karlovy Vary.
Photo : André Lange-Médart

De Karlovy Vary, où j’étais venu en coup de vent il y a une dizaine d’années, j’avais gardé un piètre souvenir. A une terrasse, le patron d’un café nous avait littéralement jetés lorsque nous avions osé protester de l’imposture que représentait une bouteille d’eau d’Evian servie pétillante de mille petites bulles. Nous voulions boire l’eau locale et non consommer au prix fort une marque française. J’aurais préféré garder un souvenir moins trivial et revenir à l’ancienne Karlsbad plutôt que dans une ville d’eau ainsi frelatée. C’est que la principale cité thermale d’Europe centrale a bien des attraits pour le fétichiste des belles figures du passé. La liste des personnalités du XIXème et de la première moitié du XXème siècle qui sont venus y prendre les eaux et le repos est impressionnante. Mais j’en encore cure du politiquement correct. L’annexion des Sudètes par le IIIème Reich est un épisode tragique de l’Histoire et il serait malvenu, par pure nostalgie, d’en revenir au nom allemand de la ville. Laissons ce nom à la petite cité de Californie avec laquelle Karlovy Vary est jumelée.

"Je suis redevable à cette source d'une existence vraiment différente" (Goethe) Photo André Lange-Médart
« Je suis redevable à cette source d’une existence vraiment différente » (Goethe)
Photo André Lange-Médart

Goethe venait régulièrement. « Ich bin dieser Quelle eine ganz andere Existenz schuldig » peut-on lire en lettres d’or. Il nous rappelle au moment historique opportun que, dans sa langue, « redevable » et « coupable » se disent d’un même mot. J’ai compté pas moins de trois hôtels qui se flattent de l’avoir reçu. Il y rencontra Beethoven, dit-on, mais les dates ne sont pas claires. Beethoven y nota sur un carnet un air pour cor de poste, délice des musicologues en mal de petites histoires et disponible dans un enregistrement de Jorge Parodi. Son immortelle bien-aimée, die unsterbliche Geliebte, s’y trouvait en septembre 1812, lorsqu’il écrivit sa fameuse lettre.  Le compositeur s’inquiète du jour de départ de la malle-poste qui pourra porter la lettre à la bien aimée, mais, après d’innombrables spéculations et théories des historiens, on ne sait pas qui elle était ni si elle l’a jamais lue, le document ayant été retrouvé dans les archives du compositeur. Qui sait, peut-être lui a-t-elle renvoyée ?  Un hôtel porte le nom du maître, mais il y a aussi un hôtel Amadeus et un hôtel Mozart, alors que je ne trouve aucune attestation de visite d’Amadeus ou de Mozart. Parmi les musiciens dont la présence est citée, il y eut Dvořák, qui a droit à un parc, mais aussi, par ordre alphabétique, Bach (Jean-Sébastien), Brahms, Chopin, Grieg, Liszt, Paganini, Wagner. Dans les rues, jazz et rock avec mauvaise sono.

La statue de Karl Marx à Karlovy Vary Photo André lange-Médart
La statue de Karl Marx à Karlovy Vary
Photo André lange-Médart

Karl Marx vint trois fois à Karlsbad, sous les injonctions de son médecin, le Dr. Gumpert et sponsorisé, comme à l’habitude, par Friedriech Engels. Il s’enregistrait dans les hôtels sous le nom de Herr Charles Marx, Privatier. Le mot Privatier n’apparaît pas dans le dictionnaire des frères Grimm. Il signifie probablement rentier, même si Google Translate propose allègrement corsaire, ce qui aurait dû plaire à l’auteur des Manuscrits de 1844. Marx y rencontrait des peintres, des écrivains, de vieux camarades exilés et des aristocrates. Sa fille Eleanor, dite « Tussy », qui l’accompagnait, s’y lia d’amitié avec la fille du Dr. Kugelmann, laquelle lui raconta comment l’ami de Marx, gynécologue, abusait verbalement et physiquement de sa mère et d’elle-même. Le grand journaliste révolutionnnaire Erwon Erwin Kisch, « der rasende Reporter« , a consacré un livre à ces cures marxiennes et Pavel Schnabel en a fait un documentaire, Karl Marx in Karlsbad dont on peut voir deux minutes vingt-huit secondes sur Youtube. Comme Beethoven et Dvořák, Marx a sa statue à Karlovy Vary. Hier après-midi, je suis allé la photographier pour marquer le moment historique : depuis deux jours, pour la première fois un Ministre des Finances d’un pays de l’Union européenne se définit comme marxiste. L’Histoire est une spirale. La statue a été installé face au Consulat de l’URSS en 1988, quelques mois avant la Révolution de velours. Le Consulat de l’URSS est devenu le Consulat de Russie et on se demande se que pense la statue du retour au pouvoir à Moscou des conservateurs grands russes, qu’il détestait par dessus, leur reprochant leur main-mise sur la Crimée.

Dans le quartier russe de Karlovy Vary. Photo André Lange-Médart
Dans le quartier russe de Karlovy Vary.
Photo André Lange-Médart

Des Russes, il y en a beaucoup ici. Karlovy Vary, comme la Côte d’Azur, est devenue une des places d’investissements et de repos des « nouveaux riches »de la Nouvelle Grande Russie. Du coup, Karlovy Vary détient certainement les records mondiaux du nombre de bijouteries par habitant et au kilomètre carré. Beaucoup de boutiques de souvenirs aussi, dit shopping centers, fausses porcelaines de Saxe, tableaux d’un naturalisme plat, lustres clinquants, magnums de Champagne, hortensias de papier. Et sur les hauteurs de la ville, massives villas avec, parfois, une vieille Rolls Royce bien en vue.

Façades à Karlovy Vary Photo André Lange-Médart
Façades à Karlovy Vary
Photo André Lange-Médart

Le style de la ville, cependant, est austro-hongrois. La famille impériale aimait y venir. Le 20 septembre 1819, Metternich et les dirigeants prussiens y formulèrent les fameux décrets liberticide imposant dans la Confédération germanique la censure comme les idées libérales dans la presse et l’Université. Cela suscita l’ironie de l’ami Stendhal : « Une collection de baïonnettes ou de guillotines ne peut pas plus arrêter une opinion qu’une collection de louis ne peut arrêter la goutte » (Lettre à Adolphe de Mareste, 21 décembre 1819).  La famille impériale venait en villégiature ici et les villes d’eau ont une incroyable propension à accueillir les avants-gardes de la réaction. Ne boudons pas notre plaisir, cependant. Le charme viennois de la ville réside dans les colonnades, les hôtels et les façades néo-classiques des résidences aux délicates couleurs pastel, aux cariatides poussiéreuses mais aussi, parfois, aux élégantes décorations Secession, comme celles de l’Hôtel Zawojski.

Façade de l'Hotel Carinthia (Karlovy Vary) Photo André Lange-Médart
Façade de l’Hotel Carinthia (Karlovy Vary)
Photo André Lange-Médart

Sigmund Freud, lui, descendait à l’Hôtel Carinthia, aux belles tonalités d’un rose pompéien, petits anges de marbre aux encoignures de fenêtres. Y rencontra-t-il Mustafa Kemal, Atatürk ? Il aurait pu discuter avec lui, le mettre en garde contre l’utilisation abusive de la figure des pères de la Nation, profiter du souvenir de Marx pour anticiper un peu sur Wilhelm Reich. Karlovy Vary est, avec Londres, la seule ville européenne qui célèbre à la fois Marx et Freud. Les deux villes les plus érotiques d’Europe. Enfin, si l’on veut.

hotel kvDurant le Festival international, la population sur les promenades des bords de la Replà, peut se classer en trois catégories de buveurs d’eau. Les festivaliers, petits groupes de jeunes étudiants, jolies femmes, producteurs âgés et un peu bedonnants, se reconnaissent au cordon orange de leur badge, à leur élégance aisée, sobre ou provocante. Ils bénéficient de bouteilles d’eau blanches célébrant la cinquantième édition du Festival. Les familles tchèques, qui profitent d’un long week-end, se reconnaissent à leurs bouteilles d’eau minérales vertes, achetées dans une des échoppes voisines. Ces familles sont en tenues décontractées, plutôt triviales, le cool à l’américaine est très populaire en Czech Republic. (Français, évitez « Tchéquie », dont Antonin Liehm souligna un jour la néologie absurde). Que pense la statue du Président Masaryk du T-shirt de cette maman qui proclame benoitement à ses pieds « I am Happy » ? Le bonheur, c’est donc aussi simple qu’un smiley ? Assoupi à sa table, le brave soldat Schveik, tel Fernando Pessoa au Chiado, en a marre d’être pris en photos avec d’épais commensaux qui ne savent probablement même pas qui il est. Comme à Cannes devant le Palais, le public des badauds qui ne peuvent accéder aux salles se masse autour des marches de l’horrible Thermal Hotel, le centre du Festival, en espérant voir Richard Gere, Harvey Keitel ou quelque star locale.

Tasses de porcelaine pour cure thermale à Karlovy Vary Photo André Lange-Médart
Tasses pour cure thermale à Karlovy Vary
Photo André Lange-Médart

Les curistes, enfin, se reconnaissent à leur petite tasse de pseudo-porcelaine, aux formes biscornues, qu’ils vont remplir aux fontaines, sous la colonnade, dans le parc, ou encore à l’extrémité de la galerie de bois, qui me rappelle le vieil hôpital civil de Manchester. Les mieux informés vont discrètement au pouhon qui est dans une petite salle, sur la droite de l’ancienne clinique, le Lazné III, devenue galerie de massages, salle de cinéma et lieu de réunion pour les événements professionnels. L’eau ferrugineuse est très chaude, se boit par petites gorgées, en marchant. Les curistes sont le plus souvent âgés, habillés de tenues ternes, le regard triste. Ils survivront au festival.

Une des fontaines thermales de Karlovy Vary Photo : André Lange-Médart
Une des fontaines thermales de Karlovy Vary
Photo : André Lange-Médart

L’invitation était tentante et je n’ai pas hésité. Europa Distribution, l’organisation qui regroupe les distributeurs spécialisés dans les films « art et essai », m’a proposé d’intervenir lors d’une conférence organisée dans le cadre du Festival. La conférence s’ouvre dans ce qui devait être la grande salle de danse de la clinique thermale. Impressionnantes décorations de marbre, baroque. Armes de la ville. Lion blanc couronné sur champ rouge avec trois fasces d’argent. C’est ma première sortie d’expert retiré et je m’en amuse en faisant remarquer d’emblée au public que Karlsbad était au 19ème siècle un lieu de relaxation pour les hommes très occupés et que j’y viens en homme reposé pour me remettre au travail. En homme libre aussi, dégagé de son devoir de réserve, et qui ne se prive pas de critiquer les propositions absurdes de la Commission européenne d’instaurer un marché unique du droit d’auteur, proposition, poussée par les grands opérateurs américains de l’Internet mais qui, selon les avis unanimes des professionnels, attachés à la territorialisation des droits, serait dommageable pour la diversité culturelle. Même proposition absurde que celle proposée en 1984 par la Commission européenne dans le Livre vert Télévisions sans frontière, et qui, finalement, s’ensabla dans l’opposition des professionnels. Les discussions entre les distributeurs, petites entreprises assez désarmées devant l’émergence des services de vidéo à la demande et la complexité croissante du marché numérique, sont intéressantes et je préfère les suivre plutôt que d’essayer de voir des films. Mis à part quelques extraits de films d’Europe de l’Est en compétition, je ne verrai finalement, dans ce qui devait aussi être l’immense salle de danse du Grandhotel Pupp, que Mountains May Depart de Jan Zhang Ke.  Film déjà vu à Cannes, mais dont je souhaitais éprouver à nouveau l’infinie tristesse. Ma première vision avait été politique, celle-ci me fait mieux percevoir la profonde mélancolie existentielle de mon réalisateur chinois préféré.

Le Grandhotel Pupp à Karlovy Vary Photo André Lange-Médart
Le Grandhotel Pupp à Karlovy Vary
Photo André Lange-Médart

Ma nostalgie, finalement, n’est pas pour le 19ème siècle lointain, mais pour les hommes du Printemps de Prague, que j’ai eu la chance de connaître. En 1977 ou 1978, j’avais interviewé à Bruxelles le Professeur Zdenek Mlynar, l’auteur de la Constitution tchécoslovaque de 1968 et Jiri Pelikan, qui fut le directeur de la radio-télévision et organisa courageusement des débats en direct après l’invasion des chars soviétiques, le 21 août 1968.  Par la suite, réfugié à Rome, il fut élu au Parlement européen sur la liste du Parti socialiste italien.

De droite à gauche : Michel Ciment, Antonin Liehm, Kiril Razlogov, André Lange (Moscou, janvier 1991).
De droite à gauche : Michel Ciment, Antonin Liehm, Kiril Razlogov, André Lange (Moscou, janvier 1991).

Puis j’eus la chance de rencontrer à plusieurs reprises Antonin Liehm, grand intellectuel tchèque. Critique cinématographique de la revue Literarni Noviny dans les années 60 et pendant le printemps de Prague,  il avait pris la défense de la Nouvelle vague tchèque (Jiri Menzel, Milos Forman, Jiri Kacer, Ivan Passer, Vera Chytilova). Grand traducteur et passeur d’oeuvres (il traduisit Aragon et Sartre en tchèque, il lança de Paris la revue Lettres internationales en plusieurs langues. Auteur avec son épouse d’un livre de référence sur les cinémas d’Europe de l’Est. Antonin Liehm nous fit l’amitié de préfacer le Guide de l’audiovisuel en Europe centrale et orientale dont j’assurai l’édition avec Anne-Marie Autissier, Tristan Mattelart, Kirill Razlogov et Kristian Feigelson. Je me souviens d’un débat avec lui, à Moscou, en janvier 1991, d’un bon vin de Flaugergues, produit dans une folie autour de Montpellier, partagé avec lui l’année suivante. Et je me souviens de l’avoir revu, un jour à Paris, dans une salle de l’Assemblée nationale, racontant un débat télévisé où il s’était battu, « dos au mur », contre les ultralibéraux du gouvernement de Vaclav Klaus, complètement fermés à toute idée de politique cinématographique publique. J’apprends aujourd’hui qu’il n’a pas perdu son sens de l’humour caustique et que, comme il l’explique dans une interview à Radio Prague, il a refusé de fêter l’an dernier son 90ème anniversaire.

Gardien protecteur de sponsors.  Photo André Lange-Médart.
Gardien protecteur de sponsors.
Photo André Lange-Médart.

Dans cette interview, à la question « Vous avez été aussi le spécialiste du cinéma. Suivez-vous le cinéma actuel en République tchèque ?« , il répond :  « Le moins possible parce qu’il n’y a rien à suivre. ». La réponse de Liehm peut paraître celle d’un vieux monsieur aigri, mais j’ai posé une question similaire à deux jeunes professionnels tchèques rencontrés à Karlovy Vary. Ils m’ont répondu de manière évasive. Aucun nom, aucun titre de film ne s’impose. Et la conversation glisse vite sur les gloires passées, Marketa Lazarova de František Vláčil, les premiers Milos Forman, Les petites marguerites de Věra Chytilová, la merveilleuse Alice de Jan Švankmajer,… Une nouvelle loi sur le cinéma a finalement été adoptée il y a deux ans et assure enfin un financement aux productions non commerciales, très dépendantes des chaînes de télévision. Arrivera-t-elle à rendre au cinéma tchèque ce qui fut sa force corrosive dans les années 60 ?

Photo : André Lange-Médart
Photo : André Lange-Médart

Il y a toujours des bouteilles d’Evian à Karlovy Vary. Elles sont sagement rangées sous les échoppes qui bordent les promenades. Mais elles restent pour moi comme le symbole un peu dérisoire d’un pays qui, une fois sa liberté conquise, s’est vendu aux grandes marques internationales. Je ne les citerai pas, quelques unes sponsorisent le Festival, qui, après tout, m’a aimablement invité. Un distributeur tchèque me cite, parmi les bonnes surprises des derniers mois, le succès des Nouveaux sauvages, cet horrible film argentin pétri de cynisme et de vulgarité. Est-ce de cela dont rêvaient ces hommes du Printemps de Prague, qui parlaient d’un socialisme à visage humain ? Je me réjouis de voir, devant les façades pastel, les affiches de Stop, le dernier Kim-Ki-Duk, ou de Mediterranea de Jonas Carpignano, mais j’aimerais voir, bientôt, dans les couloirs du métro parisien, les affiches de quelque nouveauté radicale venue de l’Est, porteuse d’une révolte contre cette société aliénée à la marchandise, à la monnaie et aux nouvelles idoles de l’entertainment industry. Où est la révolte, que l’on peut voir dans le jeune cinéma grec, portugais, colombien ou chinois ? La nostalgie de la culture hippie, illustrée par exemple par l’aimable road movie  Amerika de Jan Foukal, suffit-elle pour repositionner le cinéma tchèque sur la scène internationale ?

La statue du soldat Chveik.   Photo André Lange-Médart
Le brave soldat Chveik et ses admiratrices.
Photo André Lange-Médart

Ah oui, j’oubliais. Devant la statue de Marx, seul devant la forêt, il y avait un homme seul, désoeuvré, surveillant vaguement son chien, et qui a caché son visage fatigué lorsque je l’ai photographié. Et, tout au long de la promenade, je n’ai pas vu une seule librairie.

Camionette pop à Karlovy Vary Photo André Lange-Médart
Camionnette pop à Karlovy Vary
Photo André Lange-Médart

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