
Photo André Lange-Médart
Lorsque j’ai publié des photographies des feux de la Saint-Jean à Entrecasteaux, mon ami Maurice s’est inquiété. « J’espère qu’il ne brûlent pas les livres !« . Je me dois de le rassurer. Dans ce petit village, qui jadis vécu de la culture du mûrier et du ver à soie, puis s’est reconverti dans la production de vin, on aime les livres. Une médiathèque pour un village d’un millier d’habitants, et une bibliothèque itinérante (j’espère qu’elle existe toujours) qui faisait les délices de ma maman. Et j’y connais quelques lectrices avisées. Mais il y a surtout ici une figure tutélaire, inévitablement citée dans les récits historiques sur le village. Celle de Marie de Rabutin-Chantal, mieux connue sous le nom de Madame de Sévigné.

J’ai sous les yeux un exemplaire aimablement dédicacé par l’auteur, Jacques Seillé, d’Histoire d’Entrecasteaux et de Saint-Antonin, paru en 1986. Il écrit ceci « Quant à la venue de la marquise de Sévigné, si elle reste possible elle peut n’avoir eu lieu qu’en une ou deux occasions« . La note de fin de chapitre est plus alléchante : « Madame de Sévigné à Entrecasteaux ? Peut-être, Madame de Sévigné vint-elle effectivement, au moins une fois, à Entrecasteaux. M. Elie Leydier, qui a toujours soutenu cette possibilité, précise bien avoir lu une lettre où la Marquise écrivait à sa fille « qu’elle avait emprunté depuis Aix une route sauvage sauvage et il lui était resté l’image de deux montagnes fort élevées, avant d’atteindre le village ». Or la route d’Aix à Fréjus par Barjols passait en vue des Deux Bessillons et atteignait Entrecasteaux par le vieux chemin de Barjols, Riforan, Pont-Frac, Lorgues. C’est un détail difficile à inventer de toutes pièces. Par ailleurs, j’ai personnellement appris d’un de mes amis qu’il avait lui-même trouvé un paquet de lettres, soigneusement attaché, de Madame de Sévigné. Et cela alors que tout gamin, avec les garçons de son âge, il s’amusait dans le vieux château ouvert à tous vents. Sont-ce ces lettres qui mentionnaient la visite de la marquise ? Elles sont hélas à nouveau perdues. »
L’historien local a bien le droit de rêver un peu. Le château d’Entrecastaux, acheté en 1949 par la Mairie à son propriétaire du moment, semble bien avoir été en état de déshérence, jusqu’à ce qu’un peintre écossais, Lan Mac Garvie Munn le rachète en 1974. Mais de là à ce qu’un gamin soit habilité à reconnaître l’écriture de la Marquise…

Le Professeur Roger Duchêne, éditeur de la Correspondance de Madame de Sévigné dans La Pléiade.
La vérité est bien plus intéressante. Il suffit de la chercher dans l’index du troisième volume de la Correspondance de la Marquise, dans l’édition que Roger Duchêne en a donné pour La Pléiade. Cet index recense pas moins de vingt-cinq occurrences relatives à Entrecasteaux. Entrecasteaux a été un sujet régulier de préoccupation pour la Marquise et pour sa fille, Françoise Marguerite de Sévigné, comtesse de Grignan. Essayons d’être bref et léger dans les explications historiques. Sans prétentions scientifiques, mais par pur jeu de fétichisme pour une petite terre de France qui a quelque importance dans ma vie.
![Portrait de Françoise Marguerite de Sévigné, comtesse de Grignan, en buste, de 3/4 dirigé à droite dans une bordure ovale : [estampe] Source : BNF Gallica](https://alfarrabiste.files.wordpress.com/2015/07/c3d79-grignan.jpg?w=1140)
Source : BNF Gallica
Le 29 janvier 1669, Madame de Sévigné donne en mariage sa fille Françoise, « la plus jolie fille de France » selon son cousin Roger de Bussy-Rabutin, chantée par La Fontaine et que François de la Feuillade, maréchal de France, chercha en vain à faire devenir maîtresse du roi Louis XIV, à François Adhémar de Monteil de Grignan, duc de Termoli, comte de Grignan et de Campobasso, baron d’Entrecasteaux. En 1669, à 37 ans, il est déjà deux fois veuf, est quatorze ans plus âgé que la plus jolie fille de France et connaît de sérieuses difficultés financières. Saint-Simon le décrit ainsi : « C’était un grand homme, fort bien fait, laid, qui sentait fort ce qu’il était, fort honnête homme, fort poli, fort noble, en tout fort obligeant, et universellement estimé, aimé et respecté en Provence, où, à force de manger et de n’être point aidé, il se ruina« . En 1670 il devient Lieutenant-général de la Provence, fonction qu’il gardera jusqu’à sa mort en 1715. Comme son épouse le suit, elle se trouve séparée de son affectueuse maman, ce qui est à l’origine de plus de 1200 lettres considérées aujourd’hui comme un des chefs d’oeuvre de la littérature française.

Madame de Grignan par Pierre Mignard (1669).
Je ne vais pas reprendre ici toute l’histoire des relations entre la Marquise, sa fille et son gendre, et m’en tiendrai au seul épisode, après tout passionnant, de la vente des terres d’Entrecasteaux. Mais, pour la beauté de la chose, je citerai les textes en détail, avec tous leurs points-virgules.
Dès 1671 la maman Marquise se tracasse pour les affaires de son gendre et écrit à sa fille « Mais surtout essayer de vendre une terre ; il n’y a point d’autre ressource pour vous« . (I, 213). Le problème, nous explique Roger Duchêne, est que les terres dont le comte avait héritées de la maison de Castellane ne lui avaient été léguées qu’avec substitution pour ses enfants, c’est à dire à condition de les leur transmettre ; il les possédait donc comme un usufruitier plutôt que comme un propriétaire. Elles étaient donc difficiles à vendre.

La Marquise ne doit pas aimer beaucoup cette terre. En novembre 1673, alors que son mari est occupé à reprendre Orange aux Nassau, Madame de Grignan projette un voyage en Provence. Sa mère lui écrit : « Vous serez bien effrayée d’être longtemps à Aix. Si vous allez à Entrecasteaux, je me représente ce château fort affreux » (II, 162). L’éditeur commente : « Mme de Grignan n’ira pas à Aix (…). Le château, sorte de vaste gentilhommière sans fortification ni originalité, subsiste encore« . Et on voudrait utiliser la littérature, comme le cinéma, à des fins de promotion touristique !
Trois ans plus tard, les terres ne sont toujours pas vendues. Le 8 avril 1676, la Marquise s’enquiert auprès de sa fille : « Nous avons fort envie de savoir comment se sera trouvé votre marché d’Entrecasteaux; nous ne comprenons rien au (denier) cinq« . (II, 262). Ici, la note de l’éditeur nous est bien utile pour comprendre le jargon immobilier de l’époque : calculer le prix au denier cinq, « c’est en considérer les revenus (de 7 à 10 000 livres) comme les 5 % de sa valeur (255 700 livres en 1714), ce que Mme de Sévigné est habituée à appeler le denier 20« . Quelques jours plus tard, Madame de Grignan semble s’affairer à la vente et sa mère vient aux nouvelles: « Je vois toujours avec chagrin toutes vos dépenses ; les voyages de Marseille et Toulon sont du nombre. Je voudrais que vous eussiez déjà conclu le marché de votre terre, puisque cela vous est bon » (II, 270).
Pour augmenter la valeur de la terre d’Entrecasteaux, une manoeuvre nobilaire s’est mise en place : ériger la baronnie en marquisat. La chose semble acquise en avril 1676. Le 1er mai de cette année, alors que le Roi mène bataille contre le Prince d’Orange dans le nord et que le procès de la Brinvilliers défraye la chronique, la Marquise, de Paris, écrit à sa fille « Nous attendons vos lettres de marquisat et votre blanc-signé pour toucher votre pension« . (II, 281). L’affaire se traite en haut lieu. Le 17 mai : « Le bel abbé vous aura mandé comme le Chevalier a obtenu de Sa Majesté, sans nulle peine, les lods et ventes d’Entrecasteaux pour M. de Grignan« . (II, 292). Et Roger Duchêne nous éclaire à nouveau : « Les lods et ventes étaient les droits de mutation dus au seigneur dominant chaque fois qu’il y avait changement dans la propriété ou la nature d’un fief. Entrecasteaux était sous la directe du Roi, qui accorda son érection en marquisat gratuitement« .
Mais les choses tournent mal. Le 28 mai 1876, à Vichy, Madame découvre les vertus rafraîchissantes du bouillon de poulet et demande d’explications : « Mandez-moi d’où vient que le marché de votre terre s’est rompu » (II, 306). Un accroc s’est produit avec les lettres de marquisat et il faut mobiliser l’abbé de Grignan, le futur évêque d’Evreux, « le plus bel abbé de France » selon l’épistolaire, qui est un adjuvant régulier dans les affaires de la famille : « Il a interrompu ma lettre, ce bel abbé, et il m’a promis de faire si bien que je ne puis douter que nous n’ayons notre pension. Ecrivez-lui un mot sur ce sujet, afin de l’animer à faire des merveilles. Il fera raccommoder nos lettres de marquisat de la manière que je vous l’ai dit« . (7 août 1876 ; II, 363).
Le 11 août, la mère a obtenu des explications pour sa fille auprès d’Hacqueville, son conseiller en affaires : « J’ai causé avec d’Hacqueville pour ces lettres de marquisat. Il dit que jamais on ne les a données comme vous les demandez, c’est-à-dire pour vous et ayants cause; cela ne se peut demander au Roi, quoique d’ailleurs il fût très bon de lui faire voir comme les dépenses continuelles que vous faites pour son service vous réduisent à vendre vos terres. Il m’a promis d’en parler encore à M. de Pomponne et de discourir à fond sur vos besoins, et vous en écrira. Il vous enverra aussi l’affaire de ces lods et ventes que Parère me promit hier positivement » (II, 365). Et utiles explication, à nouveau, de l’éditeur : « Même en Provence, pays de taille réelle, la qualité de la terre ne pouvait passer à l’acquéreur roturier« . On commence à comprendre ce qui se joue : la vente d’un titre de noblesse gonflé pour mieux vendre une terre à un bourgeois. L’affaire est si délicate qu’il faut mobiliser le Ministre des Affaires étrangères (Simon Arnauld de Pomponne) et son commis en charge des affaires de Provence (Parère).

Simon Arnault, Marquis de Pomponne, Ministre des Affaires étrangères.
Bonne nouvelle le lendemain, cependant : « M. d’Hacqueville a fort causé avec M. de Pomponne. Il n’y a rien à faire pour votre marquisat qu’à le vendre avec ce titre, qui rend toujours une terre plus considérable, et après, celui qui l’a achetée obtient aisément des lettres de chancellerie, qui le font marquis de Mascarille. Leduc vous enverra aussi l’expédition de vos lods et ventes ». (II,367). Dans Les Précieuses ridicules, le marquis de Mascarille est un pseudo-aristocrate, en réalité valet de La Grange. Molière jouait lui-même le rôle. Le cynisme de la vraie Marquise dans ses manoeuvres nobilaires à finalités immobilières ne dédaigne pas le farcesque.
Cependant rien n’est acquis : dans sa lettre du 28 août 1676, la Marquise manifeste une certaine irritation contre le commis du Ministre : « J’ai écrit à d’Hacqueville pour ce que je voulais savoir de M. de Pomponne, et encore pour une vingtième sollicitation à ce petit bredouilleur de Parère. Je suis assurée qu’il vous écrira toutes les mêmes réponses qu’il me doit faire (…). » (II, 382). Quelques jours plus tard, la Marquise a rencontré d’Hacqueville : « Parère a promis cette expédition de ventes; s’il est si long, ce n’est pas faute d’être pressé » (2 septembre 1676, II, 384). Deux jours plus tard, elle reçoit un billet de d’Hacqueville et informe sa fille : « Je reçois un billet de d’Hacqueville, qui me croit à Livry. Il veut que j’aille à Vichy, mais je craindrais de me trop échauffer. Je n’en ai nul besoin, je m’en vais guérir paisiblement mes mains pendant ces vendanges. Je reçois ces marques de son amitié avec plaisir, mais je ne veux point lui obéir. J’ai des auteurs graves de mon parti, et ce qui vaut mieux que tout, c’est que je me porte bien. Il vous envoie l’expédition de Parère et des assurances de Rambouillet que vous trouverez à ses associés toutes sortes d’intentions d’accommodement« . (4 septembre 1676, II, 389).
Fin septembre, l’expédition n’a pas encore eu lieu : « D’Hacqueville vint peu après, à qui M. de Pomponne conta ce qu’il m’avait promis ; je l’en ferai encore souvenir. Parère m’a promis une très prompte expédition. D’Hacqueville, si je ne suis plus ici, aura soin de tout. Et enfin, votre affaire sera faite avant l’ouverture de l’Assemblée. J’aurai soin aussi de returer de Parère nos lettres de marquisat. Voilà un grand détail« . Et dans la même lettre, après des considérations sur les amours du Roi et de Madame Montespan, « La pensée me vient de ne m’en point retourner que je n’aie fait partir vendredi votre règlement, remercié samedi M. de Pomponne, et retiré, si je puis, vos lettres de marquisat. M. d’Hacqueville prendrait toutes ces peines, mais j’aime à l’en soulager« . (30 septembre 1676, II, 410 et 412).
Enfin, nouvelle bonne nouvelle, le 21 octobre : « Vous avez fait tort à Parère; il a très bien agi dans toutes vos dernières affaires. Vos lettres de marquis sont signées, mais le sceau est une étrange affaire. Nous pourrons les faire passer gratis; c’est un opéra !« . « C’est un opéra », je suppose qu’il faut comprendre, comme le suggère l’éditeur, qu’il faut comprendre, comme le suggère l’éditeur, « une affaire longue et difficile ». Comme l’Atys de Quinault et Lully , que Madame a vu et aimé quelques mois plus tôt, mais auquel elle préférait Alceste. Le pauvre Parère semble avoir marqué le coup de s’être faut rappeler à l’ordre. Deux jours plus tard, 23 octobre : « On dit que Parère a eu une manière d’apoplexie. Où en serions-nous si nous n’avions notre règlement tel qu’il est ? » (II, 433).

par Hyacinthe Rigaud
Mais l’affaire n’est pas encore close. Les lettres qui doivent être transmises à l’Archevêque d’Arles se sont perdues. Le 14 juillet 1677, Madame en informe sa fille : « Ce bel abbé dit qu’il a envoyé, il y a plus de six semaines, vos lettres de marquisat à Monsieur l’Archevêque à Arles; il doit les avoir reçues. Mandez-le-moi, ma bonne; cette perte ne serait pas agréable. » (II, 486). Il semble que le « bel abbé » a quelques responsabilité dans l’affaire. Le 22 décembre, de Paris, Madame de Grignan écrit à son mari : « Je compte votre assemblée finie et vous à Aix. Je croyais vous y envoyer des lettres de marquisat, mais la malédiction est dessus ; il faut les recommencer, les faire resceller, enfin c’est une affaire d’un mois, et comme vous serez ici en ce temps-là, et qu’à votre retour de Provence, elles seraient encore surannées, tout est demeuré là : je n’ai pas voulu qu’on demandât rien ; ainsi la vente d’Entrecasteaux est retardée. Nos affaires embarrassées le sont par la négligence de l’abbé de Grignan; sa paresse est jolie dans le commerce, comme vous voyez ; je vous assure qu’elle est pernicieuse et qu’elle représente parfaitement l’indifférence pour les intérêts de ses amis« .
Ce ne fut pas affaire d’un mois mais d’un an. Selon le Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France, l’enregistrement du marquisat à Aix n’aura lieu que le 7 décembre 1678. Monsieur de Grignan doit en considérer la gestion et, le 29 mars 1680, vient sur place pour passer un accord avec la communauté d’Entrecasteaux, obtenant le droit de défricher des terres incultes pendant six ans à charge pour lui de les remettre ensuite aux habitants. (Difficile de savoir si cela inclut nos terres familiales, au Clos de Figon, aux Ferrages de la Ribière, à l’Adret de Sainte-Anne). Selon Duchêne (II, 1508 et 1530), il céda ce droit moyennant 2000 livres annuelles pendant les six ans. En parallèle, M. Grignan obtient des prêts hypothécaires auprès de Le Blanc, trésorier des Etats de Provence.
La lettre que la Marquise envoie le 5 avril 1680 à sa fille, qui ne lui écrit plus beaucoup (« Ma bonne, c’est une ignorance insupportable, et je n’interprète jamais bien ce silence« ), est assez aigre : « Vous avez encore le plaisir d’avoir mieux jugé que personne de la terre d’Entrecasteaux; vous étiez opposée à cette vente, et vous trouvez qu’il est bien mieux de la garder. Vous devriez nous faire mander par Anfossy ce que vous avez fait pour augmenter votre revenu. Il est vrai qu’il faut remercier M. de Grignan d’avoir pris la peine de faire des pas utiles pour ses affaires« . (II, 893). D’après Jacques Seillé, M. de Grignan s’entendait plutôt bien avec la communauté des villageois. En 1666 il avait reçu en quelques occasions des poulets et des dindes, puis 30 écus et du gibier en 1679. Sa belle-mère aussi est affectueuse avec lui, dans cette lettre à Madame de Grignan du 5 avril 1680 : « Je vous prie que j’embrasse M. de Grignan et que je le remercie du voyage d’Entrecasteaux, que je le prie aussi de m’écrire un mot de vous et que je lui dise qu’il écrit divinement bien« . Je suppose que le « voyage d’Entrecasteaux » signifie une lettre narrant le voyage du désormais marquis dans ses terres des bords de Bresque. Madame de Grignan n’en était pas, de ce voyage, visiblement pour répondre aux réticences de sa mère, qui lui écrivait, le 12 avril : « Je conjure M. de Grignan de continuer ses soins; vous m’assurez si fort qu’il ne manque à rien que je me repens de l’avoir grondé, et je me repentirais même si je vous avais empêchée d’aller à Entrecasteaux, s’il est vrai que vous eussiez gagné deux cents pistoles à ce voyage; il ne vous aurait peut-être pas fait plus de mal que celui de Marseille, et vous auriez trouver à placer cet argent fort agréablement« . (II, 900-901). Le 12 mai, elle se réjouit à nouveau du succès de son gendre : « Vous êtes bien heureux d’avoir donné de si bons ordres à Entrecasteaux et de voir augmenter cette terre. » (II, 929).
Les allusions à Entrecasteaux deviennent moins claires dans les semaines suivantes. Le 25 mai 1680, de Nantes, la Marquise écrit à sa fille : « Votre bon Entrecasteaux vous fera le même effet que si vous étiez présentement à la fin de décembre. Mon Dieu, quel cruel mécompte et que j’aimerais quelque partie casuelle qui réformât ce calendrier » (II, 947). Roger Duchêne interprète cela comme une mauvaise perception, par la Marquise, des dépenses que sa fille aurait faites à Aix et des dettes contractées par son gendre pour couvrir les frais de défrichement des terres d’Entrecasteaux. Les rapports avec la communauté villageoise ne sont peut-être pas aussi aisés que le rapporte Jacques Seillé, et l’on perçoit à travers les lettres de la Marquise quelques inquiétudes sur la capacité de son gendre à se faire respecter dans le village. La lettre du 9 juin indique clairement que l’autorité du seigneur devait être rétablie : « Je voudrais qu’on vous eût apporté bien de l’argent de cette terre où l’on avait déjà oublié M. de Grignan et repris l’indépendance« . (II, 965). Et celle du 21 juillet de la même année évoque un calme interrompu : « C’était une petite consolation que le bon ordre que vous aviez donné à Entrecasteaux, et l’on vous y trouble ! Mandez-moi si cela ne se rétablira point. C’est une chose étrange à penser, ma bonne, que celle de vos affaires; il faut autant de courage que vous en avez pour la soutenir. Pour moi, je m’en accommode très mal, et quand vous voulez m’épargner le chagrin d’en parler avec vous, vous ne m’ôtez pas, ma bonne, la douleur de les connaître » (II, 1021). Enfin, le 25 août 1680 : « Le bon Abbé est entièrement à vous. Il est en colère, comme moi, contre vos gens d’Entrecasteaux » (II, 1057).
C’est le coup de grâce ! Il n’est pas possible de démêler exactement ce qui s’est passé. Pendant les seize années qui lui restent à vivre, et à écrire, la Marquise ne reviendra plus sur le sujet. Agacement du gendre, de la fille, on ne sait. La Marquise n’évoque même pas le dessin des jardins du château d’Entrecasteaux par André Le Nôtre, qu’elle apprécie. Je n’ai d’ailleurs pu trouver de trace précise pour cette commande du Comte de Grignan, dont les habitants du village bénéficient toujours aujourd’hui.
Les rapports du Comte de Grignan et de son épouse avec le village à la fin du siècle sont peu documentés. Jacques Seillié mentionne qu’en 1690, la communauté d’Entrecasteaux aide le Comte de Grignan à subvenir aux frais de guerre de la Ligue d’Augsbourg dans laquelle Louis XIV a engagé le Royaume.
La communauté d’Entrecasteaux ne paraît pas honorer ses engagements. Les archives de la famille Grignan conservent un billet adressé le 24 avril 1694 par Madame de Grignan à Monsieur Boyer, lieutenant de juge d’Entrecasteaux, à Entrecasteaux, par Brignoles. Provence » :
La Marquise de Sévigné meurt le 17 avril 1696 et sa fille Françoise le 13 août 1705. Elle n’a pas supporté l’annonce de la mort de son unique fils, Louis-Provence, le 10 octobre 1704, emporté pat la petite vérole à Thionville, au lendemain de la bataille d’Hochstaedt. Saint-Simon, qui était un ami, évoque cette mort dans ses Mémoires : « Je perdis un ami avec qui j’avois été élevé, et qui étoit un très galand homme et qui promettoit fort : c’étoit le fils unique du comte de Grignan et de cette Mme de Grignan si adorées dans les Lettres de sa mère, dont cette éternelle répétition est tout le défaut. Le comte de Grignan, chevalier de l’Ordre en 1688, s’étoit ruiné à commander en Provence, dont il étoit seul lieutenant général. Ils marièrent donc leur fils à la fille d’un fermier général fort riche (Arnaud de Saint Amans, n.d.l.e.). Mme de Grignan, en le présentant au monde, en faisoiy ses excuses, et, avec ses minauderies en radoucissant ses petits yeux, disoit qu’il falloit bien de temps en temps du fumier sur les meilleures terres. Elle se savoit un gré infini de ce bon mot, qu’avec raison chacun trouva impertinent, quand on a fait un mariage, et le dire entre bas et haut devant sa belle-fille. Saint-Amans, son père, qui se prêtoit à tout pour leurs dettes, l’apprit enfin, et s’en trouva si offensé, qu’il ferma le robinet. Sa pauvre fille n’en fut pas mieux traitée; mais cela ne dura pas longtemps: son mari, qui s’était fort distingué à la bataille d’Hochstedt, mourut au commencement d’octobre, à Thionville; on dit que ce fut de la petite vérole. Il avoit un régiment, étoit brigadier, et sur le point d’avancer. »
Françoise Duchêne raconte dans son livre Françoise de Grignan ou le mal d’amour (Fayard, 1985) le drame que constitue la perte de cet héritier, et l’obligation dans laquelle les Grignan se retrouvent de rembourser la dot de la jeune veuve, Anne Marguerite de Saint-Amans.
La Comtesse de Grigan meurt moins d’un an après son fils, et Saint-Simon l’achève ainsi : « Mme de Grignan, beauté vieille et précieuse dont j’ai suffisamment parlé, mourut à Marseille bien peu après, et, quoi qu’en ait dit Mme de Sévigné dans ses lettres, fut peu regrettée de son mari, de sa famille et des Provencaux« .
Le Comte de Grignan se retrouve à nouveau seul et on le surnomme désormais « le vieux Grignan ». En 1707, dans le cadre de la Guerre de succession d’Espagne, il se distingue en prenant la tête de la résistance à l’armée de 40 000 hommes de la grande coalition entre l’Angleterre, la Hollande et la Savoie, qui, venant de Nice, a traversé le 10 juillet 1707 le fleuve Var et avance sur Toulon par Draguignan et Fréjus. Selon Jacques Seillé, le Comte de Grignan mobilise le peu d’hommes disponibles et envoie sa vaiselle d’argent à la fonte de la Monnaie, suivi par les nobles et riches de Provence. La flotte anglo-hollandaise n’arrive pas à prendre Toulon et bat en retraite le 27 août.
La vente d’Entrecasteaux est une des dernières préoccupations du vieux comte. On trouve dans les Mémoires de M. de Villars, une lettre, non datée, mais probablement de 1712, qui lui est adressée par un certain Lebret, qui le conseille en acquisitions de terre.
La vente du marquisat d’Entrecasteaux ne se fera que le 2 juillet 1714, alors que le Comte de Grignan a 82 ans (il mourra le 30 décembre de cette année), que la Marquise de Sévigné est morte depuis près de vingt ans et que sa fille est elle partie dans un autre monde depuis près de dix ans.
L’acquéreur du marquisat d’Entrecasteaux est le financier Raymond Bruny, qui a également acquis en 1713 la charge de Trésorier général de France. Dans un article « Argent et famille au XVIIème siècle. Madame de Sévigné et les Grignans », Roger Duchêne a reconstitué la valeur des terres d’Entrecasteaux en 1713 :
Les 208 000 livres devaient servir au remboursement de la dot de A.M. de Saint-Amans, la malheureuse épouse de Louis-Provence. Douze ans après la transaction, Raymond Bruny n’aura pas encore honoré son engagement sur le remboursement de cette dot, ce qui amène la Marquise de Grignan a lui écrire une lettre de réclamation, le 28 mai 1725, récemment passée sur un site de vente. Saint-Simon évoque la triste figure de l’épouse de son ami : « Sa veuve, qui n’eut point d’enfants, étoit une sainte, mais la plus triste et la plus silencieuse que je vis jamais. Elle s’enferma dans sa maison, où elle passa le reste de sa vie, peut-être une vingtaine d’années, sans en sortir que pour aller à l’église, et sans voir qui que ce fût« .
Nous laisserons ici cette sombre histoire. Les épisodes suivants relèvent d’un autre siècle. Qui sait si Raymond Bruny honora jamais sa dette ? Il sera le père de l’Amiral Antoine d’Entrecasteaux, célèbre pour sa mort dans les eaux de Java, lors son voyage dans les mers australes à la recherche de La Pérouse, dont les exploits sont largement documentés (voir, en particulier la solide biographie D’Entrecasteaux. Rien que la mer. Un peu de gloire, publiée par l’Amiral Maurice Dupont (Editions maritimes, 1983). Raymond Bruny sera également le grand-père de Jean-Baptiste Bruny, Marquis d’Entrecasteaux, Président à mortier du Parlement de Provence, qui assassinera sa femme à Aix à la Pentecôte 1784, histoire délicate que je rapportai ici il y a quelques jours.
Pourquoi, chers lecteurs et lectrices, vous conter tout ceci ? Peut-être parce que je suis moi-même confronté à cet épineux problème qui consiste à vendre des terres à Entrecasteaux. Je puis vous le confirmer : « C’est un opéra ! ».

Les Ferrages de la Ribière, Entrecasteaux (août 2008).
Photo : André Lange-Médart.