
Jeudi 25. Je m’échappe d’Entrecasteaux pour Nice. Il ne s’agit pas cette fois de suivre Stendhal. Nice a pourtant compté un peu plus pour lui que Draguignan. Le 5 mars 1817, il écrit à son éditeur, Pierre Didot, pour lui demander de faire connaître sa qualité d’auteur de l’Histoire de la peinture en Italie « le moins qu’il sera possible« . Il lui suggère de mettre en tête de l’ouvrage « Par M. Jules-Onuphre Lani (de Nice) imprimé à Edimbourg. » Il y passe avec bonheur, le 14 novembre 1830, en route pour Trieste : « Le 14, arrivé à 4 heures à Nice; vif mouvement d’happiness au Var et à Nice. » Il a des amis, là-bas, des consuls, comme lui. Pour Stendhal, Nice, c’est le début de la route de la chère Italie, comme il l’écrit à Domenico Fiore, le 20 janvier 1833 : « Une fois à Nice, on prend un vetturino, pour la délicieuse route de la Corniche; c’est voyager sur la tablette de votre cheminée; la mer est le parquet, la glace est la crête de l’Apennin. (…)« . En 1835, une fois consul à Civita Vecchia, Nice et Villefranche l’inquiètent, car elles sont touchées par le choléra et il se doit de faire interdire l’entrée au port des vaisseaux venant de France.
Mais ce n’est pas pour Stendhal que j’ai traversé l’Esterel et les embouteillages causés, jusque sur le pont du Var, par la grève des chauffeurs de taxis. J’aurais dû photographier, aux abords de l’aéroport, les visages effarés des voyageurs attendant en vain un vetturino.
A Nice, je viens voir Jacqueline L., et son mari, Robert A. Rencontrée en juillet 1971, alors que nous investiguions dans les fermes forteresses du Brabant wallon, Jacqueline est la plus ancienne de mes correspondantes, ma première Ferne Geliebte, si vous voulez. Emois d’adolescents, échange de lectures, Jean-Christophe, Les Thibault, premiers dépits. La distance nous a vite séparés, elle aux Amériques, moi dans mes tourments idéologiques. Mais il y a quelques années, Internet, ce grand choryphée, nous a permis de nous retrouver, belle amitié intacte par-delà les décennies.

Nous partons en promenade. Entre Nice et Villefranche, Jacqueline et Rob me montrent ce que l’on peut voir du Palais Maeterlinck, à vrai dire pas grand chose. Un milliardaire tchèque a racheté il y a trois ans ce qui restait d’Orlamonde, la villa de l’auteur de Pelléas et Mélisande et en a fait une résidence pour ses semblables. On ne voit que les arceaux de la piscine et la plaque commémorative de l’endroit où sont déposées les cendres du poète et de son épouse.
Puis nous allons pique-niquer dans le jardin de la citadelle de Villefranche, qui surplombe une grande mer plus bleue que son mythe. Endroit délicieux. Végétation luxuriante, palmiers, bougainvilliers, lavande en bouquets. Portrait de Jean Cocteau, qui chérissait cet endroit. Une vielle souche d’olivier nous sert de table. Les sièges portent le nom du Maire qui les a offerts. Calme absolu. Nous nous racontons nos petits morceaux de vie, nos souvenirs. Jacqueline et Robert, qui s’y connaît en la matière, essayent de me convaincre de reprendre mes études de piano, abandonnées bien trop tôt. L’idée m’amuse, comme un nouveau défi.

Puis nous visitons l’exposition consacrée à Charlotte Salomon. Je ne connaissais pas cette dessinatrice juive, échappée en temps utile de Berlin, hébergée dans une villa de Villefranche par une riche américaine, où elle a conjuré les tendances familiales au suicide par le dessin autobiographique. Avant d’être envoyée à Auschwitz, dont elle n’est pas revenue, Charlotte Salomon a pu confier un millier de dessins à son médecin, qui les a remis après la guerre au père de l’artiste. Celui-ci les a à son tour confiés au Musée juif d’Amsterdam. L’exposition de Villefranche ne propose que des copies, mais celles-ci ont le mérite de faire découvrir une oeuvre passionnante, émouvante, qui rappelle les démarches de Frida Kahlo ou de Felix Nussbaum. Dessiner pour survivre à son mal. Un graphisme très personnel, mêlant texte et images. Des concentrés de récits regroupés sur une seule feuille comme dans certaines prédelles médiévales. Jacqueline lit Charlotte, le roman qui a valu à David Foenkinos le Renaudot, le Goncourt des lycéens, et, dans L’Obs, un éreintement comme on n’en lit plus souvent.

Toujours dans la citadelle de Villefranche, nous visitons un petit musée consacré à un couple de deux peintres de Montparnasse, proches du mouvement surréaliste, sans en être toute fois, Henri Goetz et Christine Boumeester. Plus proches de Bauer, Hartung, Picabia que d’André Breton. L’évolution vers l’abstraction des peintures de Goetz ne me convainc pas beaucoup, mais Jacqueline et moi prenons plaisir à analyser les aquarelles sans titres de Christine Boumeester. Gaston Bachelard en a très bien parlé : « Il faut savoir que le monde travaille dans la nuit sans bien prévoir quel sera l’être qui, de son travail nocturne, jaillira à la lumière du jour. Ainsi un oiseau peut naître, comme en une estampe japonaise, de la subite noirceur d’une fumée surprise par un rayon du matin. Christine Boumeester connaît bien le secret de telles créations. Et on l’imagine souriant doucement – ironiquement peut-être – quand les masses colorées sous ses yeux amusés croient pouvoir mettre en paix, dans la lumière du jour, les luttes violentes du monde de la nuit. »
Le temps passe trop vite. Je suis tellement ému de ces retrouvailles que j’oublie de prendre des photos. L’opération escargot des chauffeurs de taxis sur la Promenade des Anglais a vite fait de m’enserrer à nouveau dans la réalité. Entre le corporatisme réglementé et le libéralisme numérique Uber alles, que choisir. Mais faut-il choisir ? Après tout, qu’importe ? « Vif mouvement d’happiness au Var et à Nice« .
Entrecasteaux, 25 juin 2015.