Souvenir d’une lecture de Stendhal à Draguignan

L'ancien Hôtel Boivin, rue Nationale, à Draguignan. Photo : André Lange-Médart
L’ancien Hôtel Boivin, rue Nationale, à Draguignan.
Photo : André Lange-Médart

Stendhal est un vieux compagnon de voyage. J’ai aimé suivre ses conseils à Rome ou à Trévise, le retrouver quasi par hasard, à Vilnius ou à Tarquinia, chercher en vain sa trace à Cività Vecchia. Il a tellement bougé à travers l’Europe qu’il faudrait imaginer un GPS avec une extension Beyle, qui vous indiquerait les lieux où il est passé, qui vous citerait les textes, vous donnerait les horaires d’ouverture des musées, des églises et des théâtres à visiter. L’autre mercredi, à Entrecasteaux, le Clos de Figon était inhabituellement bruyant et plutôt que de rester tranquillement à l’ombre, je me suis mis en tête de détecter le passage de cet ami baladeur, de passage dans le Var. Il y est venu, en 1838, ce qui nous vaut les Mémoires d’un touriste dans le Midi de la France. En mai, il est de passage le 19 à Draguignan, en provenance du Luc. Le 20, à Grasse, il note : « Hier, à demi endormi, à Draguignan. Je suis frappé de cette idée : il ne me reste que 46 francs, en défaisant le rouleau, pour payer la dame de la diligence (appelée Madame veuve Boivin, dont le mari s’en est allé à 38 ans, à force de mériter son nom). A la vérité il remplaçait le vin par l’eau de vie. C’est une femme d’ordre, qui m’a appelé, qui a refusé une pièce de 15 sous par moquerie« . Suit une petite note budgétaire, dont 0,75 francs prévus pour le blanchissage.

Un peu plus loin : « J’étais parti de Draguignan à deux heures du matin, après être resté au lit une heure et demie ». Le passage si bref de Stendhal à Draguignan ne mériterait pas d’être mentionné si son souvenir dans cette ville n’avait pour moi une signification profondément intime, sur laquelle je reviendrai. Toujours est-il que, ce mercredi après-midi, je me suis mis à la recherche de lui dans la préfecture déchue du Var, dont l’intérêt touristique, il faut bien le dire, est assez limité. Je ne fus pas long à trouver, grâce à la collaboration du goulu gougel, la mention des Hôtels Roquemaure, Ferdinand et Boivin à Draguignan, cités dans le Guide pittoresque, portatif et complet du voyageur en France contenant l’indication des postes et la description des villes, bourgs, villages, châteaux, et généralement de tous les lieux remarquables qui se trouvent tant sur les grandes routes de poste qu’a droite et a gauche de chaque route ; orné d’une belle carte routière, et de vingt gravures en taille-douce publié par Firmin-Didot en 1837, soit quelques mois avant le voyage de mon Stendhal. Restait à trouver l’adresse de cet Hôtel Boivin. La chose me fut facilitée par la gentillesse des alfarrabistes de la librairie Theatrum Mundi, qui mirent entre mes mains, dans leur édition originale, les huit volumes des Rues de Draguignan et leurs maisons historiques,  somme d’histoire locale publiée après la Première guerre mondiale par un certain Frédéric Mireur. Au volume III, malgré les pages non coupées, j’identifie l’Hôtel Boivin, devenu par la suite Hôtel National, comme sis au 27, rue Nationale. Draguignan honore ses Résistants et la Rue Nationale est devenue après la Seconde guerre mondiale la Rue Georges Cisson, un syndicaliste qui fut fusillé en juillet 1944. C’est à deux pas, juste en face de la Mairie. Le bâtiment n’est plus un hôtel, on y vend des vêtements pour les dames, mais sa position dans la ville, sa masse régulière, sa terrasse, ne me laissent pas de doute : c’est là que Stendhal a dormi et s’est confronté à la veuve Boivin et à ses craintes budgétaires. Quelques photos et je reprends la route pour ne pas rater un rendez-vous à Entrecasteaux.

Draguignan. Juillet 2007. Un souvenir à la fois douloureux et serein. La dernière visite à ma mère, sur son lit d’hôpital, à Draguignan. En lisant le Journal de Stendhal, en date du 26 mars 1806, j’avais trouvé mention du meurtre commis par un M. d’Entrecasteaux : « M. d’Entrecasteaux disait à sa femme : « Mais il est bien étonnant que, dévote comme vous l’êtes, vous n’ayez pas approché des sacrements », etc. etc. Enfin, elle communie le jour de la Pentecôte : il la poignarde la nuit, on dit après avoir fait ça avec elle*. »  Note en bas de page, appelée par l’astérisque : « Idée d’un assassin – Shakespeare l’a peinte : « Il prie, il serait sauvé », dit, je crois, Hamlet. Toute comparaison cloche ».

marquis entrecasteaux

L’anecdote sur ce M. d’Entrecasteaux, empruntée par Stendhal à son ami marseillais Casimir de Barrigue, comte de Montvallon, m’avait intriguée. Entrecasteaux est un petit village varois, entre Brignoles et Draguignan, que nous fréquentons depuis plus de quarante ans. Ma mère y a passé les vingt-deux dernières années de sa vie, de 1987 à 2007. Je voulu en savoir plus, pour elle. Grande lectrice et férue d’histoire locale, elle ne pouvait être qu’intéressée par ce fait divers sanglant, ce crime passionnel, évoqué aussi mystérieusement par l’auteur de La Chartreuse de Parme.

La note de V. del Litto, dans l’édition Pléiade des Oeuvres intimes, me fournit une première piste : « Le marquis d’Entrecasteaux, président du Parlement de Provence et neveu du célèbre amiral du même nom, avait tué en 1784 sa femme, née Angélique de Castellane ». En 2007, la publication numérisée des ouvrages historiques français n’avait pas encore pris l’ampleur qu’elle a aujourd’hui et je n’avais pu accéder à l’ouvrage de J. Audouard, Le Crime du marquis d’Entrecasteaux, Paris, 1910, cité en référence par del Litto.

J’arrivai cependant à me procurer chez un alfarrabiste lointain un exemplaire des Souvenirs autobiographiques d’un émigré : 1790-1800  d’Eugène-François-Auguste d’Arnaud, Baron de Vitrolles, publiés en 1924 et dont un chapitre est consacrée à l’histoire de l’horrible crime. Le témoignage de Vitrolles. Ministre d’Etat sous la Restauration, Eugène d’Arnaud n’avait que dix ans au moment des faits, mais il vivait à Aix, sur le Cours, et il fut témoin de l’émoi suscité par la découverte du crime, d’autant que son père était cousin du marquis assassin. C’est donc son récit que je lus à ma mère, très faible déjà, mais encore assez lucide et curieuse pour s’intéresser attentivement à ce fait divers de fin de régime : comment le cadavre de Madame d’Entrecasteaux, égorgée dans son premier sommeil, fut découvert par sa servante, comment le marquis feignit d’abord la douleur, évoquant un possible suicide, puis suspectant l’action de quelque voleur, comment un procureur du nom de Lange de Suffren (cela ne s’invente pas), par des techniques de police déjà scientifiques arriva à démasquer le coupable en identifiant la disparition d’un rasoir dans son nécessaire de toilette.  Le marquis, dont on se rappela rapidement la cruauté commise dès son jeune âge sur les oiseaux, et que l’on suspecta non moins rapidement d’être à l’origine d’une ancienne tentative d’empoisonnement de son épouse, prit la fuite pour Antibes, Nice, Gênes et finalement Lisbonne. Il était amoureux déraisonnable d’une veuve, une Madame de Saint-Simon, qui l’avait séduit et, très probablement l’avait poussé au crime pour pouvoir porter elle-même le titre de Présidente. Le récit de Vitrolles est moins documenté que celui d’Audouard. Celui-ci, en historien, a retrouvé divers documents d’archives, dont la lettre que le marquis d’Entrecasteaux adressa à la Reine Maria du Portugal pour plaider sa cause, en vain, puisqu’il mourut dans la prison de Limoeiro. Mais le style de Vitrolles, qui a encore ce charme élégant de l’Ancien Régime, se lit bien. Il commence par l’évocation de l’excitation de la population d’Aix, en cette veille de Pentecôte, alors qu’un aérostat doit prendre l’air au dessus de la ville.

Ma mère, bien que très faible sur son lit d’hôpital, écouta attentivement ma lecture, me commentant le récit, demandant si il y avait une trace quelconque du passage du marquis dans le château d’Entrecasteaux, Ce n’était pas le cas : la petite noblesse de robe préférait les fastes du Cours (pas encore Mirabeau) d’Aix à l’austérité de la gentilhommière, sur son éperon rocheux, au milieu du village de cultivateurs de mûriers et d’éleveurs de vers à soie. « J’aime t’entendre lire« , me dit-elle, lorsque le chapitre fut terminé. « Aurais-tu autre chose?« . Le témoignage de M. de Vitrolles sur la restauration, la Duchesse de Berry, Charles X et Henri V n’intéressera plus que les historiens spécialisés. J’avais avec moi Le rouge et le noir. J’en commençai la lecture. Mais la description des problèmes soulevés par la construction de la terrasse de Verrières, qui ouvre le roman, ennuya vite ma pauvre mère. « C’est trop technique. Je suis trop fatiguée« , me dit-elle en fermant les yeux. Je l’embrassai et lui promis de revenir le lendemain matin avec un livre plus aisé, L’élégance du hérisson, que j’achêterai à la librairie de Lorgues. Je pourrai également passer chez Theatrum Mundi pour retirer une biographie de l’Amiral d’Entrecasteaux, l’oncle de l’assassin, qui, pour faire oublier le déshonneur de la famille, partit dans les mers australes à la recherche de La Pérouse. Peine perdue. Le lendemain matin, les infirmières m’annoncèrent que maman était décédée dans la nuit.

Stendhal ne s’est pas attardé à Draguignan. Il reprend la route vers Grasse : « Vilain paysage de montagne ; champs couverts de pierres. Je meurs de sommeil et de fatigue. Vers les neuf heures et demie, après avoir passé une rivière et remonté une montagne qui n’en finit plus, la culture recommence ; petits murs de soutènement les uns au-dessus des autres ; j’en compte souvent jusqu’à douze formant un système ; à la vérité, ils n’ont que deux ou trois pieds de haut. Les champs sont pleins d’oliviers, de figuiers et de mûriers. Patience de ces pauvres paysans à arranger les pierres qui les désolent« .

Josée Lange-Médart (1928-2007) à Entrecasteaux.
Josée Lange-Médart (1928-2007) à Entrecasteaux.

Maman, dont, un an plus tard, nous avons dispersé les cendres au pied d’un olivier, sur une terrasse en restanques, aurait certainement préféré ces quelques lignes du voyageur.

 

Entrecasteaux, 25 juin 2015.

 

P.S. (Paris, 2 juillet 2015). L’histoire du crime du Président d’Entrecasteaux réapparait, en 1847, dans une curieuse pièce de théâtre libertine, romantique et anti-jésuite, Le Président d’Entrecasteaux ou le Parlement et les Jésuites; Scènes historiques du XVIIIème siècle (1773-1784), écrite par un certain Guénée Watt (visiblement un pseudonyme). Je vous livre ici un extrait du dialogue entre le Président et sa maîtresse, Madame de Saint-Simon.president

1 commentaire

  1. Bonjour
    Je suis en train de travailler aux archives sur cette affaire d’assassinat et votre page concernant les autres sources postérieures à ce crime m’ont été précieuses.
    Si vous avez d’autres informations je suis preneuse !
    Cdl

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