« Les livres, on les achète en semaine, on les lit le dimanche » – Quelques remarques sur un slogan étrange

 Manifestation St Michel-19C’est une belle journée ensoleillée Place Saint-Michel. « C’est un joli nom Camarade C’est un joli nom tu sais. Qui marie cerise et grenade. Aux cent fleurs du mois de mai. » chante Jean Ferrat dans la sono du camion de la CGT. Faisant suite à mon article sur la fermeture définitive de la Librairie La Hune, j’ai reçu le commentaire suivant de Rémy Frey, employé à la Librairie Gibert Joseph : « Un beau texte. Seul oubli, dans la composition du rassemblement, étaient présents des libraires (gibert joseph au moins) syndicalistes engagés dans la défense des emplois et des métiers des commerces culturels. J’en fais partie. Un peu décontenancés avec mes camarades quand à l’atmosphère de cette fin de journée. L’heure n’est pas aux enterrements mais à la mobilisation pour enrayer les fermetures de magasins. rassemblement des salariés des commerces culturels (fnac, gibert, boulinier etc) 16 juin place saint-michel, 12h. Contre la loi macron, pour nos emplois, pour nos métiers. »

Remy Frey (CGT) à la manifestation du 16 juin 2015. Photo : André Lange-Médart
Remy Frey (CGT) à la manifestation du 16 juin 2015.
Photo : André Lange-Médart

Devenu depuis quelques semaines un simple « piéton de Paris », pour reprendre le titre du beau livre de Léon-Paul Fargue, je me suis donc rendu Place Saint-Michel pour assister à cette manifestation qui réunissait environ deux cents employé(e)s du commerce du livre à Paris, représentant surtout par les grandes enseignes (FNAC, Gibert Joseph,…). Trois mots d’ordre dominent cette manifestation « Retrait de la loi Macron », « Non à l’exstension du travail de nuit et le dimanche » et « Un livre, on l’achète en semaine, on le lit le dimanche ».

Le piéton de Paris aime les librairies, mais hait les dimanches. Il aimerait comprendre. Il écoute les discours, s’interroge, et rentre finalement chez lui pour essayer de reconstituer un contexte politique un peu compliqué sur une question aussi simple et intéressante que « Faut-il ouvrir les librairies le dimanche ?« .

 Manifestation St Michel A-11

Le projet de loi Macron, pour la croissance, l’activité, et l’égalité des chances économiques, présenté en octobre dernier par le Ministre de l’Economie, contient plus de 400 articles et a déjà fait l’objet de centaines d’heures de débat à l’Assemblée et au Sénat. Il devrait être adopté cette après-midi ou demain matin par le recours à l’article 49-3, qui permet au gouvernement de passer en force, en engageant sa confiance, sans vote de l’Assemblée. Un dernier passage devant le Sénat devrait se faire début juillet Le Président de la République souhaite que le texte soit adopté avant le 14 juillet.

Une des propositions les plus controversées est la révision des dispositions sur le travail dominical. Le code du travail dispose que « dans l’intérêt des salariés, le repos hebdomadaire est donné le dimanche » (art. L3132-3). Certains type d’activités  sont autorisés de manière permanente à travailler le dimanche, par exemple les boulangeries, l’hôtellerie, ainsi que les magasins de bricolage. Les autres types commerces de détail non alimentaire peuvent ouvrir jusqu’à cinq fois par an, notamment pour les fêtes et les soldes, sur décision du maire, ou, à Paris de la préfecture. La rémunération des salariés est dans ces cas au minimum doublée et une contrepartie de repos est également accordée.

La loi Maillé du 10 août 2009, adoptée sous la Présidence Sarkozy, prévoit les préfets peuvent créer des « zones d’intérêt touristiques ou thermales » et des « zones touristiques d’affluence exceptionnelle », où les commerces sont autorisés à ouvrir le dimanche. Dans ces cas aucune compensation ni jour de repos ne sont prévus pour les salariés, sauf conventions ou accords collectifs dans l’entreprise. Les préfets peuvent aussi, sur demande des mairies, mettre en place des « périmètres d’usage de consommation exceptionnel » (PUCE) dans les agglomérations de plus d’un million d’habitants (Paris, Lille et Aix-Marseille) en raison d’« habitudes de consommation, importance de la clientèle et/ou étendue de la zone de chalandise ». En contrepartie, des compensations sont offertes aux salariés, comme le doublement du salaire, avec des garanties de repos compensatoire.

Manifestation St Michel A-17Le projet de loi Macron prévoit de remplacer les PUCE et les zones touristiques par les zones commerciales (ZC) et les zones touristiques (ZT), qui pourront ouvrir le dimanche moyennant un accord prévoyant l’attribution de contreparties aux salariés et la garantie du volontariat de créer les zones touristiques internationales (ZTI) qui donneront le repos hebdomadaire par roulement et pourront ouvrir en soirées. Est également prévu l’élargissement des zones d’intérêt touristique aux gares et à des endroits très fréquentés (sont déjà concernés Les Champs-Élysées, une partie de la rue de Rivoli, la place des Vosges, mais pas le boulevard Haussmann) et la possibilité pour les maires de fixer le nombre de dimanche entre 0 et 12, dont cinq seront de plein droit pour les commerçants. Les autorisations seront débattues au niveau intercommunal au-delà de cinq dimanches.

Lors du débat au Sénat, le 5 mai un amendement a été introduit par le Sénateur Philippe Dominati, mais également voté par les sénateurs socialistes, qui proposait de réviser l’article L. 3132-12 du code du travail en le complétant par un alinéa ainsi rédigé : « Les commerces de détail de biens culturels peuvent déroger à la règle du repos dominical en attribuant le repos par roulement. »

La proposition trouve visiblement son origine dans une proposition d’Alexandre Bompard, le PDG de la FNAC, dans une interview au journal Les Echos en novembre dernier : « C’est essentiel pour le commerce en général, et pour la FNAC en particulier. Il faut bien comprendre que nos marchés ont été les premiers touchés par la révolution numérique et que nous subissons de plein fouet l’agressivité des e-commerçants, qui ont fait des produits culturels leurs produits d’appel. Aujourd’hui Amazon réalise 25 % de son chiffre d’affaires le dimanche. Je vais donc adresser dans les prochains jours une lettre au gouvernement pour que les magasins qui distribuent des biens culturels disposent d’une dérogation de plein droit pour ouvrir le dimanche. Je ne vois pas pourquoi le bricolage ou l’ameublement, qui ne subissent qu’à la marge la concurrence de l’e-commerce (3 % à peine pour le bricolage) seraient autorisés à ouvrir le dimanche et pas notre secteur. Ouvrir le dimanche des magasins culturels dans lesquels les gens peuvent se promener, feuilleter des livres, cela crée aussi du lien social en centre-ville. Ces ouvertures doivent naturellement être accompagnées de vraies contreparties sociales pour les salariés. C’est le cas à la FNAC où, dans les magasins où ces ouvertures sont possibles, nous pratiquons volontariat, repos compensateur et paiement double des heures effectuées. ».

Personne ne sait très bien quelle est la source de ce chiffre de 25 % ni pourquoi le PDG n’a pas utilisé les statistiques du service de sa propre entreprise, qui, logiquement, devraient indiquer les mêmes résultats. Il reste que l’hypothèse est crédible : les consommateurs ont plus de temps le dimanche pour naviguer dans les catalogues en ligne.

L’adoption par le Sénat de l’amendement Dominati a suscité un communiqué de presse ferme du Syndicat national de la librairie : « Sur l’ensemble des commerces culturels indépendants, seule une minorité ouvre actuellement le dimanche, là où l’activité le justifie, à proximité de marchés ou dans des zones touristiques. Les commerces culturels indépendants ne sont pas demandeurs d’une dérogation généralisée au repos dominical, une telle dérogation ne se justifiant pas sur le plan économique. En effet, l’ouverture dominicale, en dehors des exceptions liées à la présence d’un marché ou d’une zone touristique, n’est pas rentable pour des commerces à forte intensité de main d’œuvre tels que les commerces culturels (deux fois plus d’emplois que dans les chaînes culturelles, trois fois plus que dans la grande distribution). L’ouverture dominicale entraîne une répartition différente des achats de livres, de CD et de DVD sur la semaine davantage qu’une croissance nette du chiffre d’affaires, le temps de lecture n’étant pas extensible.

La dérogation introduite par le Sénat est par ailleurs ambiguë dès lors que n’existe aucune définition des « commerces de détail de biens culturels ». La grande distribution qui vend des biens culturels relève-t-elle de cette dérogation ? Les chaînes spécialisées sont-elles également concernées alors qu’elles ne réalisent plus qu’une part minoritaire de leur chiffre d’affaires avec les livres, les disques et les DVD ? Si tel était le cas, les commerces culturels indépendants se retrouveraient désavantagés par rapport à des chaînes qui pourraient ouvrir le dimanche avec un personnel réduit et des charges inférieures.

Par ailleurs, la dérogation générale au repos dominical n’est pas une réponse à la concurrence du commerce électronique, sauf à considérer qu’il faudrait également ouvrir la nuit ! Depuis plusieurs mois, les librairies indépendantes progressent alors que la vente en ligne marque le pas, voire régresse. Cette évolution prouve que c’est principalement en se distinguant d’Internet et en offrant un service de qualité au niveau de l’accueil, du conseil, de la diversité de l’offre et des animations que l’on peut développer sa clientèle et son chiffre d’affaires. »

Les syndicats d’employés ont également fait connaître leur opposition : Cet amendement va créer dans les commerces culturels la même situation que dans le bricolage : ouverture tous les dimanches, sans volontariat, sans majoration. Non seulement nous perdons notre droit au jour de repos fixe et commun le dimanche mais les plus petites enseignes sont directement menacées par ce texte. L’objectif de cet amendement est clair : permettre aux grands groupes de prendre de la clientèle aux librairies indépendantes. Plus que jamais, pour nos conditions de vie et de travail, pour nos métiers, pour nos emplois, nous devons gagner l’abandon du projet de loi Macron.

Le 3 juin, à l’occasion d’une Commission paritaire mixte, le gouvernement semble avoir décidé de ne pas suivre l’amendement Dominati. Les syndicats qui s’étaient mobilsés en réunissant 300 employés Boulevard Saint-Germain s’en réjouissent et parlent d’une première défaite du gouvernement, interprétation que je comprends mal, puisque la proposition venait du Sénat et non du gouvernement.

Manifestation St Michel-49-2

La manifestation de ce 16 juin à l’appel du Clic-P (Comité de Liaison Intersyndical du Commerce de Paris)  s’inscrit dans le contexte de la reprise des travaux de l’Assemblée sur le projet de loi Macron. La mobilisation est sur une question qui ne paraît plus à l’ordre du jour, pour mieux dénoncer les propositions plus générales du projet de loi sur l’extension du travail dominical dans les autres activités, pour demander l’abandon de la loi en général et pour dénoncer le gouvernement socialiste qui trahit la gauche. Dans son discours, Kark Ghazi, de la CGT rappelle : « Le 49-3, inventé par le Général de Gaulle avait été dénoncée par François Mitterrand comme le « coup d’Etat permanent. Aujourd’hui, c’est un gouvernement socialiste qui va l’utiliser« .

Soit. Toujours est-il que le piéton de Paris s’interroge toujours sur le bien fondé de ce slogan : « Les livres, on les achète en semaine et on les lits le dimanche ». De nombreux rapports ont été publiés par le Ministère de la Culture sur l’état de l’édition, de la distribution et la librairie en France, par le Centre national du Livre (CNL), par le Motif (Observatoire du livre et de l’écrit en ile de France). Une étude d’IPSOS pour le CNL montre notamment que 48 % des français déclarent lire tous les jours. Mais, depuis que tu as lu Bourdieu, tu te méfies des études sur les déclarations de pratiques culturelles. Mais visiblement aucune étude sur l’hypothèse de l’ouverture dominicale des librairies (ou des bibliothèques publiques, d’ailleurs).

La vie politique semble ainsi faite en France : un gouvernement prépare une loi un peu fourre-tout, qui implique des tas de mesures sectorielles spécifiques, un grand patron, sur un sujet qui l’intéresse, lance une idée avec des chiffres venus on ne sait d’où, un parlementaire traduit cette idée en amendement, une union professionnelle et les syndicats s’y opposent, le gouvernement fait entendre qu’il ne suivra pas la proposition du Sénat, les syndicats se réjouissent du recul du gouvernement (sur une proposition qui n’était pas la sienne) et crient à la trahison de la gauche. Personne, sinon le PDG cité, ne pose la question : que fait la Commission européenne sur les inégalités fiscales qui permettent aux entreprises établies à l’étranger (au Luxembourg en particulier) de concurrencer le commerce national ?

Manifestation St Michel A-26

Sur les quais de la station Saint-Michel, en observant une belle lectrice, le piéton de Paris, quant à lui rêve d’un univers libéré des contingences. « Les livres, on les achète en tout temps et on les lit à tout instant« .

Paris, 16 juin 2015

17 juin 2015. Rémy Frey me fait parvenir les remarques suivantes, que je publie volontiers, sans nécessairement y adhérer. Toute autre considérations sur ce sujet intéressant sera la bienvenue. Ce n’est qu’un débat, continuons le combo.

« Quelques éléments de réponse à la question de l’ouverture dominicale des commerces culturels:
Il me semble que pour être le plus compréhensibles possible nous devons, dans un premier temps, nous éloigner un peu de la librairie.
Partons du raisonnement développé par le Conseil d’Etat lors de l’examen du décret bricolage qui, suite au conflit Bricorama/Conforama, a autorisé les magasins de bricolage à ouvrir tous les dimanches. Précisons: nous parlons de l’interprétation de l’article L3132-12 du code du travail qui encadre les dérogations au repos dominical. « Certains établissements, dont le fonctionnement ou l’ouverture est rendu nécessaire par les contraintes de la production, de l’activité ou les besoins du public, peuvent de droit déroger à la règle du repos dominical en attribuant le repos hebdomadaire par roulement. »
La question posée aujourd’hui est de savoir si l’ouverture des librairies répond à un « besoin du public ». Revenons à nos amis du bricolage : le Conseil d’Etat a considéré que le loisir de bricoler le dimanche est un « besoin du public » et que le satisfaction de ce « besoin du public » nécessite de pouvoir procéder aux achats correspondants.
Transposons à la librairie : mon loisir est de lire le dimanche, pour lire je dois acheter des livres, il faut donc que les librairies ouvrent le dimanche. C’est l’argumentaire qu’à développé A. Filippetti lors de son passage au Ministère de la culture
Pour nous il y a donc bien une confusion volontairement entretenue entre la pratique d’un loisir considérée comme un besoin et la réalisation d’un acte d’achat. Et cette confusion pose bien un problème de société : doit on considérer que la possibilité d’acheter doit primer sur toute autre considération, la protection de la vie de famille des salariés par exemple ?
Allons plus loin : les librairies sont autorisée à ouvrir tous les dimanches. Gibert Joseph vend également de la papeterie. Rougier et Plé, papetier situé à quelques mètres sur le Boulevard Saint-germain ne peut pas ouvrir quant à lui. Il ne manquera pas, et à raison, de demander à son tour une dérogation justifiée par une distorsion de concurrence. Suite à l' »amendement Bompard », le patron de Darty a d’ailleurs rapidement réclamé dans la presse la même dérogation pour ses magasins.
En résumé, nous nous opposons vigoureusement au fait de nous trouver, de part notre métier de libraire, être l’argument à la généralisation du travail dominical.
Pour compléter (et conclure, j’ai déjà été bien long), la justification de la déréglementation par la défense des emplois est une supercherie: quels que soient le secteur ou l’enseigne, la démonstration n’a jamais été faite que l’extension des horaires générait en soi du chiffre d’affaire supplémentaire. Le consommateur qui achète un roman (ou du parfum ou une perçeuse…) le samedi ne rachètera pas le même le dimanche et vice-versa.
– L’intérêt économique pour les enseignes qui ouvrent les dimanches est de prendre des parts de marché aux structures qui n’ouvrent pas en provoquant une modification des habitudes de consommation de la clientèle (souvent à grand renfort de promotions « spécial dimanche »).
– Et c’est là que la dérogation au repos dominical pour les librairies indépendantes pourrait bien constituer un danger mortel : comment les petites boutiques, qui peinent déjà à exister, pourraient-elles assumer les frais de fonctionnement et de personnel liés à un jour d’ouverture supplémentaire ? L’amendement « Bompard » n’était pas destiné à protéger la FNAC contre le grand méchant loup Amazon, mais à lui permettre de prendre de la clientèle aux librairies indépendantes.
Alors effectivement il y a urgence à défendre la librairie indépendante et je suis d’accord avec votre conclusion. Il y a un travail a mener qui implique chaque maillon de la chaîne du livre, éditeur, imprimeur, diffuseur, libraire pour garantir à chacun, quelque soit sa « taille », les conditions économiques de sa survie.
Les pouvoirs publics ont également une responsabilité et pas la moindre. S’il ne sont pas avares de voeux pieux, la problématique des loyers qui pèsent sur nombre de librairies de centre-ville n’est toujours pas résolue…
Concernant « le gouvernement recule » c’est une formulation syndicale qui s’explique par l’accord d’E.Macron à l’amendement des sénateurs en s’en remettant à leur sagesse.
Le parcours du projet de loi appuie la pertinence de cette phrase puisque c’est le premier ministre qui a engagé la procédure du vote bloqué et par deux fois l’utilisation du 49-3, démontrant  que la loi Macron était portée et défendue par l’éxécutif.
L’amendement « Bompard » est à ce jour retiré, le gouvernement a reculé…
En espérant que cette réponse n’était pas trop soporifique… »

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