Elégie pour La Hune

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       Voyez le reportage photographique ici.

Je ne pouvais pas manquer ce triste événement. Ce soir, dimanche 14 juin 2015, à 20 heures, la librairie La Hune, rue de l’Abbaye à Saint-Germain-des-Prés a définitivement baissé ses volets. Encore une librairie qui ferme, mais cette fois pas n’importe laquelle. La librairie mythique du quartier qui fut un temps le coeur intellectuel de Paris, le lieu privilégié de rencontre des écrivains et des artistes depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans son livre de mémoires, le fondateur, Bernard Gheerbant, évoque les grandes figures qui y passèrent : André Breton, Antonin Artaud, Henri Michaux, Max Ernst, Jean Dubuffet, Jacques Villon, Sonia Delaunay,… Des expositions y avaient lieu, comme celle d’oeuvres de Max Ernst, en janvier 1950.

Bernard Gheerant, Max Ernst et Dorothea Tanning à La Hune (janvier 1950) onation Denise Colomb, Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l'architecture et du patrimoine, Diffusion RMN-GP
Bernard Gheerant, Max Ernst et Dorothea Tanning à La Hune (janvier 1950)
onation Denise Colomb, Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Diffusion RMN-GP

Ouverte en 1949 au 12 Rue Monsieur le Prince, elle fut par la suite, jusqu’en 2011, installée au 170, Boulevard Saint-Germain, entre Café de Flore et Deux Magots, avant d’en être délogée par Louis Vuitton, marchand de sac à mains. Reprenant les locaux de la Librairie Le Divan, elle s’était réinstallée à l’angle de la rue de l’Abbaye et de la rue Bonaparte, face au square Laurent Prache, là où je vais de temps à autre m’asseoir sous le regard d’Apollinaire, busté par Picasso.

Il n’est jamais facile, de l’extérieur, d’évaluer les raisons exactes d’une fermeture d’entreprise. A première vue, il semble que les affaires de La Hune se sont rapidement détériorées depuis le déménagement : le chiffre d’affaires est tombé de 3,3 millions d’euros en 2009 à 1,1 en 2013. Pourtant, paradoxalement, le taux de profit  (96,8 % en 2013) et tous les autres rations étaient rétablis depuis deux ans, alors qu’ils étaient négatifs à l’époque du boulevard. « La librairie accumulait trop de handicaps », estime, sans plus de détails, Olivier Place, directeur des Librairies Flammarion, interrogé par l’AFP et cité dans Le Figaro. Mais il ne dit pas – j’ai vérifié à bonne source – que de 2012 à 2013, le chiffre d’affaires avait augmenté de 24,1 %. Je ne sais pas ce qu’il en a été de 2014. Les employés de la librairie ont déploré publiquement l’absence de dialogue avec le groupe Flammarion, intégré depuis 2012 avec Gallimard dans le holding Madrigall, coquet anagramme d’un patronyme familial.

Certes, comme l’écrit le sociologue Vincent Chabault dans Rue 89, la vie culturelle parisienne ne meurt pas avec La Hune. « Que les nostalgiques se rassurent, la vie culturelle et étudiante de la capitale se maintient mais dans d’autres endroits plus accessibles à tous les Parisiens, près des lieux de création et de diffusion du savoir, que sont par exemple le 104, la Bibliothèque Nationale de France ou le campus universitaire des Grands Moulins, trois équipements qui abritent, en leur sein ou à proximité, des librairies.« 

Les mouvements de déplacement des centres d’activités et des pratiques sociales dans une ville telle que Paris sont de lentes marées, souvent irréversibles. Que cela soit rassurant ou pas, c’est une autre histoire. Aujourd’hui, je suis dans le camp des nostalgiques. Car la littérature et la création artistique ne peut se contenter de l’ambiance d’une Bibliothèque nationale ou de tel campus universitaire, très visiblement repoussés vers la périphérie. Les réseaux ont modifiés notre perception de l’espace, amoindri l’importance des centres, érodé la notion de cénacles dont nous étions encore quelques uns, dans ma génération, à rêver. Mais il en est de la fermeture de La Hune comme de la dispersion des collections d’André Breton. Un moment de dissolution, et donc oui, d’inévitable mélancolie.

J’ai commencé à fréquenter La Hune à partir de 1989, lorsque des missions régulières m’amenaient de Montpellier à Paris. Outre son aura, La Hune avait un avantage très simple : elle ouvrait jusque minuit, et le dimanche. Pour un provincial comme moi, arrivant tard avant les réunions du lendemain, c’était une sorte de caverne d’Ali Baba. J’y ai passé des heures, à feuilleter tant de livres, de revues, qu’il était tentant, mais point raisonnable, d’acheter. La littérature et les essais occupaient les tables centrales, théâtre et poésie sur les parois de droite, les sciences humaines étaient dans le fonds. L’escalier central menait à la plate-forme en mezzanines : à droite les Beaux-Arts, puis l’architecture, à gauche, la photographie, puis le cinéma, les arts graphiques et le design. Le frémissement de la vie intellectuelle parisienne était là, dans le rapprochement contradictoire des opinions, des courants, des tendances et des solitudes.J’espère que les autres libraires ne m’en voudront pas si j’écris qu’un des charmes de La Hune était l’intelligence de la disposition. Confirmé jusqu’au dernier jour, avec quelques ouvrages mis en évidence : Voie sans issue de Charles Dickens et Wilkie Collins ; Mettez des mots sur votre colère de Marc Malès ; Joyeux bordel. Tactiques, principes et théories et pour faire la révolution et, sur le comptoir des caissières le pamphlet de Romaric Sangars, Suffirait-il d’aller gifler Jean d’Ormesson pour arranger un peu la gueule de la littérature française ?, sans doute adressé à l’attention du patron, Antoine G.

Souvent, un vieux clochard barbu faisait la manche sur le boulevard, devant la vitrine. Je l’ai photographie, un jour de Noël.

 Le clochard de La Hune, boulevard Saint-Germain (Noël 2009). Photo André Lange-Médart.

Le clochard de La Hune, boulevard Saint-Germain (Noël 2009).
Photo André Lange-Médart.

Souvenirs de quelques achats. Je me souviens que lorsque je demandai l’Albertine de mon maître et ami Jacques Dubois, le libraire me répondit « Ah oui ! Voilà un bon livre ! Il nous en reste deux exemplaires« . Un jour je fus très fier d’y trouver une livraison de la revue Le débat, avec un de mes articles. J’étais devenu un auteur Gallimard, le futur propriétaire du lieu. Une légende urbaine dit que c’est là que j’ai fait la connaissance de Mina, devant le rayon littérature américaine, étagère Henry Miller. L’histoire est plausible : Mina habitait rue de l’Odéon.

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Ces dernières années, mes visites à La Hune se sont espacées. Tropismes. Strasbourg, le 11ème arrondissement, et puis ce nouveau lieu, moins spacieux et moins intime, malgré la vue sur les Deux Magots et sur la chambre supposée de Sartre, au dessus du Café Bonaparte. Et puis, avec les librairies en ligne, la rareté s’est faite moins rare, et mes achats moins motivés par l’impulsion du collectionneur. Mais je tenais à être présent pour cette fermeture historique. Par curiosité d’observateur, solidarité, soucis de reporter photographique de la vie parisienne, nostalgique par procuration d’un Paris qui n’est plus, ce Paris étiolé dont les livres sont la plaque argentique.

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L’ambiance à Saint-Germain-des-Prés est devenue déplorable. Il y a quelques années, les grandes marques de la haute couture y ont ouvert des magasins, pour bénéficier de la notoriété du quartier, bien plus ancrée que celle de l’Avenue Montaigne. Les loyers ont augmenté et les nouveaux riches ont suivi, avec leur arrogance, leurs voitures décapotées et leur kitsch bien à eux. En même temps, le tourisme de masse s’est développé, avec ses attractions pénibles, masseur public, vendeurs pakistanais de gadgets à deux sous, tricyles sponsorisés par une chaîne de télévision, il n’y en a qu’une c’est la une.

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Je m’installe à la terrasse du Café Bonaparte, qui fait vis-à-vis. Une chaise à roulettes est abandonnée sur le trottoir, comme l’autre jour Porte de La Chapelle. J’observe les passants. Rares sont ceux qui font attention aux vitrines de la librairie. Pourtant, celles-ci ont quelque chose de tristement inhabituel. Les livres sont présentés de dos, n’offrant que leur quatrième de couverture. Je reconnais le Kafka de Walter Benjamin, qui vient de paraître, et que peut-être, un jour, j’achèterai pour compléter ma collection des écrits du théoricien de la collection.

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Je ne connais personne à Saint-Germain et personne ne m’y connaît. Je n’existe pas sur la scène littéraire, et il y a de bonnes raisons pour cela. Je n’étais pas un client assez régulier pour être identifié et le seul client que je reconnu un jour à La Hune fut Raul Ruiz, accompagné d’un ami, discourant avec excitation sur l’affaire Heidegger. Difficile, dans ces conditions, de prendre des photos, ou de participer à la conversation. Mais je regarde, j’écoute. J’achète quelques livres, soit par mélancolie (le Je me souviens de Perec, La lanterne magique de Léon-Paul Fargue), soit parce que je me dis que je ne les retrouverai pas de sitôt sous la main (Les fictions encyclopédiques de Gustave Flaubert à Pierre Senges d’un Laurent Demanze que je ne connais pas, Larry Fink on Composition and Improvisation). En prime La Machine s’arrête, de E.M. Forster, parce qu’il est minuscule et porte un dessin de Robida en couverture. Et puis les machines, n’est-ce pas, il fait bon de les maudire lorsque les librairies meurent.

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Je suis trop timoré, trop pudique peut-être, pour interroger le personnel. Mais je regarde, j’écoute. Une table est installée avec quelques boissons et des amuse gueule. Personne ne s’en approche, sauf un couple d’Italiens, un peu gênés, qui cherchent le dernier Carrère. « Facciamo bruta figura !’. La lettre d’information de la Mairie du VIème arrondissement est mise en cause, car elle aurait laissé entendre que la librairie était sauvée. Le lieu l’est, mais pas la librairie. Le groupe Yellow Korner, qui édite des photographies en tirage limité, va reprendre le magasin et y ouvrir une boutique. Du coup, l’observateur averti peut apprécier l’humour de la citation de Gustave Le Gray (1820-1884) : « Pour moi, j’émets le voeu que la photographie, au lieu de tomber dans le domaine de l’industrie, du commerce, rentre dans celui de l’art. C’est là sa seule, sa véritable place« . Il se dit que Denis Gheerbant, le fils du fondateur, va faire un procès pour éviter que le nom de la librairie ne soit repris. Des collègues de l’Ecume des Pages, la concurrente voisine, du 174 Boulevard Saint-Germain, viennent témoigner leur solidarité. Ils fermeront symboliquement leur magasin pendant un quart d’heure. « Nous ne nous parlons pas assez ». Une dame clame très haut que les réponses n’ont pas été à la hauteur. Il aurait fallu créer un comité de vigilance, mobiliser les intellectuels. BHL évidemment est cité. Il est question de plans financiers, d’un groupe éditorial qui n’assume plus le soutien de ses librairies, des services de ventes en ligne qui tuent les librairies une à une. Je repense à mes traversées du Luxembourg, vaste territoire où chevauchent les Amazones fiscalement optimisées. Le problème est bien plus vaste, dit la dame. Nous sommes tous un peu responsables. Une autre, un peu intimidée : « Mais vous savez, moi, je n’achète pas en ligne ».  Qu’est-ce que cela veut dire, acheter un livre ?

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Alors que l’heure fatidique s’approche, les habitués arrivent, s’enquièrent du destin des libraires, des employés. On s’embrasse. Les deux caissières, deux jeunes femmes noires, paraissent étonnées du chiffre d’affaires qui va être réalisé aujourd’hui. Je demande si il est possible de se procurer le livre de Bernard Gheebrandt dont deux exemplaires sont en vitrine. Ils sont réservés. C’est dommage. « Pas de souci ». Dehors, de petits groupes se forment devant la librairie. Je me retire dans le square, je regarde par-delà la grille. Un journaliste de France Inter interviewe quelqu’un, que j’identifierai par la suite comme Denis Gheerbant De petites affichettes sont collées sur les vitrines, avec des témoignages. Bernard Henri-Levy, Miss Tic, Julien Dray, Fréderic Beigheber, Serge Moati, une élue locale du Front de gauche. Aucun universitaire, pas de clients anonymes, pas de longue liste de signatures. On n’en trouve pas plus, d’ailleurs, sur le site de soutien, proposant une pétition. Les auteurs n’aimaient donc plus cette librairie ?

amoureux viterbe-86Les mauvaises langues diront que La Hune était la librairie des derniers germano-pratins, avec toutes les connotations de mépris qu’ils savent mettre dans ce terme. Mais le public rassemblé là paraît très divers, en âge et en style. Certains cachent mal leurs larmes. D’autres prennent des selfies. Un attroupement se forme, gonfle peu à peu. Certains sont là seuls, comme moi. Une dame me demande si je sais si ils ré-ouvriront plus tard. J’entends un cynique « C’est du marketing » dans la bouche de quelqu’un qui passe son chemin. Un homme, qui semble être le directeur,  sort sur le seuil, fait un sourire amer, puis lève le poing. Remercie. Renseignement pris, ce n’est pas le directeur, mais Miguel, l’un des libraires. Le volet métallique commence à descendre. Le public applaudit, puis les applaudissement se transforment en huées, que l’on devine adressées à tous ceux qui sont tenus pour responsable de la fermeture. Une dame (on la voit sur une de mes photos), se met à hululer comme un chien abandonné. Nouveaux applaudissements. Un bouquet de fleurs est déposé au pied du volet baissé. Miguel est interviewé par deux journalistes, remercie à nouveau. C’est fini, chacun retourne à ses occupations, à ses livres, à ses écrans.

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Sur le Square Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, un panneau indique que la rue Bonaparte est en travaux. Curieusement, il est question de SERVICES DE SECOURS. Des secours, pour qui ?

Paris, 14 juin 2014.

Voyez le reportage photographique ici.

2 commentaires

  1. Un beau texte. Seul oubli, dans la composition du rassemblement, étaient présents des libraires (gibert joseph au moins) syndicalistes engagés dans la défense des emplois et des métiers des commerces culturels. J’en fais partie.

    Un peu décontenancés avec mes camarades quand à l’atmosphère de cette fin de journée. L’heure n’est pas aux enterrements mais à la mobilisation pour enrayer les fermetures de magasins.

    rassemblement des salariés des commerces culturels (fnac, gibert, boulinier etc
    ) 16 juin place saint-michel, 12h. Contre la loi macron, pour nos emplois, pour nos métiers.

    salutations.

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