Une pita pour Charleroi

 Place du Manège; Charleroi, juin 2015. Photo André Lange-Médart

Place du Manège; Charleroi, juin 2015.
Photo André Lange-Médart

Lorsque j’étais enfant, nous rendions visite, une fois l’an, aux soeurs Lepot., à Couillet, dans la banlieue de Charleroi. Marthe Lepot, professeur de chimie au Lycée royal de Seraing, avait pris ma mère sous sa protection, après que son père, François Médart, eût été fusillé en janvier 1942 par l’occupant allemand. C’était une femme remarquable, pleine d’enthousiasme, cultivée, attentive, qui parlait un français impeccable avec une voix chaleureuse. Je l’entends encore, lorsque nous arrivions, dire, avec un large sourire, « Alors, Josée… ». L’appartement qu’elle partageait avec sa soeur aurait pu être sauvegardé en musée de la vie petite bourgeoise en Wallonie : peintures d’artistes inconnus, tapis multiples, tentures lourdes qui cachent la rue en briques, belle vaisselle de porcelaine. Marthe Lepot collectionnait les recettes de cuisine et tenait un registre des plats qu’elle avait préparé pour ses hôtes, afin de ne pas commettre l’impair de leur proposer la même chose l’année suivante.

Lorsqu’il m’invita à rejoindre l’Institut européen de la communication, le Professseur Wedell, qui connaissait la région, m’avait dit « Vous verrez, Manchester, c’est aussi beau que Charleroi ». C’était sous-estimer la beauté industrielle de Manchester, dont je fus ébloui. J’en reparlerai.

Deux ans plus tard, je fus invité à donner des cours à l’Université ouverte de Charleroi. Je préparais de beaux exposés, inspiré de Jürgen Habermas, sur la communication telle qu’analysée par les grandes philosophies de l’Etat. Je suis donc venu plusieurs fois dans la capitale du Borinage, mais je ne garde aucun souvenir du décor urbain.

En particulier, je n’avais jamais vu la Place Albert 1er, et le Palais des Beaux-Arts, en triste style moderniste. Je me demande à présent si, quand elle parlait du Palais des Beaux-Arts, dont elle était une assidue, Louise, la soeur de Marthe Lepot, faisait référence à celui de Bruxelles ou à celui de Charleroi.

Je me souviens de Déjà s’envole la fleur maigre, le terrible film de Paul Meyer sur la vie des immigrés italiens dans le Borinage, à la fin des années 50. J’aimerais le revoir.Marc-Emmanuel Mélon m’a expliqué que sa circulation était bloquée, pour de sombres histoires de querelles entre les proches de Paul Meyer. Pauvre Wallonie orpheline d’une de ses oeuvres majeures.

En route pour Liège, ce dimanche soir, Mina et moi nous sommes arrêtés à Charleroi, le temps de manger une lourde pita dans un Döner Kebab pour pauvres gens, servie par de jeunes et aimables tamouls, ou pakistanais, je ne sais. Place du Manège. de jeunes wallons désoeuvrés font la manche, sans conviction. Soleil couchant. Des mains d’acier implorent le ciel.

L’ensemble est triste. Honneur aux soeurs Lepot, à Paul Meyer, aux gamins italiens qui jouaient au bobsleigh sur les pentes des terrils. Pitié pour Charleroi.

Paris, 11 juin 2015.

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