« Tràs os Montes » d’Antonio Reis et Margarida Cordeiro (1976)

tras os montesHier au Centre Georges Pompidou, projection d’un film mythique Tràs os Montes d’Antonio Reis et Margarida Cordeiro.

Il s’agit d’un des premiers films réalisé au Portugal après la Révolution des Oeillets. Défendu à l’époque par Jean Rouch, par Serge Daney (Cahiers du cinéma n°276, mai 1977), par Joris Ivens et par sa correctrice de Libération (27 mars 1978 – ah, l’époque des correctrices de Libé, donnant leur avis de manière intempestive !), laquelle confirmait qu’il fallait voir le film admirable, « toutes affaires cessantes ». Reis, décédé en 1991, est aujourd’hui cité comme un maître par la jeune génération des réalisateurs portugais, Pedro Costa, João Pedro Rodrigues, qui furent ses élèves. Un riche blog d’archives lui est consacré. Tràs os Montes est par contre très difficilement accessible aujourd’hui, n’existe pas en DVD, encore moins sur les services de VàD. Une très mauvaise copie, non sous-titrée et interrompue par une publicité pour un constructeur japonais de camions, en est disponible sur Youtube et la copie présentée hier, communiquée par la Cinemateca portuguesa, était loin d’être satisfaisante. Voilà un film dont la restauration mériterait le soutien de la Film Foundation de Steven Spielberg !

Le Tràs os Montes, région du Nord-Est du Portugal, à la frontière de l’Espagne, l’outre-monts, était, au sortir de la dictature de l’Estado Novo, une des régions les plus déshéritées du Portugal. Complètement oubliée dans ses montagnes, entre Bragança et Miranda do Douro. Mina se souvient d’un autre documentaire, tourné par le Mouvement des forces armées, où les paysans, informés de ce que la révolution venait de se produire, demandaient quel roi était tombé. Dans l’interview donnée à Serge Daney, Reis raconte que ni le cinéma ni la télévision n’étaient arrivées dans les villages. On les connaissait par ouï-dire, ^par les récits de ceux qui étaient allés à Bragança. De nombreux villages ne disposaient pas encore de l’électricité.

Le film refuse de manière délibérée sa contextualisation politique : les événements récents, les institutions (Eglise, Ecole, Etat) ne sont pas montrés, il n’y a pas d’explication historique, pas d’analyse économique directe, même si les vieux métiers (élevage de mouton, tissage, labour) et l’immigration sont évoqués. L’écriture du film tend à placer la région en dehors du temps et de l’espace : il s’ouvre par des images de peintures rupestres, évoque le vieux conte de Branca Flor, retrouve un vieux cimetière en ruine enseveli sous la neige. Pas de récit, mais une suite de scènes, jeune berger, enfants qui jouent, explorent les collines et les rives d’une rivière gelée, découvrent de vielles photos d’ancêtres ou un vieux disque de romances, enfants qui, au retour d’une promenade, ne reconnaissent pas leur village, disparu dans le temps.

« Ce film est pour moi la révélation d’un nouveau langage cinématographique. Jamais à ma connaissance un réalisateur avait entrepis avec une telle obstination l’expression cinématographique d’une région: je veux dire cette communion difficile entre les hommes, les paysages, les saisons. Seul un poète déraisonnable pouvait mettre en circulation un objet aussi inquiétant. Malgré la barrière d’un langage aussi âpre que le granit des montagnes, apparaissent, tout d’un coup, au détour d’un chemin neuf; les fantômes d’un mythe sans doute essentiel puisque nous le reconnaissons avant même de le connaître. J’attends avec une curiosité passionnée une version sous-titrée en français pour pouvoir m’aventurer dans ce labyrinthe fabuleux. »

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C’est un film austère, ardu, qui parfois exige du spectateur qu’il lutte contre la fermeture des paupières. « Image autiste, parole errante« , selon le juste titre de Maxime Martinot. Reis et Cardeiro, comme Chantal Akerman un an plus tôt dans Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, utilisent le plan fixe prolongé, qui capte la lenteur du temps réel. Une petite fille qui regarde son père partir à dos d’âne sur un chemin de terre, cela dure deux minutes, montre en main. Manoel de Oliveira, autre maître portugais, et pourtant bien différent, en a joué aussi, par exemple dans Amor de Perdiçao. J’aime cette lenteur, dans laquelle, quoi qu’on dise, il se passe des choses, ténues certes, mais merveilleuses. J’en ai moi même adopté la technique dans certains plans de ma Lettre de Pékin, de Fragments d’intranquilité et dans ce petit hommage ironique qu’est Cronos. Petit essai impromptu sur le temps portugais.

Mais il y aussi, dans le film, d’autres formes de beautés, du merveilleux, comme cette scène où deux enfants rencontrent un couple médiéval, en train de jouer aux échecs au pied d’un rocher ; des danses traditionnelles, qui, ici, n’ont rien de ce folklorisme touristique qui, partout en Europe, a dégradé la puissance des traditions ; la lecture devant la population assemblée d’un vieil édit royal pour la ville de Miranda ; un enfant qui joue avec une toupie sur un escalier poussiéreux ; la vue, depuis une barque sur le fleuve, des impressionnantes gorges du Douro qui tracent une frontière infranchissable avec l' »Alemanha » dit l’enfant, « Espanha » dit le père sans affecter de le corriger ; des mouvements (métier à tisser, vapeur du chemin de fer qui s’en va dans les collines,…) qui s’approchent de l’abstraction ; des gestes rituels de petits groupes de femmes d’une noblesse biblique.

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Loin d’être un documentaire naturaliste, Tràs-os-Montes n’hésite pas à recourir au merveilleux, à la mise en scène de l’improbable (une famille mangeant de la neige) ou à la citation littéraire (« La Muraille de Chine » de Kafka, traduite en dialecte local) qui dit l’éloignement entre la capitale et la périphérie : « Et pourtant bien plus loin que la frontière, s’il est possible de comparer de telles distances – c’est comme si l’on disait qu’un homme de trois cents ans est plus âgé qu’un homme de deux cents ! – bien plus lointaine encore que la frontière se dresse la capitale. Des combats de frontières nous recevons par-ci, par-là quelque nouvelle, mais de la capitale à peu près jamais rien, nous autres, gens du peuple, veux-je dire, car les fonctionnaires du Gouvernement ont d’excellentes communications avec la capitale. En deux ou trois mois seulement, ils peuvent recevoir un message de là-bas, à les en croire du moins ! »

Esquivant l’événementiel de la Révolution des oeillets, le film se veut néanmoins politique : « Ce que l’on comprend avec ses villages portugais, c’est que c’est un vice de séparer la culture millénaire, les civilisations qui sont venues après de la vie quotidienne aujourd’hui » expliquait Reis à Serge Daney. « C’est justement là, dans ce refus de séparer, que je trouve un élément progressiste et révolutionnaire. Parce que je pense que les masses, là-bas, sauront assimiler d’un point de vue critique des formes de vie qui ne doivent rien à la ville. Parce que ces gens-là ne sont pas disposés à perdre toujours. Ils commencent à savoir, en voyant leurs fils qui reviennent d’Europe, que cela ne compense pas. »

Il y a aujourd’hui au Portugal beaucoup d’autoroutes qui ont réduit les distances, une université du Tràs-os-Montes en 1291ème position du classement mondial de l’URAP, et à Lisbonne, une boutique de produits régionaux qui vient d’être ouverte par quelques uns de nos amis Rua Poço dos Negros, juste à côté de la librairie anarchiste. Pour éprouver ce que Joris Ivens appelait, à propos de ce film « la longue durée des éloignements »,  il serait intéressant qu’un réalisateur portugais contemporain, pourquoi pas Pedro Costa, reprenne le chemin des collines et cherche à retrouver les enfants filmés par Reis et Cordeiro. Ils doivent aujourd’hui avoir dans la cinquantaine. Quelles traces reste-t-il, après quarante ans de télévision, vingt ans d’Internet, de la culture millénaire et du souvenir improbable d’un film invisible ?

 

Paris, 4 mai 2015.

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