Aujourd’hui, déjeuner en terrasse au Palais de Tokyo, Avenue du Président Wilson, à l’invitation d’une collègue qui souhaitait interroger ma mémoire audiovisuelle européenne. J’ai déjà raconté pourquoi ce lieu est important dans ma vie. Non pour y avoir fréquenté la Cinémathèque française, où elle fut implantée quelques temps après l’incendie du Palais de Chaillot. J’étais là – fin 1992 – le jour où Jack Lang annonça que le Palais était rebaptisé « Palais Jean Renoir ». Episode oublié : la Cinémathèque déménagea quelques années plus tard à Bercy. Le Ministre avait organisé les Assistes de l’interactivité. Je me souviens d’avoir cité ce jour là Francis Bacon, dont un chapitre du Novum Organum sur la cryptographie énonce le principe de base de l’informatique : tout message est réductible en une combinaison de 0 et de 1 (en fait, chez Bacon, de A et de B). Et je je n’ai pas oublié que c’est là qu’un Directeur du Ministère de la Culture m’annonça que j’allais bientôt représenter la France à un colloque de l’OMPI à Harvard. J’en fus si ému que je me cassai le pied sur les marches du palais. Une bonne fée s’occupa de moi et se fut le début d’une longue histoire sentimentale. Elle me conduisit à Necker Le soir même, dans son appartement de la rue de l’Odéon, nous regardâmes Fenêtre sur cour, qui passait à la télévision : James Stewart et moi-même chacun la jambe dans le plâtre. Quelques jours plus tard, avec la bonne fée, nous étions à Entrecasteaux, dans les collines du Var. Tentative d’apprendre la clarinette, mais aussi lecture de « Dans le plâtre », d’Henri Michaux.
« Gueulard qui ne gueulait plus, le sergent, je le fourrais dans le plâtre.
Gueule qui allait rejoindre le cimetière de gueu-gueules que je laisse derrière moi, dans le cimetière de plâtre où ils sont « pris » en pleine invective, en pleine scène les femmes, en pleine malédiction les parents, en pleine réprimande les pions et la race des préposés à la discipline.
Quand, enfant, je vis pour la première fois prendre le plâtre, j’eus un choc et j’entrai en méditation.
Je ne pouvais me détacher du spectacle.
Ce n’était encore qu’un spectacle, mais je sentais obscurément, à la façon dont j’en eus l’esprit saisi jusqu’aux reins, qu’il y avait là quelque chose, dont j’aurais moi aussi à me servir un jour.
En ai-je immobilisé des empêcheurs agités, des assoiffés de commandement, des coqs de village ou d’assemblée ou de parti ou même de salon — y employant plus de plâtre que n’en commanda jamais médecin de montagne, en pleine saison de skis, lorsque des sots présomptueux se mettent à vouloir changer de style en pleine descente, dans la neige brillante et porteuse, (et qui les portera de toute façon, même les deux jambes cassées).
…
Ne parlons pas de casse, mais d’immobilisation.
De paix.
Merveilleuse, profonde, étale.
Sans plus aucun désir.
Oui, je l’aurai connue.
Tout homme, même s’il est de tempérament lymphatique, n’en peut dire autant.
Moi même, je ne l’eusse pas obtenue pareille sans le plâtre. »
Plus tard, un fois le pied bien réparé, nous partîmes pour Boston. La conférence de l’OMPI fut impressionnante. Devant le doyen de la Faculté de Droit de Harvard, j’arrivai, malgré mon mauvais anglais, à faire rire la salle la salle en rappelant que copyright n’était pas la correction correcte de droit d’auteur. Je fus présenté au Directeur du Copyright Office, un homonyme aux origines allemandes et lituaniennes, et lui dit en souriant qu’il n’avait de copyright sur mon nom. Je ne compris rien au débat : il n’était question que de e-mails, de Web et de Net, toutes choses inconnues pour moi. A Boston, j’obtins un rendez-vous avec Nicholas Negroponte, Directeur du Media Lab au M.I.T., qui participait au lancement de Wired et qui nous fit rencontrer ses jeunes chercheurs qui inventaient le XXIème siècle numérique. Je me souviens en particulier d’une présentation d’un logiciel permettant au lecteur de composer la une de son quotidien en fonction de ses sujets et thèmes de prédilection. Negroponte m’offrit un Laserdisc (rayé) de présentation du Media Lab, que je n’ai jamais pu regarder, mais que je conserve comme une relique.
Avec ma bonne fée, nous allâmes manger un délicieux cabillaud dans un restaurant du pier.
Méfiez-vous des marches du Palais de Tokyo.