« Fragments d’intranquillité » (2008)

Ceci n’est pas un film sur Fernando Pessoa ni sur le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares (Livro do Desassossego por Bernardo Soares). La prétention de mettre en images les œuvres littéraires relève de l’insulte permanente des hommes de caméra aux écrivains. Ce soir, cette nuit du 25 décembre 2008, j’ai filmé au hasard le Tage et les rues de Lisbonne. Journée de Noël finissante, dépourvue de quotidienneté, et qui magnifiait celle-ci. Ensuite, le texte de Pessoa, je vous demande pardon, de Bernardo Soares, a dévoilé ses correspondances avec mes pauvres images, pour mieux en altérer l’absence de sens, en contredire les mensonges. Je me suis égaré dans les ruelles de ce texte et je me demande à présent quel est le « je » qui s’y promène : des passants penseurs, Fernando Pessoa, Bernardo Soares, ou un moi-même non encore trouvé ?

Mais n’est-ce pas aussi trahir un écrivain que de marauder ses phrases pour les vendre en commentaire de ses images, comme on maraude des oranges ? En vérité, me souvenant de ses plaintes et de ses sarcasmes, j’avais d’emblée invité Bernardo Soares à m’accompagner dans sa promenade. Et si je ne savais pas ce qu’il allait me dire ce soir-là, je lui avais emprunté ses lunettes : pour la première fois, contrairement à mes principes, c’est-à-dire à mes débuts, je m’étais muni d’un trépied et d’un grand angulaire. Etrangers du cru et touristes familiers, bateaux, voitures et tramways, (on les appelle electrico), mouettes et chiens entraient sur le champ dans mes plans immobiles, pour n’en sortir qu’avec réticence, excuses ou impertinence. Je redécouvrais ainsi une des vérités premières du cinéma : il suffit d’un plan fixe pour qu’une ville se mette en mouvement. Et il suffit d’une lecture tremblante comme un caméscope pour qu’un livre se fige.

Je doute que Pessoa et Soares me reconnaissent comme l’un des leurs. Et pourtant ! Eux comptables, et moi, au quotidien misérable compilateur de statistiques, nous connaissons la métaphysique confortable de la rhétorique des chiffres, mais rêveurs vigilants, nous savons que seule la poésie décime la décimale.

André Lange, 4 janvier 2009

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