
Il y a quinze jours, à Lisbonne, le sympathique libraire de la Cinemateca portuguesa m’avait prévenu : « Miguel Gomes, c’est Papalagui ». Je connaissais déjà Miguel Gomes pour avoir vu Tabu et Aquele mês de Agusto (Ce cher mois d’août), mais je ne connaissais pas Papalagui. Renseignements pris, Papalagui est le pseudo-récit d’un chef de tribu Samoa décrivant de manière anthropologique les us et coutumes des hommes blancs. Une supercherie littéraire, façon Lettres persanes, publiée en 1922 par l’écrivain allemand Eric Scheuermann. Le chapitre sur le cinéma est parait-il merveilleux.
Le sympathique libraire ne m’avait pas menti : Les Mille et une Nuits de Miguel Gomes, dont le premier des trois « volumes » a fait sensation hier soir à la Quinzaine des Réalisateurs, est bien une anthropologie délirante du Portugal contemporain. Le principe en est prodigieusement tonique : avec l’aide de trois journalistes, dont la journaliste Maria José Oliveira, qui quelques mois plus tôt avait démissionné avec fracas de Publico, le quotidien le plus en vue du Portugal. Les journalistes, réunis en Comité central, ont été chargés de repérer, entre juillet 2013 et décembre 2014, des histoires dans la vie quotidienne du pays témoignant des effets de la politique d’austérité du gouvernement conservateur sous la pression de la Troïka. Gomes filme et Schéhérazade raconte. Le résultat est détonnant. Gomes réussi avec un budget que l’on imagine fauché (le réalisateur a fait monter sur scène une vingtaine de petits producteurs qui ont soutenu son film ) ce que Garrone, dans Tale of Tales, n’avait pas réussi avec un budget de 13 millions de dollars : retrouver la structure narrative d’un recueil de contes (soulignée ironiquement à l’écran en grandes lettres jaunes) et l’esprit populaire, truculent, grivois, acerbe et délirant de cette forme littéraire. Le film mélange la fantaisie la plus orientale (les membres de la Troika arrivant à dos de chameau, interpellés, heckled comme on dit maintenant, par un marabout africain mettant en doute leur virilité) et des témoignages poignant de victimes de la crise. Des chômeurs de chantiers navals de VIenna do Castello ou de petites entreprises disent leur humiliation après leur licenciement, mettant fin à un engagement loyal dans leur travail. Rien de misérabiliste ou de pédagogiquement ennuyeux, ici. Au contraire, l’humour, le recours au folklore vivant, au cocasse quotidien permettent l’expression de la douleur tragique et de la résilience du peuple portugais. Métaphore de la guêpe asiatique, qui détruit les ruches d’abeilles, procès du coq parce qu’il chante trop tôt, lui qui veut seulement éveiller les hommes aux menaces de la journée, explosion d’une baleine échouée sur une plage, bain de mer du 1er janvier des Merveilleux d’Aveiro (on note, à côté du drapeau national un drapeau ukrainien et un autre biélorusse, rappelant que le Portugal est aussi une terre d’accueil pour de lointains immigrés) le film abonde de trouvailles espiègles ou mélancoliques. Le public de la Quinzaine ovationne : voilà un film salubre et savoureux comme un Bacalhau a bras. Tenu par des obligations institutionnelles européennes, je vais rater demain la projection du deuxième volume. Il faut faire des choix dans la vie. Saudade.
Cannes, 17 mai 2015.