« C’est mon plus beau poëme » disait d’elle son père, l’ineffable Théophile Gautier. Au fil des ans, il devient possible de découvrir l’oeuvre de cette personnalité fascinante que fut Judith Gautier (1845-1917). En 2004, l’Imprimerie nationale avait réédité Le livre de Jade, recueil de poèmes librement traduit du chinois, « belle infidèle », qui, en 1867, avait révélé au petit monde littéraire parisien les talents de la fille de Théo, sous le pseudonyme aisé à déchiffrer de Judith Walter. Le premier volume de ses Oeuvres complètes est paru en 2011 dans les Classiques Garnier. L’Ecole des Beaux-Arts de Paris vient juste de publier une belle réimpresssion en fac-simile des Poëmes de la libellule, traduits du japonais et délicatement illustrés par Yamamoto, dont l’édition originale, gravée et imprimée par Charles Gillot, date de 1885. Plusieurs livres de la Gauthier sont accessibles sur Gallica, dont ces Poëmes, dans un exemplaire plus frais que celui de la bibliothèque l’Ecole des Beaux-Arts, dont les écornures attestent du succès.
Dans nos collections, Mina et moi-même comptons quelques éditions plus ou moins rares, dont La conquête du paradis, dans une édition reliée aux armes de la Ville de Paris et qui fut remis en 1910 comme Prix municipal à un certain Maurice Armand, élève de l’école de Garçons (cours d’adultes) de la rue Béranger, pour cinq nominations, y compris un Prix d’écriture. Sous une jolie reliure romantique, un exemplaire du roman Le Dragon impérial, édité en 1899 chez Alphonse Lemerre et dont on ne sait trop comment il est sorti des collections de la Bibliothèque municipale de La Ferté-Gaucher. Egalement, sous une bradel usée, mais avec une dédicace de Maurice Escande à l’actrice Marie Leconte, « vendeuse hors-paires », La Soeur du soleil (L’usurpateur), Roman japonais, édité en 1901 par la Librairie Armand Collin. Enfin, sous cartonnage rouge, dans la collection « Les beaux voyages » (Les Arts graphiques, Vincennes, 1911), En Chine (Merveilleuses histoires), que Pierre Bayard cite peut-être dans son Comment parler des lieux où l’on n’a pas été.

Je ne répéterai pas ici les détails de la vie de Judith Gautier, laquelle a publié en 1902-1904 son autobiographie en trois volumes, Le collier des jours, et dont au moins quatre biographies sont disponibles. Pour les éléments de base (son mariage raté avec le poète Catulle Mendès, ses relations avec Victor Hugo et Richard Wagner, sa nomination à l’Académie Goncourt où elle occupa le siège de Jules Renard, qui l’avait traitée de « vieille outre noire, mauvaise et fielleuse, couronnée de roses comme une vache de concours »), voyez la notice qui lui consacre une encyclopédie en ligne. Et si vous voulez une approche mêlant analyse institutionnelle de la littérature et psychanalyse, voyez l’intéressant article de Denise Brahimi « Judith Gautier, ses pères, sa mère, son œuvre. » In: Romantisme, 1992, n°77. Les femmes et le bonheur d’écrire. pp. 55-60. L’auteur y émet l’hypothèse que suite à la rupture avec son exubérant de père, mécontent du mariage avec Catulle Mendès et plus où moins explicitement accusé d’inceste, JG se chercha des pères substitutifs, et peut-être des amants, dans des créateurs de prestige équivalent, Victor Hugo et Richard Wagner.
Les origines de l’intérêt de Judith Gautier pour l’Orient sont bien connues: elle eu l’occasion d’apprendre le chinois avec avec Tin Tun Ling, « le chinois de Gautier », homme de lettres réfugié à Paris, qu’avait aidé et recueilli le poète. Les Goncourt l’évoquent dans leur Journal, en date du 17 juillet 1863, « Chez Gautier, à Neuilly ».
Comme j’ai eu l’occasion de l’avancer dans ma communication sur Robida (« Le rire et l’effroi. Supplices et massacres orientaux dans l’oeuvre d’Albert Robida« , in Antonio Dominguez Leiva et Muriel Detrie (éd.), Le supplice oriental dans la littérature et les arts, Editions du Murmure, Neuilly-lès-Dijon, 2005) et Je ne doute pas que c’est Tin Tun Ling, Judith et sa soeur qu’Albert Robida a dessinés dans La grande mascarade parisienne. Une vue de Polichinelle (v. 1880).

Librairie illustrée – Librairie Dreyfous, Paris, v.1880.
Mais revenons à nos libellules. Avec les Poëmes, Judith Gauthier semble vouloir rééditer, avec des poèmes japonais, le succès qu’elle avait rencontré avec Le livre de Jade. Il s’agit ici d’un recueil de tankas (短歌), littéralement « chants courts », composés de 31 syllabes en cinq vers, sans rimes. A partir de traductions littérales par un « M. Saionzi », qui sont données en annexe, sans un certain désordre, la poétesse élabore ce qu »Alain Chevrier a appelé des « quintils hétéronomiques » (sucession de vers impairs dans l’ordre fixe 5/7/5/7/7. (Notule sur la libellule. Les tankas de Judith Gauthier. Version développée d’une intervention orale donnée à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales, dans le cadre du séminaire de poétique de Jacques Roubaud, à l’occasion du deuxième Printemps des poètes, février 2000). La grâce de l’écriture de Gauthier est donc de re-poétiser le texte traduit, en réintroduisant les contraintes formelles du vers, et même de la rime. Les tankas disent le temps qui passe, les petits souvenirs des amours perdues, l’oubli impossible, la lune dans la nuit. J’aime particulièrement celui-ci, attribué au bonze Manse :
Est-ce au jour qui luit
Qu’il faut comparer la vie ?
A la nef qui fuit ?
Au sillon qui l’a suivie ?
A l’écume qui le suit ?
Mis à part le titre et les planches répétées de Yamamoto, il n’est pas question de libellules dans les poèmes. Dès lors, pourquoi ce titre ? Les éditeurs, Claire Dartois et Emmanuelle Schwartz, dans leur texte introductif, tracent une belle synthèse du thème de la libellule – et plus généralement des insectes – dans la poésie japonaise et occidentale. Ils nous rappellent que la libellule faisait partie des coutumes de la Cour impériale de Kyoto : il était d’usage d’en offrir à l’empereur, dans de petites cages. Celui-ci aimait à écouter le bourdonnement des insectes, le soir, sur son balcon. Alors que dans la tradition occidentale (comme en atteste l’étude de Roger Pinon sur la libellule dans le folklore wallon, déjà évoquée ici), l’insecte, aussi délicat et léger soit-il, a une dimension démoniaque et évoque l’idée de mort, il n’en va pas de même au Japon, « où la libellule vivait une vie assurément plus heureuse, depuis que l’île de Hondo avait été proclamée, du haut de sa plus haute montagne, « l’île des libellules » (akitsu-shima), par le premier empereur, Jimmu-tenno« . Les éditeurs nous indiquent également que « les samouaïs portaient des armes décorées de libellules, symboles de force, de victoire, de vivacité – car elles volent droit vers l’avant, puis tournent à angle droit et frappent par surprise« .
J’aurais certainement plaisir à revenir aux autres auteurs et créateurs intéressés par le thème de la libellule, tels qu’évoqués par les éditeurs de cette reprise des Poëmes : Hugo, Verlaine, mais surtout Proust, Gallé et Virgina Woolf. Ils oublient Lalique, dont la magnifique « Libellule », revue la semaine dernière à la Fondation Calouste Gulbekian de Lisbonne, est peut-être à l’origine de mon intérêt brusque, renouvelé et imprévisible pour cette demoiselle.

Judith GAUTIER, Poëmes de la libellule, édition par Claire DARTOIS et Emmanuel SCHWARTZ, Beaux-Arts de Paris éditions, Ministère de la Culture et de la Communication, Paris, mars 2015, 140 pages.